Le contexte : mobilisation contre les « E3C »
Les mobilisations lycéennes de l’hiver 2019-2020 s’inscrivent dans la lignée de la lutte contre la procédure de tri pour l’accès à l’enseignement supérieur mise place par Parcoursup et les fortes discriminations qui en découlent. La nouvelle réforme du bac fait suite à l’introduction de Parcoursup en imposant le contrôle continu (avec la création des E3C (pour « épreuves communes de contrôle continu », c’est-à-dire des épreuves du bac en cours d’année dès la première), ce qui conduit progressivement à des diplômes maisons, dont la valeur varie en fonction du lycée.
Tant les syndicats enseignants que les fédérations de parents d’élèves ont combattu la mise en place des E3C. Ces nouvelles épreuves détruisent le caractère national du bac et mettent fin à l’égalité de traitement des candidat-e-s. Dès les premières épreuves des E3C en décembre 2019, les conditions d’examen étaient indignes (salles bondées, sujets divulgués, AED et personnels techniques mobilisés…). Le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer refuse tout report des E3C et mobilise la police pour assurer ces examens dans des conditions prétendument « sereines » avec des interventions policières dans plusieurs lycées en France.
Refus ministériel de tenir des débats sur le sujet
Une professeure du lycée Ampère explique le mécontentement « J’en ai parlé un peu avec les élèves […]. On a évoqué l’idée de prendre une salle pour faire une réunion d’info sur Parcours Sup et la réforme du lycée. Ça nous a été refusé et on a su que c’était une directive de l’Education Nationale, dans toute la France. Ça fait deux ans qu’il y a de la répression syndicale. Il y a des tentatives de sanction, de mutation forcée ».
Répression des personnels
À Montbrison par exemple, treize personnels du lycée Beauregard sont visés par une plainte pour vol pour avoir retenu des copies d’E3C trois heures dans l’établissement. La plainte a « été prise personnellement par le recteur d’académie, en lien direct avec le ministère. Et le refus de retirer cette plainte a été martelé, avec en outre la menace de sanctions administratives ». En matière de répression syndicale à Lyon, le rectorat n’a pas hésité à refuser de renouveler le contrat d’un AED (Assistant d’éducation, personnel de vie scolaire) au lycée Alfred de Musset (Villeurbanne), au motif « que ses nombreuses absences ont désorganisé le service » (en réalité, l’agent était en en grève, ce qui n’est pas une absence et encore moins un motif pour être mis à la porte).
6 décembre 2019, lycée Ampère Saxe : tir de LBD dans la tête et gifles policières
Le 6 décembre, Sarah* était devant le lycée Ampère Saxe (Lyon 3e). « On a bloqué notre lycée comme la veille, et à huit heures les flics sont arrivés. On était une cinquantaine devant le lycée pour défendre les retraites. Ils se sont installés en face du lycée, ils ont garé leur camion, sont sortis des camions et ont chargé directement, sans sommation. Ils sont arrivés jusqu’à nous, ils ont gazé à bout portant et matraqué tout ce qui se trouvait à portée de leurs mains. Tout ce qu’ils avaient devant eux ... des gens ou des poubelles, ça faisait pas la différence. On avait une table avec du jus d’orange et des tracts, ils ont cassé la table. On a aussi perdu un mégaphone et deux drapeaux qu’ils brandissaient comme un trésor de guerre ! » Les lycéens et lycéennes se décalent alors sur le trottoir à côté du lycée, à l’angle de l’avenue Maréchal de Saxe et la rue commandant Fuzier.
« On disait “ baissez les flashball ”. Tous ceux qui disaient ça étaient de suite visés à la tête »
Sarah poursuit : « Ils ont débloqué le lycée, la directrice était sortie, on était très calmes. On lançait des slogans. C’est tout. On bloquait plus du tout le lycée. Il n’y avait rien eu, et ils ont lancé une grenade. Je les prenais en photo et elle a atterri presque à mes pieds. On s’est écartés un peu. Avec le comité de lutte, on a essayé de canaliser, de cadrer, de pas faire paniquer tout le monde : “ Courez pas ” “ on reste groupé ” “ on va pas sur la route ”. C’est ça qui était le plus dangereux, la circulation n’était pas arrêtée. Il y avait des gens qui ne pouvaient plus respirer on essayait de les calmer aussi. Les flics se sont avancés vers nous, ils ont pointé des gens avec leurs flashball. On disait “ baissez les flashball ”. Tous ceux qui disaient ça étaient de suite visés à la tête ». Quelques minutes plus tard, un lycéen sera touché à la tête. « Une personne a lancé quelques graviers qui n’ont pas du tout atteint les forces de l’ordre ».
