La fin de l’année 1882 voit l’intensification de la répression de l’anarchisme à Lyon. Dejoux (25 mai 1882) puis Bonthoux et Crestin (16 août 1882) sont les premiers condamnés, mais les choses se précipitent à la suite d’un attentat commis à Saint-Vallier contre la maison d’un industriel dans la nuit du 12 au 13 octobre. À Lyon, Bordat et Bourdon sont arrêtés ; à Sauvignes, leur correspondant, Charles Voisin. Dix jours plus tard, le double attentat contre l’Assommoir et contre le bureau de recrutement militaire accentue encore la pression. Le 19 novembre 1882, 27 anarchistes lyonnais rejoignent la prison et les quelques camarades qui les y avaient précédés. Entre-temps, plusieurs ont préféré mettre la frontière entre eux et la Justice. Dès lors, pour ceux qui restent et qui ne sont pas inquiétés, la première des exigences est celle du devoir de solidarité.
Organisation
Il est difficile de savoir précisément quand est fondée la Commission de répartition des secours aux condamnés politiques. Les journaux anarchistes le Droit social et l’Étendard révolutionnaire ne la mentionnent pas dans leurs colonnes bien que les condamnations des 25 mai et 16 août 1882 soient abondamment commentées. Et lorsque la Lutte reprend le flambeau, après une période où aucune presse anarchiste ne paraît localement, la commission semble déjà fonctionner à plein régime [1]. C’est donc entre la fin de l’Étendard révolutionnaire (15 octobre 1882) et la parution de la Lutte (1er avril 1883) que se situe la fondation de la commission. La presse anarchiste ne nous étant d’aucun secours, nous n’avons plus que les sources policières pour nous permettre d’affiner le propos. À la date du 4 novembre, une note administrative nous apprend que Fanny Monnin « doit être réfugiée à Genève, car il résulte des indications recueillies qu’elle aurait écrit à Lyon pour demander des secours et que la commission de souscription ayant pour but de venir en aide aux victimes de la réaction bourgeoise et gouvernementale, dont le compagnon Courtois est trésorier, aurait décidé dans sa séance du 3 novembre courant de lui envoyer 10 francs [2] ». Une semaine plus tard, le commissaire spécial peut écrire que « la commission s’est réunie hier soir au bureau du journal. Elle a décidé que le compagnon Berlioz-Arthaud, employé au chemin de fer, qui en fait partie, partirait pour Genève le samedi 11 courant pour remettre des secours à ceux des compagnons qui s’y sont réfugiés pour se soustraire aux recherches de la Justice et qui se trouvent sans travail et sans ressources. Il emportera, pour être distribuée, une somme de 30 francs seulement [3] ». Il semble donc que l’objet premier de la commission soit l’aide aux fugitifs, soit une petite dizaine de militants, avant d’être réorientée vers l’assistance envers les emprisonnés et leurs familles.
Mais les arrestations massives de novembre 1882 obligent à une réorganisation. En effet, Courtois, dont on nous affirme qu’il est le trésorier de la commission, est arrêté le 19 du mois. Et il est probable que bien d’autres membres subissent la même déconvenue que Courtois et Berlioz-Arthaud. C’est ainsi qu’un mois plus tard le commissaire spécial peut rendre compte de la « formation d’une commission de répartition des secours aux familles des détenus politiques [animée par] Sauzet de Perrache ; Rondy, rue Magneval à la Croix-Rousse ; Rougeot, rue Saint-Jean ; Déamicis, rue Duguesclin et Andrillat de Villefranche [4] ». Personnel renouvelé, intitulé et objectif sensiblement différents, on est en droit de se demander s’il s’agit bien de la même commission et non pas d’un projet neuf porté par d’autres personnes. Du fait de la proximité dans le temps et dans la raison d’être, nous avons arbitrairement opté pour la première solution.
Mais cette fois-ci, ce n’est plus une dizaine de fugitifs qu’il s’agit d’aider, mais une bonne cinquantaine de compagnons de lutte pris sous les fourches caudines de la Justice. La réunion hebdomadaire ne suffit plus à faire face et dans les jours précédant l’ouverture du procès des 66, le 8 janvier 1883, on se réunit tous les deux jours : mardi 2 janvier, jeudi 4, samedi 6, dimanche 7. Lors de ces réunions privées de la commission, une dizaine de militants se déplace ; quelques-uns avec une grande régularité. En effet, lors des neuf réunions privées étalées entre le 23 décembre 1882 et le 20 janvier 1883, Sauzet, Lemoine et Rougeot sont remarqués à sept reprises. Le premier est secrétaire de la commission et Lemoine, trésorier, poste qu’occupera Rougeot beaucoup plus tard. Cette commission répond d’ailleurs assez bien à la définition qu’Émile Gautier donne des groupes anarchistes : ce sont de « simples rendez-vous où des amis se réunissent chaque semaine pour parler entre eux des choses qui les intéressent. La plupart du temps, même, on n’y voit guère que de nouvelles figures, à l’exception d’un petit noyau de quatre ou cinq fidèles [5] ». En effet, si l’on ajoute aux trois susnommés, la présence régulière de Carillon et de Collomb – signalés quatre fois chacun –, nous obtenons bien là le noyau dur du collectif.
