Sur la mortalité d’un ouragan – Mayotte, changement climatique et population surnuméraire

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Nous publions quelques réflexions à chaud sur l’actualité à Mayotte, et la gestion des catastrophes “naturelles”, touchant des populations surnuméraires, par l’État contemporain. Article repris de Artifices.

Alors que nous commençons à peine à prendre la mesure des ravages qu’a causés l’ouragan Chido à Mayotte, des voix s’élèvent pour mettre en cause l’inaction de l’État français. Toutefois, il ne s’agit pas d’un manquement de l’État, sa présence de l’État français à Mayotte ne se justifie en effet que par des enjeux stratégiques et militaires et afin de conserver la main sur l’appropriation des ressources maritimes sans pour autant avoir l’intention d’investir dans une industrie locale. Seul un tiers des actifs à un emploi formel et 77% de la population de l’île vit sous le seuil de pauvreté. L’économie pourrait se résumer à une administration hypertrophiée, la moitié des emplois étant concentrée dans le tertiaire administratif, et l’immense majorité de la production est issue de l’aquaculture. Sur cette île où près de la moitié des habitant·es n’a pas de papiers, où l’eau potable est un luxe, et qui subit un coût de la vie particulièrement élevé, la quasi-totalité des biens étant importés à prix d’or, la société mahoraise repose sur la division colons versus colonisés. La minorité salariée, sous perfusion étatique, sert de relais local à cette hiérarchie, rejetant les migrants comoriens et l’idée même d’indépendance comme nous l’ont montré les résultats du dernier référendum. Les interventions militarisées de ces derniers mois ne font que rappeler que la France ne s’intéresse à Mayotte qu’à coups de bottes et de promesses creuses.

Mais l’acharnement qu’a la France à se maintenir dans ce territoire s’explique par l’intérêt géostratégique de l’île. Ce territoire – comme les autres colonies françaises – joue un rôle clé pour maintenir la place titubante de l’impérialisme français dans la guerre capitaliste qui a cours aujourd’hui. L’enjeu de la conservation de Mayotte – malgré la volonté des Comores de récupérer l’île située sur son archipel – est d’une part militaire – si le projet de base navale a été avorté, une station d’écoute satellitaire y est toujours implantée – et d’autre parts sa Zone Économique Exclusive de 74 000 km² entourant l’île. Postée sur le canal du Mozambique et de l’océan Indien, par où transite 80% du pétrole provenant des pays du golfe, Mayotte est un nœud stratégique pour l’impérialisme français. Dans un contexte de crise globale et de conflit économique inter-impérialiste de haute intensité, sa présence sur l’île est cruciale : Mayotte est un avant-poste névralgique et à, ce titre, justifie une gestion toujours plus brutale de l’immigration pour y maintenir l’ordre.

Mayotte est l’exemple typique du territoire colonial stratégique pour l’impérialisme français : ayant une population largement surnuméraire pour le capital, c’est-à-dire une population qui ne peut plus être incorporée au procès de production de valeur, elle est largement abandonnée, érigée comme un risque de perte de contrôle potentiel de l’île à contenir militairement. C’est ce contexte qui explique que, lorsque l’ouragan frappe, ce n’est pas la violence des vents qui fait la “catastrophe”, mais celle d’un ordre qui organise la vulnérabilité.

Comme le développait Neil Smith au moment où l’ouragan Katrina s’est abattu sur les Etats-Unis en 2005, un même phénomène météorologique ne s’incarne ou non en une catastrophe en fonction des populations qu’il touche. Dit autrement, un même ouragan ne fera pas les mêmes dégâts partout, parfois au quartier près. L’exemple de Katrina a violemment mis en lumière cette réalité : il n’y a pas de lien de causalité entre un événement météorologique particulier et un désastre humanitaire. Mayotte n’y fait pas exception. La catastrophe est contenue dans la vulnérabilité des habitant·es qui ne disposent ni de moyens de s’enfuir, ni d’abris en nombre suffisant. Et le désastre perdure après la fin de l’ouragan. La réponse de l’État, qui conditionne bien souvent les possibilités de rétablir ses conditions de vie après le sinistre, diffère aussi largement selon les populations concernées.