Une professeure présente devant le lycée signale « je vais voir des flics, en leur disant “ c’est des enfants, allez-y doucement ”, ils me répondent “ oui mais ils balancent des cailloux ”, “ on connaît notre métier, circulez ”. Là j’ai vu des tirs de lacrymos tendus, j’ai vu des charges pour dégager l’entrée du lycée, j’ai vu un élève avec une blessure au front à qui j’ai dit “ tu pourrais porter plainte ”, il m’a répondu “ chez les flics ? T’es folle ” ».
Sarah continue : « On essayait de faire bouger les lycéens vers le rectorat pour retrouver les étudiants. On n’a pas réussi, c’était la panique […]. Juste après le slogan « police nationale, milice du capital », on a vu un des policiers tendre son doigt vers nous et ils ont chargé, on a couru. C’était encore sans sommation. Dès qu’ils trouvaient quelqu’un sur leur chemin, ils le poussaient, une amie s’est faite plaquée violemment contre une voiture. Je courrais vers la route en pensant qu’ils ne suivraient pas. Ils m’ont rattrapée et plaquée au sol direct. [L’un des flics] m’a chopée par l’épaule, il m’a poussée pour me plaquer au sol. Je sentais une pression sur mon dos. Il m’a maintenue au sol, peut être dix secondes. Ensuite il m’a relevée en me tirant par le bras vers l’arrière. Ils m’ont empoignée et emmenée devant un camion de police ».
« Le policier a dit “ toi t’es qu’une pisseuse ” et son collègue l’a interpellé “ moi je dirais plus... salope ” »
Sarah continue : « Là, le même policier m’a giflée une première fois et dit “ t’es dans la merde ”. Ensuite il a eu un discours complètement décousu. Il a commencé par me dire “ les violences policières ça n’existe pas ”. Et en même temps il me disait “ tes amis, ils vont morfler ”. Que des contradictions, tout le temps. Il a continué, “ vous pouvez pas bloquer votre établissement ”, “ faire partir une manif comme ça ”, “ toi t’es qu’une pisseuse, tu te rends pas compte de ce que tu fais ”. Il a répété plusieurs fois “ pisseuse ”. “ Pisseuse, pisseuse, pisseuse » et son collègue l’a interpellé “ moi je dirais plus... salope ”. C’était très humiliant, il m’insultait et il me parlait aussi comme à une petite fille. Autour tout était envahi de gaz. J’entendais qu’il y avait des cris et chaque fois que je demandais pourquoi, il me disait “ ferme ta gueule ”. Il a commencé à me parler de la réforme “ vous avez de la chance d’aller à l’école, d’avoir une retraite ”. Il me gueulait dessus “ tu comprends ce que je te dis ?! ”. Il me posait des questions, en ajoutant “ tu réponds quand je te parles ! ”. Et quand j’essayais de dire quelque chose, il me disait “ ta gueule ”. Si je ne répondais pas il me poussait contre le camion. Ça devait faire dix minutes quand je lui ai dit “ lâche-moi ”. Il m’a demandé de répéter “ pardon ?… pardon ! ”. Il était agressif, j’ai redit calmement “ lâche-moi ”. Et là il m’a dit “ tu me regardes quand je te parle ! ”. Du coup je l’ai regardé et il m’a giflée en disant “ tu me regardes pas comme ça ! ”. Il a continué à me parler de méritocratie, qu’il venait d’une famille modeste et qu’il s’en était sorti, mais que sa mère gagnait que 400 euros de retraite. Ses collègues étaient à deux mètres, tout le monde entendait tout. Il n’y a eu aucune réaction, rien du tout. Ma directrice est sortie, elle est venue et m’a dit “ bravo, tu vois où ça nous mène. T’es responsable de ça ! ”. Le flic a dit que ça allait certainement déboucher sur une garde à vue. Elle a répondu “ oui, oui, je comprends bien, je vais prévenir ses parents ”. Un ami est arrivé pour me récupérer. Lui-même s’est fait plaquer contre un mur, finalement ils m’ont laissée repartir avec lui en disant “ on veut plus te voir de la journée, et on veut plus te revoir en manif ”. Ce jour-là c’est moi qui avais le mégaphone […]. Je suis allée chez le médecin le dimanche suivant, j’ai eu 2 jours d’ITT [Incapacité Totale de Travail] pour un problème de tendons à la coiffe de l’épaule gauche. Quand je suis partie un camion de pompiers venait juste de se garer […] ».