Les arrestations de 1882, si elles mettent hors-jeu les militants anarchistes les plus actifs, permettent aussi l’émergence d’une nouvelle génération que l’on voit prendre des responsabilités au sein de la commission. En effet, lorsque Courtois est arrêté, il est remplacé par Lemoine dont les activités militantes semblent avoir été jusque-là réduites. Condamné, le 5 février 1884, à un an de prison, pour outrage par paroles et gestes envers un magistrat et des agents de la force publique, Lemoine quitte son poste de trésorier de la commission. Il est alors remplacé par Baudry dont l’activisme semble également s’être révélé à la suite du procès des 66. Ce dernier laisse ensuite sa place, pour une raison et à une date inconnues, à Claude Rougeot, un militant aguerri qui avait participé à l’insurrection de la Guillotière du 30 avril 1871. Quant au poste de secrétaire de la commission, il est occupé par Eugène Sauzet jusqu’à la réorganisation de février 1884. L’Hydre anarchiste du 24 février 1884 explique, en effet, que « par suite des arrestations et du départ de quelques compagnons faisant partie de la commission de répartition de secours aux familles des détenus politiques, celle-ci est reconstituée comme suit : trésorier : Baudry, secrétaire : Grillot, membres du contrôle : Rougeot, Dora, Cottenet [6] ». Par la suite, nous savons que Sauzet s’éloigne des anarchistes et qu’il se déclare partisan du vote le 27 décembre 1885 à l’occasion d’une réunion publique de l’Union électorale des travailleurs socialistes. Quant à Claude Grillot, c’est encore un de ces néophytes que révèle le procès des 66 [7]. Enfin, si Dora et Cottenet paraissent inconnus des services de police avant 1884, leurs noms disparaissent assez rapidement des rapports établis par la police sur les agissements des anarchistes : dès avril de la même année pour le second, tandis que la présence de l’anarchiste Dora est encore relevée lors d’une réunion de l’Union des travailleurs socialistes des 1er et 4e arrondissements le 20 juin 1885.
Activités
Nous l’avons déjà dit, la raison d’être de la commission paraît avoir changé avec les arrestations massives de novembre 1882. Jusqu’ici, il s’agit d’aider ceux qui ont fui la répression. Ainsi, la commission envoie 10 francs à Fanny Monnin et, une autre fois, 30 francs à remettre aux Lyonnais réfugiés à Genève. Puis, la mise sous les verrous de dizaines de militants met de nombreuses familles dans la gêne. Lors de la refondation, son nouvel intitulé exprime son objectif de répartition des secours « aux familles des détenus politiques ». En janvier 1883, la commission remet donc 5 francs à la concubine de l’Italien David de Gandenzi, écroué le 19 novembre précédent [8]. Jérôme Boriasse, le fils âgé de 16 ans du vieux militant qu’est Henry, reçoit lui aussi une aide [9]. Et lors de la réorganisation de février 1884, le but que se fixe la commission est encore clairement affirmé. On peut lire dans l’Hydre anarchiste du 24 février l’appel « à tous les révolutionnaires pour venir en aide aux détenus, ainsi qu’à leurs familles. La bourgeoisie fait chaque jour de nouvelles victimes parmi nos amis ; des femmes et des enfants se trouvent ainsi sans ressources, dans les angoisses d’une âpre misère ; c’est à nous qu’incombe le soin de parer, dans la mesure de nos forces, à cette triste situation. Pensons que des détenus politiques sont soumis au dur régime du droit commun. Eux, qui n’ont travaillé que pour l’émancipation des travailleurs, souffrent cruellement dans les cachots des nouvelles bastilles. Ils souffrent non pas pour eux-mêmes, ils l’ont assez montré, mais pour leurs femmes et leurs enfants, qu’ils laissent sans défense à toutes les turpitudes de cette bourgeoisie qui est prête à toutes les infamies pour assouvir sa haine. Comme ils attendront le regard moins attristé, le cœur plus ferme, sachant leurs familles secourues, le jour où de nouveau ils reprendront leur place de combat, pour le but commun : la révolution sociale ».