Une part importante du bilan humain aurait ainsi facilement été évitée si l’État en avait eu l’intention, mais son activité depuis des années a provoqué une défiance générale de la population. Les associations sur place ont évoqué la méfiance des sans-papiers réticents à rejoindre les abris lors de l’ouragan de peur d’une manœuvre visant à les expulser, la police ayant pour habitude d’organiser des rafles à la sortie des écoles, aux abords des centres de soins ou des camions de dépistage du SIDA. Dans un territoire où l’activité principale de l’État consiste en une gestion militarisée de populations surnuméraires – à peine quelques mois après l’opération Wuambushu (signifiant littéralement “reprise en main”) où l’État envoyait des tanks contre la population mahoraise dans son ensemble et contre les sans-papiers commoriens [1] en particulier –, la réaction des habitant·es était prévisible. Mais ce n’est pas qu’un problème de défiance. L’État s’est illustré par une impréparation d’autant moins accidentelle que les conditions de possibilités de ces phénomènes climatiques sont créées par le capital. L’ouragan Katrina n’aurait pas causé une telle inondation si la flore côtière n’avait pas été détruite par une intense exploitation portuaire.
L’ouragan à Mayotte n’aurait pas pris une telle ampleur sans les violents changements de températures atmosphériques. Non content de causer les conditions de la catastrophe, le capital l’ancre comme nouvelle normalité dans la gestion de ses conséquences. Ici encore, nous avons pu constater que le gouvernement a su évacuer efficacement les populations blanches fonctionnaires ou bourgeoises en affrétant des avions militaires, pendant que l’aide à la population colonisée était conditionnée à la présentation de papiers en règle et d’un justificatif de domicile. Cette mesure, bien qu’elle cible officiellement et en priorité les populations sans-papiers, exclut dans le même temps les personnes les plus précaires dont l’obtention d’un justificatif de domicile peut être compliqué, notamment si leur domicile a été détruit [2]. La non-préparation n’est donc ni une erreur ni un manquement mais bien un choix vis-à-vis d’une population qui ne compte pas.

La seule et unique préoccupation de l’État est de maintenir l’ordre tant bien que mal sur une population largement délaissée, tout en veillant à précariser suffisamment l’immigration pour s’assurer une main d’œuvre à faible coût –une fois arrivée en métropole [3] (ce qui diminue du même coup l’attractivité de l’île pour les Comorien·nes).

La réaction de l’État, loin d’être un échec, est donc parfaitement cohérente avec ses objectifs. L’État ne s’embarrasse pas d’agiter sa « main gauche » en distribuant quelques miettes de plus-value par l’intermédiaire des services publics – l’enjeu de reproduire une force de travail en bonne santé étant ici anecdotique – et se contente d’acheter un semblant de stabilité en faisant dépendre une part importante de la population d’emplois administratifs. S’il y a eu catastrophe, c’est parce que l’ouragan a touché des populations dont le capital, et donc l’État, se fout. Le sort des surnuméraires est d’être massacrés par les conditions que le capital a lui-même créées. A partir de là, l’État et le capital déploieront ce qu’ils peuvent pour profiter du désastre. À Mayotte, cela se fera par une intensification tous azimuts de la militarisation.

La suite à lire sur : https://artifices.blog/2024/12/25/sur-la-mortalite-dun-ouragan-mayotte-changement-climatique-pop

Notes

[1L’opération visant bien davantage à déplacer et précariser les sans-papiers qu’à les expulser du territoire.

[2Les dossiers administratifs comme condition d’obtention d’une aide afin d’en limiter sa distribution étant un grand classique de l’État français.

[3Nous y reviendrons plus longuement dans un texte à paraître.

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