Un lycéen de 15 ans victime d’un tir de LBD à la tête
Ce camion de pompier, c’est pour un lycéen de 15 ans, victime d’un tir de LBD dans la joue. Un témoignage rapporté par l’Humanité décrit la scène : « J’ai vu un policier viser le gamin. Je pensais que c’était de l’intimidation, mais non : il a tiré. Alors qu’il n’y avait aucune violence des lycéens. À ce moment-là, ils étaient en train de partir à cause des lacrymos ». La journaliste explique que plusieurs lycéens qui ont vu leur camarade s’effondrer en sang à leurs côtés ont ensuite appelé les pompiers et transporté la victime dans un immeuble, de l’autre côté de la rue, toujours sous les gaz lacrymogènes. Le même témoin explique « quand les pompiers sont arrivés, la police ne les a pas vraiment aidés : ils ont continué à gazer, et il a bien fallu dix minutes aux pompiers pour évacuer le blessé ».
La description des faits est confirmée par d’autres témoignages, dont celui d’une lycéenne, rapporté par Le Progrès, « il était à une rue de distance. Des élèves l’ont secouru et ont voulu se réfugier dans un immeuble parce qu’il saignait. J’ai remarqué que la fourrure blanche de sa doudoune était tachée de sang. Ils ont sonné à l’interphone et ont pu entrer, mais après, les policiers ont envoyé de la fumée sur eux ».
Sarah confirme : « j’ai entendu dire qu’après [le tir de LBD], il s’était réfugié dans un hall d’entrée et qu’il s’était fait gazer dans le hall. J’ai vu une dame passer en poussette avec son bébé. Elle pleurait, elle était paniquée. Elle a parlé aux flics de ce hall d’entrée gazé, alors qu’il y avait son enfant. J’ai vu et entendu cette femme, quand j’étais bloquée contre le camion ».
Le procureur de la République, Nicolas Jacquet, annoncera au Progrès qu’il a confié une enquête à l’IGPN « afin de déterminer les circonstances précises dans lesquelles l’adolescent a été blessé et d’établir si le tir a bien eu lieu dans le cadre de la doctrine d’emploi du LBD ». Les sections syndicales du lycée ont envoyé plus d’un mois et demi après les faits un courrier au recteur afin de lui demander où en était l’enquête. Ils n’ont jamais reçu de réponse.
Pour rappel, même la doctrine d’emploi du LBD de la police et de la gendarmerie proscrit le tir « sur des personnes manifestement vulnérables » (ce qui inclut les enfants) et interdit de viser la tête ou le torse. Les médecins sont unanimes sur le fait que les tirs de balles en caoutchouc ne doivent absolument pas viser la tête, en raison de risques pouvant entrainer le décès de la victime du tir. L’Humanité mentionne « [qu’] au-delà de ce tir de Flash-Ball, plusieurs lycéens témoignent d’une violence policière généralisée ce jour-là, visant bloqueurs comme non-bloqueurs ».
Peur de porter plainte contre la police
Sarah explique ensuite que « la direction a tout de suite publié un communiqué […] pour dire qu’il y avait eu des événements non désirables mais que tout était rentré dans l’ordre. Il a été envoyé à tous les élèves. Seulement un professeur s’était mis en grève dès le matin après avoir vu la police arriver […]. Quelques jours après une prof m’a raconté que dans la salle des profs, sur les tableaux, l’administration avait fait 2 colonnes pour les informer de ce qu’il s’était passé : une colonne mensonge, une colonne vérité. De ce qu’elle m’a raconté, on aurait presque pu inverser les colonnes. Ce qui a été dur, c’est que l’administration a répandu son histoire tellement vite auprès des élèves que dans la classe du lycéen blessé par LBD, ils pensaient que tout était de la faute des élèves militants. J’ai pas porté plainte, à côté de ce qu’a vécu le jeune blessé au visage, je ne me sentais pas de faire une histoire pour ce qu’il m’est arrivé. Et puis il restait tellement de choses à faire ! Mes parents ne pensaient pas que c’était nécessaire. Et faire ma déposition chez les flics, ceux de mon arrondissement, les mêmes... c’est eux quoi, ça m’aurait mis mal ».
Dénégations hallucinantes de la direction
Une partie du personnel d’enseignement et de vie scolaire du lycée s’est indigné de la répression brutale de la police le vendredi 6 décembre. Sur décision collective d’enseignants, une lettre a été envoyée au rectorat et à la direction du lycée. Contactés par le Comité, un des enseignants regrettent : « nous n’avons jamais eu de réponse du rectorat ». Ce qui a été noté par des parents d’élèves, qui se sont émus du manque d’information et de suivi. Mobilisant quant à elle un vocabulaire de préfecture dans sa réponse au courrier des enseignants, la direction se dédouane de toute responsabilité dans les violences qu’ont subies ses élèves.