Cet objectif dit assez les besoins conséquents d’argent. Dans le premier numéro de la Lutte, paraît un intéressant compte rendu financier élaboré par le trésorier du groupe, Lemoine. Au 29 mars 1883, la commission de répartition avait collecté 5 838,35 francs sur lesquels 5 525,50 francs avaient été dépensés. Si l’on considère cinquante familles à soutenir depuis la refondation de Noël 1882, c’est à peine plus d’un franc qui est distribué par jour à chaque famille dans le besoin, ce qui ne peut que parer à l’urgence. Et encore avons-nous ici considéré que l’intégralité de l’argent récolté était redistribuée, ce qui n’est pas certain. En effet, il est possible que dans les dépenses figurent des frais de location de salle pour des réunions publiques. Ainsi, lorsque la commission organise une soirée de prestidigitation dans une salle de la Guillotière, le propriétaire de celle-ci confisque-t-il le matériel de l’artiste dans l’attente de voir réglé le paiement d’une taxe, le « droit des pauvres [10] ». Et la soirée n’ayant pas attiré les foules, une quête est menée pour rembourser les frais de salle.
Si cette soirée – malgré (à cause de ?) son originalité – a probablement fait perdre de l’argent à la commission, lorsque la tradition des réunions publiques est respectée les bénéfices sont généralement là. Ainsi le 6 février 1883, lorsque la commission invite le communard Gustave Lefrançais, une quête effectuée au sein de l’assistance rapporte 19,50 francs. À cela s’ajoute une entrée à 25 centimes payée par les 200 auditeurs, soit 50 francs, ce qui couvre probablement les frais de location de salle et d’impression d’affiches. À titre d’exemple, lorsqu’il veut retenir la salle Rivoire pour le banquet anniversaire du 18 mars, Baudry, le trésorier de la commission, verse 10 francs d’arrhes. La quête du jour produit 20,25 francs parmi 180 convives.
La commission de répartition des secours organise plusieurs réunions publiques ou semi-publiques. La première fois, le 10 janvier 1883, 150 personnes se rendent à la Guillotière, salle de l’Élysée, écouter Digeon remplaçant au pied levé G. Lefrançais, initialement prévu. Ce dernier intervient les 6 et 7 février, à l’Élysée et salle de la Perle, où 350 personnes viennent l’écouter sur les deux jours. Dans ces deux mêmes salles, Louise Michel attire 1 150 personnes les 4 et 6 mars suivant. Le 13, alors qu’elle est annoncée, mais recherchée depuis la manifestation des sans-travail, 1 200 auditeurs espèrent en vain la voir. Vient ensuite l’échec de la soirée de prestidigitation, 50 curieux seulement se déplacent le 1er avril. La commission prend aussi en charge les traditionnels banquets du 18 mars, anniversaire de la Commune de Paris. On ne s’y rend que muni de son carton d’invitation et fréquemment en famille. En 1883, une assistance de 120 convives compte une cinquantaine de femmes. On y chante la Carmagnole, la Commune, le Pain, etc. L’année suivante, 80 femmes représentent près de la moitié de 180 commensaux.
Lors des réunions qu’elle organise, la commission opère des quêtes parmi l’assistance. Les 6 et 7 février 1883, lors des conférences Lefrançais, 19,50 francs puis 7,70 francs sont ainsi offerts par respectivement 200 puis 150 auditeurs. Soit de 5 à 10 centimes en moyenne par personne présente. Les quêtes se faisant ordinairement en fin de réunion, une partie du public en profite pour s’esquiver discrètement. Les sommes sont proportionnellement semblables lorsque l’assistance n’est composée que d’anarchistes comme c’est le cas lors des banquets anniversaires du 18 mars en 1883 et 1884. Toutefois, comme l’habitude est de venir aux banquets en famille, on peut penser qu’il y a moins de versements faits (un par famille et non pas un par personne), mais qu’ils sont plus importants. Le 24 décembre 1882, lorsqu’une quinzaine d’anarchistes refondent la commission, ils cotisent plus que d’ordinaire et collectent 3,50 francs.
