6h45. Toutes les entrées sont bloquées. Deux agents de sécurité viennent constater. C’est eux qui sont chargés d’informer la présidence du blocage en cours. Reconnaissables à leurs habits de fonction (noirs avec une bande rouge où il est écrit « Lyon 2 Sécurité Incendie »), on les a souvent vu·es en AG, adossé·es au mur près de l’entrée, se tenant légèrement à l’écart. Quand nous les saluons, oralement, les deux hommes de la sécurité sont davantage présents, ils investissent le lieu, et leur présence me paraît plus en adéquation avec l’espace où nous nous trouvons.
A ce moment-là, nous sommes devant le bâtiment A, non loin de l’arrêt de tram, et nous attendons de recevoir le courrier de la présidente. Le message est toujours le même : annonce du blocage en cours et levée de l’obligation d’assiduité pour la journée. Après réception du mail tant attendu, il faut « tenir le blocage » dans le cas où des étudiant·es n’auraient pas été informé·es du blocage et viendraient quand même à la fac. Ce qui, au fil des blocages, était de plus en plus rare. « Maintenant, le premier truc que je fais le matin c’est de regarder mes mails » me disait une étudiante en psycho. D’ailleurs, nous disions en plaisantant que le mail devait être envoyé automatiquement, maintenant que l’administration était habituée à notre petit jeu.
Le jeu consiste à bloquer l’accès aux entrées avec tout ce qu’on peut trouver sur place. Les poubelles et les barrières sont les éléments les plus efficaces. Ce matin-là, on décide de placer d’abord une rangée de poubelles puis, par-dessus, plusieurs grillages de chantier qu’on attache à l’aide de Serflex. Certaines personnes sont allées chercher des caddies près de la zone commerciale qui se trouve juste au nord du campus, mais on apprend via le groupe WhatsApp (où l’on discute de l’organisation des actions) que des “flics” les ont interceptées en chemin. On commence à s’inquiéter pour elles. Une inquiétude vite dissipée, car il paraît qu’on leur a simplement demandé de remettre les caddies là où elles les avaient trouvés. Enfin, pour étoffer nos barrières de fortune, tout élément décoratif est bienvenu : panneaux de circulation, branchages, etc.
C’est un jeu où il n’y a pas vraiment de règles. Même si, au moment du rendez-vous à 5h30, des groupes se constituent pour se répartir sur les entrées, la répartition est loin d’être figée. Libre à nous de circuler entre les différentes entrées, d’aller et venir, de voir si des personnes n’auraient pas besoin d’aide quelque part. La recherche d’objets qui serviront à bloquer implique, de toute façon, une liberté de mouvement. Au fil des blocages, on n’était plus obligé de parcourir autant de distance qu’au début pour trouver la bonne poubelle, car les agents de sécurité gardaient près des entrées les restes des blocages précédents. Mais je ne sais pas si c’était volontaire de leur part (j’aimais à le croire). Aussi, lors des premiers blocages, on m’avait rapporté une parole qu’aurait dite un agent de sécurité : « Si vous bloquez, on ne fera pas d’effort pour débloquer. »
Pendant le blocage, les interactions se focalisent en grande partie sur les objets et sur nos gestes que l’on essaie de coordonner : « 1…, 2…, 3… » ; « tu tiens, là ? » ; « aide-moi à escalader ». En dehors du groupe affinitaire dans lequel on peut se trouver, on est très souvent amené à bloquer avec des personnes dont on ne connaît pas même le prénom. Et le blocage n’est pas vraiment le moment pour les présentations. Quand on arrive sur une entrée, il s’agit d’être efficace et de s’organiser rapidement : qui va où, chercher quoi, avec l’aide de qui. Tout ça se fait dans la bonne humeur. On est pris d’une excitation presque enfantine face au spectacle de la désorganisation (à laquelle on participe directement) de cette université qui, dans le quotidien des cours, paraît si stable et permanente.
Quand j’ai dit que l’heure n’était pas aux présentations, ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a bien ce moment d’échange tout de suite après le blocage et qui fait en réalité partie du mode d’action. C’est le moment où l’on doit tenir le blocage, comme ici où nous attendons devant le bâtiment A, après avoir vu passer les deux agents de sécurité. De petits groupes se sont formés, par affinités mais aussi en fonction des personnes rencontrées au moment de bloquer les entrées. Nous discutons, échangeons nos prénoms, demandons les occupations de chacun et chacune, tout en partageant les gâteaux et le café sortis du sac. Alors que l’un des arguments de la présidente pour faire cesser les blocages était de dire que ces derniers fragilisaient les liens sociaux, elle ne voyait pas qu’il s’en créait de nouveaux. Les discussions banales ont glissé vers ce pour quoi on est là, et nous parlons maintenant de la suite des événements : pour l’heure, de la possibilité d’aller donner un coup de main à nos camarades qui bloquent l’autre campus, et de la manifestation de cet après-midi en ce jour de mobilisation nationale.
Le blocage n’est pas une fin en soi. Ça doit être l’occasion d’échanger, de s’interroger sur le rôle que peuvent avoir les étudiant·es dans ce mouvement national contre la réforme des retraites, mais aussi de mettre en avant leurs revendications propres. Ce mode d’action fait sens en particulier lors des appels de l’intersyndicale où il doit permettre au plus grand nombre (étudiant·es, enseignant·es, personnels) de venir manifester. Car si la fac est bloquée, les profs n’ont par exemple pas à choisir entre faire grève ou assurer la « continuité pédagogique ». Du moins, c’est ce que nous pensions ; « nous », les quelque 150 personnes qui avions voté en AG le blocage systématique pendant les jours de grève.
« J’ai arrêté de participer aux blocages à partir du moment où je n’y voyais plus de sens. » C’est un ami de promo qui m’a dit cette phrase, presque deux mois après le début des blocages. Il n’en était pas à son premier mouvement de contestation et, pour ce second semestre, avait volontairement choisi la « déscolarisation » pour pouvoir se concentrer sur les retraites. Contrairement à lui, j’avais voulu garder un pied à la fac et continuer à rendre les devoirs etc., même si tout ça me paraissait un peu dérisoire. Quand on a l’impression que notre avenir se joue dans la rue, il y a de quoi trouver ça dérisoire. Aussi, on était tenu par l’obligation d’assiduité qui était toujours en vigueur en dehors des jours de blocage. On se trouvait dans un entre-deux, à devoir retourner en cours le lundi matin après parfois une semaine entière de blocage.
Si le blocage gardait une certaine force symbolique, il n’en perdait pas moins son efficacité à créer du lien entre les étudiant·es, et entre les étudiant·es et les autres usagers de la fac. Avec les cours en distanciel organisés pendant les jours de blocage (organisation qui variait d’un département à l’autre, d’un·e enseignant·e à l’autre), on sentait que quelque chose nous échappait. On avait l’impression que rien n’avait vraiment changé. Ou plutôt, ç’a avait changé en moins bien, car les gens revivaient le confinement et ses cours sur Zoom. Alors que l’objectif était de « mobiliser », au sens de rendre mobile, voilà que tout le monde restait chez soi. Et cet ami qui remettait en question le sens des blocages d’ajouter : « ça nous coupe des gens. » Au lieu de tisser des liens, on en coupait. Cela donnait matière à réfléchir sur nos modes d’action.
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