Le Comité a pu lire la réponse de la direction, qui consiste en un tableau de deux colonnes « ce qui se dit - la rumeur » face à « la réalité – les faits ». Dans la colonne « rumeur », on peut lire « un policier a tiré sur un de nos élèves avec un flashball », tandis que dans la colonne « réalité » il est indiqué que « le vendredi 6 décembre un individu a lancé un projectile sur la police. La police a visé l’individu. Dans le mouvement de foule en se déplaçant l’élève s’est malheureusement retrouvé dans la trajectoire du flashball ». Bien avant les conclusions de l’enquête judiciaire, la direction du lycée impose sa vérité : ce n’est pas le LBD qui a touché l’élève, mais l’élève qui s’est déplacé « dans la trajectoire du flashball » ! De même alors qu’aucune enquête n’a été diligentée, le récit de Sarah sur les gifles et insultes à caractère sexistes qu’elle a reçues est considéré comme une rumeur par la direction. Selon la direction, la réalité, c’est que Sarah « a été écartée du groupe, considérée comme la meneuse du mouvement vu qu’elle avait un mégaphone ».
La proviseure indique que la décision d’appeler la police est prise par le cabinet du recteur. A ce stade, la décision d’envoyer les forces de l’ordre reste difficile à attribuer clairement. Leur responsabilité pénale pouvant être engagée en cas d’atteinte grave à la sécurité des élèves, les chefs d’établissements préfèrent souvent se couvrir en sollicitant leur hiérarchie. La direction de l’établissement serait aussi passible de trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende, s’il s’avérait qu’elle avait été témoin « de mauvais traitements ou d’agressions » sur des élèves et qu’elle ne les avait pas dénoncés (art 434-3 du code pénal).
Cependant, les faits et les témoignages recueillis montrent que ce sont bien les forces de l’ordre qui ont produit des désordres et mis en danger la vie d’un enfant ce matin-là. Un professeur confirme de manière plus générale « le moment où la violence devient réelle et incontrôlée, c’est lorsque la police charge, pas avant. Tout discernement semble alors absent. Un enfant a reçu " par erreur " un tir de LBD devant Ampère-Saxe. Devant Ampère-Bourse, j’ai vu des policiers tirer des grenades lacrymogènes à tir tendu, je les ai aussi vus tirer des gaz lacrymogènes sur un groupe parmi lequel se trouvaient des adultes : des enseignant-e-s et la proviseure ! »
27 janvier 2020, lycée Ampère Bourse : insultes, coups de matraques et course-poursuite dans le lycée
Le 27 janvier, à sept heures trente, au lycée Ampère Bourse (Lyon 2e), c’est le début d’une action contre les épreuves anticipées du bac (les E3C).
Thomas, lycéen au lycée Saint-Exupéry, explique les raisons du blocage : « c’était majoritairement pour les E3C et aussi pour parcours sup, tout se liait […]. Je le voyais plus comme un acte de manière générale. Bloquer le bac, ça a pas été fait depuis très longtemps, pour moi ça voulait dire beaucoup de choses. Ce jour-là, on n’a pas bloqué Saint-Ex, on avait du mal avec la direction parce que pendant un moment, on bloquait Saint-Ex à chaque manif. Du coup, on s’est un peu répartis, avec quelques-uns, on est allé au lycée Ampère pour leur donner un coup de main. Partout en France, dans les quartiers aussi, il y avait plein de lycées qui avaient réussi à annuler les E3C. Et aussi dans des lycées qui n’avaient jamais bloqué. C’était en train de prendre de l’ampleur. On le voyait comme ça. Annuler le bac, c’est une révolte assez puissante ».
Une intervention policière tristement classique : injures et violences contre les lycéens et lycéennes
L’entrée du lycée est bloquée par des poubelles rue de la Bourse. Alice, lycéenne est présente devant le lycée ce jour-là : « l’administration nous demandait de laisser passer les collégiens. C’était un peu tendu. Il y avait ces agents qui étaient agressifs et qui nous poussaient et nous disaient “ dégagez ”. Ils portaient une polaire avec marqué “ La Région Auvergne Rhône Alpes ”. On était devant le portail bras-dessus bras-dessous pour bloquer. Ensuite, la BAC nous a virés, ils étaient super baraques, ils nous ont poussés, ils nous insultaient ».