Lorsque les anarchistes lyonnais ont de nouveau un journal, celui-ci est évidemment mis à contribution. Une souscription est ouverte dès le second numéro de la Lutte « pour les détenus politiques ». Montrant l’exemple, le journal est le premier à alimenter la souscription avec un don de 10 francs. Durant ces quatre mois d’existence, la Lutte accumule environ 465 francs dont elle en reverse 170 à la commission, le reliquat étant vraisemblablement remis aux familles à la discrétion du journal. Son successeur, le Drapeau noir, en à peine moins de temps, collecte 376 francs sur lesquels 108 francs sont offerts à la commission. Par la suite, la publication de la souscription se fait plus aléatoire et la comptabilité semble être reprise de zéro. Un nouveau décompte cumulatif, pour les six mois de publication de l’Émeute, le Défi, l’Hydre anarchiste et l’Alarme, porte un total de 519 francs sans qu’aucune rétrocession en direction de la commission ne soit indiquée. Enfin, dans le Droit anarchiste, figurent deux listes chapeautées par la « commission de secours aux familles des détenus politiques », tandis que dans le même temps disparaît la « souscription ouverte dans les bureaux » des journaux successifs. Y a-t-il eu fusion entre la commission de répartition et une sous-commission interne au journal ayant le même objet ?
S’il est difficile de dater la fondation de la commission, sa cessation d’activité est encore plus problématique. Sa dernière mention retrouvée dans les archives est une lettre du commissaire spécial adressée au préfet en date du 8 février 1885. Il y relate la réunion préparatoire au banquet anniversaire du 18 mars, sous l’égide de la commission.
La commission ne fut pas la seule à organiser la solidarité, des initiatives multiples opérèrent en parallèle. Des collectes se font aussi en dehors de son chapeautage. Ainsi, lorsque les blanquistes organisent une réunion publique, salle de la Perle, le 26 février 1883, une quête est opérée parmi le public – nombreux, 1 000 personnes. Peut-être moins concernés par la répression frappant les anarchistes, ceux-ci ne donnent que 14 francs. Même chose le 3 juin suivant lors d’une réunion comprenant toutes les écoles du socialisme révolutionnaire : 450 auditeurs pour une quête rapportant moins de 11 francs. Des journaux ouvrent des souscriptions dans leurs colonnes dont les collectes ne passent pas nécessairement entre les mains de la commission. Dans la Lutte en date du 10 juin 1883 est annoncée la parution de la brochure Procès des anarchistes devant la police correctionnelle et devant la cour d’appel, « au bénéfice des familles des détenus politiques ». Le prix d’achat est fixé à 1,25 franc et les demandes sont à adresser soit au bureau du journal, soit auprès de Chautant. Ce dernier ne semble pas être membre de la commission mais plutôt du groupe en charge du journal – il en prend d’ailleurs la gérance à partir du 8 juillet. La brochure semble s’être bien vendue puisque l’Émeute, en date du 13 janvier 1884, annonce sa réimpression. Cette fois-ci le prix n’est plus que de 1 franc et si les demandes sont toujours possibles auprès du journal, elles peuvent également être adressées au trésorier de la commission, Lemoine. La commission suscite aussi la création de « petites sœurs », à Paris et à Saint-Étienne. l’Hydre anarchiste du 2 mars 1884 annonce que la capitale vient de se doter d’une « Commission d’aide aux familles des détenus politiques ». Trois semaines plus tard, le correspondant parisien du journal concède que les anarchistes parisiens ont voulu « suivre l’exemple de Lyon ». Cette commission est formée de quinze membres, dont deux sont des militants lyonnais : Pinoy et Puillet, temporairement installés à Paris, au 5, rue Galande. Ce dernier occupe d’ailleurs la fonction de trésorier adjoint. Toutefois, le poste à responsabilité qu’est le secrétariat est tenu par un individu trouble. Druelle est en effet un plus que probable indicateur de police, dénoncé comme tel à la fin de l’année 1884. À Saint-Étienne, un « comité de secours pour les familles des détenus politiques de Saint-Étienne » est mentionné dans les colonnes de la Lutte. Rien au sujet de sa fondation, il s’agit simplement d’une liste de sommes reçues entre le 6 avril et le 8 mai 1883, soit près de 90 francs en un mois. En considérant, arbitrairement, que les rentrées d’argent sont régulières, le total atteint en mai de 412 francs pourrait placer une fondation hypothétique du comité durant la dernière semaine de 1882. Cette date coïnciderait assez bien avec les arrestations des militants ligériens Étienne Faure et Jean Ricard, les 21 et 22 novembre. Quoi qu’il en soit, le comité renouvelle « en présence des nouvelles condamnations qui viennent d’atteindre récemment encore les plus ardents défenseurs de la cause sociale [son appel] à la solidarité de tous les partisans du progrès humanitaire » à la mi-juillet 1883.
Ce texte est tiré de l’ouvrage publié en juillet 2016 par l’Atelier de création libertaire : Histoire du mouvement anarchiste à Lyon (1880-1894) suivi de Aspects de la vie quotidienne des anarchistes à Lyon à la fin du XIXe siècle de Marcel Massard et Laurent Gallet.
http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Histoire-du-mouvement-anarchiste-a.html
Compléments d'info à l'article
Proposer un complément d'info