Un déroulé des événements confirmé par Maëlle, qui témoigne : « Entre quarante et cinquante lycéens et lycéennes sont devant l’entrée rue de la Bourse et dans la rue Gentil. Vers huit heures quarante-cinq, environs cinq ou six agents de la BAC avec matraques et boucliers arrivent en courant depuis les quais du Rhône, par la rue Gentil. A ce moment-là, je suis de dos, en train de parler à une amie et je ne les vois pas arriver. Un agent me soulève, me retourne et me jette sur une barrière ou une poubelle si fort que j’en ai le souffle coupé. En s’éloignant il me lance “ t’es vraiment qu’une sale conne à bloquer ”. Il y a un mouvement de foule et de panique, beaucoup de violence. Il pleut (ou il a plu), le sol glisse. La police jette les poubelles et casse la chaîne humaine que nous avions formée. Puis ils viennent se placer devant l’entrée du bâtiment ». La police ferme à ce moment la porte d’entrée principale. Maëlle poursuit : « Une seconde brigade les rejoint et bloque le passage à l’ouest de la rue Gentil. Les lycéens sont séparés, de part et d’autre du blocage des policiers. La proviseure du lycée, Anne-Marie Brugeas, ne nous a pas avertis de l’arrivée de la police ».
Une autre lycéenne, Lucie atteste qu’à l’extérieur du lycée « un jeune s’est fait arrêter et mes amis se sont fait contrôler ». Elle décrit les tentatives de provocation des policiers : « les forces de l’ordre ont chauffé un mec en lui donnant des petits coups de matraques dans les jambes, et en lui disant “ tu veux te battre ? Viens on se bat maintenant ”. Et pour la deuxième personne à se faire contrôler, ils lui ont demandé son numéro de téléphone. Les policiers lui ont dit que s’il ne le donnait pas, il allait se faire arrêter et qu’ils diraient qu’il a insulté un flic et qu’il était responsable de l’organisation du bouleversement des épreuves etc ... Le soir même la police croisait le lycéen et l’appelait par son prénom ».
A l’intérieur du lycée, Maëlle rapporte que la proviseure menace ses élèves de leur attribuer zéro si ils et elles ne rentrent pas sagement en classe passer leurs épreuves. Alice et ses camarades se demandent alors « qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on fait l’examen ? Est-ce qu’on rentre nous aussi ? ».
Sous la menace de la direction, les épreuves ont lieu… pour être ensuite annulées
Les portes sont bloquées par les policiers, Thomas retrace la suite : « Avec un groupe de potes on a cherché une autre ouverture pour entrer [dans le lycée]. On a trouvé. On est tombés dans une conférence, une salle ouverte, un petit amphi, on s’est assis, on ne savait pas quoi faire, ils nous avaient dit « bonjour ». C’était bizarre, d’un coup de se retrouver là-bas après les flics et le bordel. Puis on a continué, on cherchait une porte, elles étaient toutes fermées. On était un peu coincés dedans. Les flics tournaient dans la rue piétonne [la rue Ménestrier], C’était une situation, comme dans les films, on savait qu’il y avait des flics, on était en contact avec des amis à l’extérieur. En sortant, on a regardé, en se cachant derrière la porte entrebâillée. Finalement, on était dehors ».
Thomas poursuit : « [Plus tard] On sonnait, puis la direction a entrouvert la porte, on a tous forcé le passage. On était peut-être quatre-vingt lycéens, peut-être plus, peut-être moins, on était très nombreux ». Les lycéens se retrouvent donc finalement à l’intérieur du lycée Ampère Bourse. « On est allés dans les couloirs, on gueulait, on foutait le bordel, on s’est dispersés en plein de petits groupes pour rejoindre les autres dans les salles. Et là moi perso, j’ai pas déchiré les copies. Je me sentais pas assez légitime pour le faire. Je passais pas ce bac-là. Soit je gueulais avec les autres, ou chantais, soit je leur parlais. Parfois ça partait en live avec les examinateurs ». Le but des lycéens est d’empêcher que ces épreuves, injustes à leurs yeux, se déroulent.
Rentrée en classe pour passer les épreuves, Maëlle atteste : « alors que nous commencions l’épreuve, des élèves rentrent dans les classes et déchirent les copies. C’est alors que les professeurs nous obligent à continuer les épreuves, ils nous distribuent de nouvelles copies et nous enferment, à clef, dans la salle. Vers 10h, des élèves tentent à nouveau de rentrer dans la classe, on entend du bruit à l’extérieur. Une vitre en hauteur de la salle de classe est cassée, une de mes camarades reçoit des éclats de verre dans les cheveux. L’épreuve continue. A onze heures, à l’heure prévue de la fin de l’épreuve, la CPE et notre professeur viennent nous dire que l’épreuve est annulée. Je descends accompagner mon amie qui a reçu les éclats de verre à l’infirmerie. Je vois la police à l’intérieur du lycée. Dans la cour, il y a des élèves du lycée St Exupéry, qui parlent avec la proviseure, la CPE et des adultes. C’est à ce moment-là que je vois la proviseure pleurer. De onze à douze heures, j’ai été en cours, à ma connaissance tous les professeurs ont continué à faire cours ».
La police entre dans le lycée : « j’imaginais que j’allais être tabassé »
Thomas se retrouve avec quatre camarades et explique « tous les autres avaient réussi à sortir du lycée. On était encore en contact avec l’extérieur. Ils nous disaient qu’il y avait des flics à chaque porte pour pas qu’on rentre, pas qu’on sorte. Et que les forces de l’ordre étaient rentrées dans le bahut. On était littéralement coincés. On a entendu les flics qui montaient, on a entendu des bruits de talkie-walkie et des bruits de pas dans le couloir. Les autres nous disaient qu’ils nous cherchaient. Du coup on s’est cachés dans les toilettes, on avait hyper peur. On devait pas faire de bruits comme dans les films. On entendait les portes s’ouvrir une par une dans le couloir. Je sais qu’il y a pire mais j’imaginais que j’allais être tabassé. Ils auraient pu faire ce qu’ils voulaient. Je les entendais se rapprocher. J’avais cette image en tête qu’ils allaient tous nous tabasser. Et là on les entend se barrer, ils n’ont pas ouvert les toilettes ! Je sais pas pourquoi. Lueur d’espoir, on a cherché une nouvelle solution. On a descendu les escaliers et on est tombé nez à nez avec la proviseure adjointe ou le CPE, quelqu’un de la direction, je ne me souviens plus. Ensuite il y a un type qui est arrivé et deux personnes nous ont escortés jusqu’à la cour pour voir la proviseure ».
« Vous allez sortir et vous allez avoir à faire aux flics »
Alice assure : « sur la passerelle on est tombé sur la proviseure. Il y a une discussion qui a commencé. Elle nous disait qu’on allait avoir des sanctions, “ vous avez interrompu un examen national, c’est très grave ! ”. On lui répondait que c’était n’importe quoi cet examen. Ça fait un an qu’on lutte contre cette réforme, on n’a jamais été entendus. Là c’était le seul moyen, la dernière chose à faire pour se faire entendre ! Elle même était perdue, ses arguments ne tenaient pas. On lui demandait ce qu’on pouvait faire alors ! Elle se dédouanait et disait qu’ils répondaient aux ordres. On avait rien contre elle personnellement ».
Thomas complète : « On a attendu peut être trente-quarante minutes dans la cour, elle [la proviseure] avait les flics au téléphone […] On essayait de négocier avec elle, en lui disant que si elle nous livrait à la police, on savait pas dans quel état on allait finir. Enfin, elle nous a dit qu’elle avait eu quelqu’un de méchant placé […] et qu’elle avait pu avoir un arrangement. Si on lui donnait nos noms et prénoms, la proviseure ne nous emmenait pas aux flics. Du coup on a dû lui donner notre carte d’identité, pour qu’en échange elle nous accompagne à la sortie et que les flics ne nous embarquent pas. On lui a demandé, comment on pouvait être sûr qu’elle n’allait pas nous donner à la police ? Elle nous a fait comprendre que dans tous les cas on n’avait pas le choix ».
Cet épisode de chantage du personnel de direction est confirmé par Lucie : « Elles cherchaient à nous intimider en nous disant qu’elles allaient nous faire sortir par là où il y avait les flics, [en nous disant] “ vous allez sortir et vous allez avoir à faire aux flics ”. Du coup on avait peur. Et la directrice a pris à partie les lycéens de St Exupéry. J’ai été mise de côté. Elle ne voulait parler qu’aux élèves extérieurs. C’est à ce moment-là qu’elle a fait du chantage aux élèves, pour avoir leurs noms et leur lycée, en échange de les faire sortir en sécurité. […] On savait qu’elle communiquait avec la police par téléphone ».
Thomas conclut « ils nous ont donc raccompagnés à la porte de sortie, et les flics n’étaient pas là. On a eu un grand sentiment de liberté tellement on avait flippé ».
A cause de la police, « Je ne me sens plus en sécurité dans mon lycée »
Le bilan de cette matinée à l’école pour Maëlle ? « En plus de la douleur occasionnée par la violence d’une personne de la BAC, je ressens une grande pression mentale. Je ne me sens plus en sécurité dans mon lycée ».
Un professeur explique « Les élèves ne comprennent pas la disproportion de la réponse. […] C’est la confiance en la légitimité de l’État qui disparaît en un clic ». Un enseignant a confirmé au Comité un conseil de discipline pour une élève, qui ne sera finalement pas exclue définitivement.
Alice révèle que « plus tard dans la journée, on était en manif avec ma mère, coup de tel de la proviseure, qui lui dit : “ on a porté plainte contre votre fille. Et elle aura une sanction disciplinaire qu’on n’a pas encore établie ”. Après ce coup de téléphone, je ne savais pas ce qui allait se passer. Personne me disait rien. Un matin, j’ai reçu une convocation au bureau des proviseurs adjoints, mais pour le jour-même ! J’avais pas de stratégie, j’étais pas prête, du coup j’ai pas trop parlé. Ils n’avaient pas tout le monde, ils me demandaient les noms. Après ils ont convoqué mes parents. J’ai eu de la chance que mes parents me soutiennent. Pour d’autres, les parents n’étaient même pas au courant de ce qu’il se passait jusqu’à ce qu’ils soient convoqués. Finalement j’ai été exclue une semaine ».
Lucie raconte qu’elle s’est fait convoquer quatre fois « pour des raisons absurdes et qui n’avaient rien à voir avec ce qu’il s’était passé. L’administration a mis la pression aux élèves de chaque classe pour avoir les noms de ceux qui étaient rentrés dans les classes déchirer les copies. Ils ont mené une enquête interne, et poussaient les élèves à dénoncer leurs camarades. Moi, ils m’ont dit, “ si tu nous dis les noms de ceux qui étaient avec toi, ça se passera mieux pour toi ”. La proviseure a porté plainte contre les élèves de l’extérieur [du lycée Saint-Exupéry, finalement classée sans suite]. Chaque année ça recommence, il y avait déjà eu des problèmes l’année précédente contre la réforme Blanquer. Chaque fois on fait poser la responsabilité sur les élèves. L’année passée sur Bourse, il y a eu plusieurs arrestations, une personne touchée probablement par un éclat de grenade lacrymo à la tempe. Un autre frôlé par un tir de flashball au niveau du visage, avec heureusement juste une éraflure ».
Thomas raconte ensuite que « d’autres lycéens et moi, on a eu rendez-vous au poste. On a été convoqués. Mais on a eu de la chance. Je suis tombé sur un flic super cool qui me comprenait. Il me disait que, honnêtement, ça lui faisait plus chier qu’autre chose d’être appelé pour ça. Il disait qu’on était dans un pays libre, et que j’avais rien fait de mal à part défendre mes opinions. Il m’a dit qu’il allait tout faire pour que ça se passe bien pour moi. J’ai eu juste un rappel à la loi, quelque chose comme ça, quasiment rien du tout ».
Police devant les salles d’examen à Vienne, garde à vue sans avocat à Bron… et et création d’une force de sécurité interne au rectorat !
Ces récits illustrent la connivence entre la police, le rectorat et la direction de certains lycées, qui choisissent délibérément le recours à la violence et la mise en danger des élèves au mépris du devoir de protection qui devrait les animer. Ces témoignages ne sauraient malheureusement être exhaustifs : la répression des voix dissonantes s’effectue aussi à Vienne, où la police vient surveiller les examens à la porte de la classe.
Le lundi 27 janvier 2020 au lycée Ella Fitzgerald de Vienne, un rassemblement était organisé devant l’entrée du lycée avec des lycéen.nes, de nombreux profs grévistes de l’établissement et des cheminots (alors également en lutte contre le projet Macron-Delevoye de réforme des retraites) pour dénoncer et demander l’annulation des E3C.
Dominique, une personne proche des lycéen.nes rapporte au Comité les témoignages suivants : « dès le matin, alors que les épreuves commençaient l’après-midi, des gendarmes étaient présents pour semer la peur autour du lycée, infligeant aux jeunes des contrôles au faciès et des fouilles de sac, entre autres aux arrêts de bus. Le lendemain 28 janvier, la pression montait avec 12 camions de gendarmerie stationnés. Dès midi, une trentaine de gendarmes étaient postés devant le lycée et des groupes patrouillaient. Malgré cela, un rassemblement spontané en début d’après-midi (l’heure où devait débuter les épreuves de la journée) a réuni environ 1000 lycéen.nes, ainsi qu’une vingtaine de professeurs, dans la cour de leur lycée aux cris de "Annulons les E3C !". Les épreuves débutant dans ces conditions absurdes, les lycéen.nes ont tenté de débrayer les salles. Devant cela, l’administration est partie dans un délire répressif inédit. Les entrées du bâtiment où se déroulaient les épreuves ont été fermées à clé, ainsi que les salles, au mépris des normes de sécurité. Peu de temps après, le lycée a été occupé par les gendarmes, qui se tenaient par groupe devant chaque entrée du bâtiment et se postaient devant chaque salle d’examen ou de cours. Cela a duré jusqu’à 18h le soir ».
Le Comité a pu consulter des photos attestant de la présence des forces de l’ordre à l’intérieur des bâtiments de l’établissement. Dominique raconte également que « dès le 29 janvier, une dizaine de lycéens recevait une convocation au commissariat [pour] le 13 février, l’un deux passera au tribunal début novembre 2020… »
Au lycée Jean Paul Sartre à Bron, ce sont cinq élèves de première qui ont été exclus selon des parents d’élèves, dont trois définitivement, pour des poubelles incendiées à l’extérieur du lycée. Les témoignages rapportent que la direction a porté plainte contre ses propres élèves, puis que la police est venue les chercher au lycée un mois après les faits avant de les mettre en garde à vue.
Selon un parent d’élève, un élève mineur de 17 ans du lycée Jean Paul Sartre a passé plus de 24h en garde à vue, sans avoir vu un avocat. Privé de ses droits essentiels, l’élève a également subit des injures de la part des policiers selon ses parents : un fonctionnaire, le qualifiant de « tapette ». Ces parents d’élèves interprètent la stratégie policière du rectorat comme un moyen de « casser le mouvement contre les E3C ». Sur les trois élèves exclus de manière définitive, deux pourront finalement réintégrer « avec sursis » (selon le vocabulaire de la direction) le lycée, mais après une période de déscolarisation les ayant fortement impactés. L’exclusion du lycée étant par ailleurs inscrite dans le dossier scolaire, elle a pour conséquence de handicaper, via Parcoursup, les élèves pour poursuivre leurs études dans le supérieur.
La solution du rectorat ? Une force de police interne !
Depuis plusieurs années, le rectorat s’est en outre doté d’une sorte de force de police interne. La préfecture ne cesse de harceler les manifestant-e-s avec des « unités mobiles » (le plus souvent, la BAC). Dans les lycées, c’est une « équipe mobile académique de sécurité » (EMAS) qui fait le travail. Le parallèle entre les deux est éloquent. Et la rhétorique policière sous-tend le dispositif : la première mission de cette équipe est d’ « assurer une présence dissuasive aux abords des établissements ». Composée de 14 agents « déployés généralement en binôme » dans les établissements, elle « peut intervenir dans un cadre préventif ou lors d’un événement particulier, à la demande du chef d’établissement ». D’ailleurs selon le Progrès, cette équipe comprend des personnels issus du ministère de la Justice… et de l’Intérieur. Comme le constatenteux-mêmes les membres des équipes mobiles : « on glisse vers le remplacement des AED (assistants d’éducation). La suppression des contrats aidés concourt aussi à ce que les établissements compensent cette perte avec nous ». Un peu moins d’éducation, un peu moins d’assistance, beaucoup plus de matraques. Désormais, les citoyen-ne-s de France apprennent le B-A-BA de la République dès le plus jeune âge.
Témoigner pour que cesse l’impunité
Cette répression lycéenne n’est pas nouvelle. Un enseignant mentionne : « il y avait une ambiance tendue déjà présente l’année précédente ». Des lycéens ont rappelé les charges de la BAC qui ont eu lieu en 2018-2019 « les flics nous avaient encerclés et avaient bloqué toutes les rues passantes (…) Il y avait plein de gaz et ils [les policiers] nous ont couru après sur toute la rue de la Bourse. Il y avait plein de lycéens qui courraient pour leur échapper. Je ne me rappelle plus de tout précisément mais je me rappelle de l’ambiance, c’était la panique, les gens criaient, on essayait de se protéger. Ce qui est choquant c’est que c’est le lycée qui les a appelés. C’était vraiment démesuré en fait. Il y avait des gens qui ne savaient pas comment réagir, qui n’avaient pas l’habitude, qui ne savaient pas comment se protéger ».
Nous appelons tous les lycéens et lycéennes, témoins ou victimes de violences policières présentes ou passées à témoigner, ainsi que les enseignant-es et parents. L’impunité doit cesser.
* Les prénoms ont été changés
Photo : Claire-Thoizet, Le Progrès
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