Récit ouvert à Bernard Rivalta
« Bonjour Monsieur, contrôle TCL, auriez vous un titre de transport et une pièce d’identité à me présenter s’il vous plaît ? »
Il me veut quoi celui-là avec son survêtement et sa sacoche en cuir ? C’est une blague ? Il est pas contrôleur. Je lui lance :
« Oui bien sûr, dessus c’est marqué que je m’appelle Jules César. D’ailleurs elle est en marbre, faîtes gaffe c’est un peu lourd.
Je ne plaisante pas Monsieur, vous n’avez pas validé votre titre de transport, je dois vous verbaliser. »
J’y crois pas. Il ouvre sa sacoche et sort une machine genre lecteur de carte bleue en me regardant très sérieusement. Je suis tellement étonné que je pioche sans réfléchir mon portefeuille dans ma poche arrière et lui tend ma carte d’identité. Il tapote son écran avec un stylet pendant que je regarde les gens autour mais ils détournent tous la tête.
« Vous avez un moyen de paiement sur vous Monsieur ? »
Je lui file ma carte bleue. Quarante huit euros. Bam. Je tape mon code, toujours sans réfléchir, il me tend un ticket et mes papiers en disant :
« Voilà Monsieur, merci. Ce ticket est valable toute la journée sur le réseau TCL. »
Je suis estomaqué. Encore heureux que j’ai pas à payer d’autres tickets aujourd’hui, je viens de cramer une journée de travail pour m’être fait surprendre par un flic en civil. Pas un flic je sais mais c’est tout comme.
—
Quatre jours plus tard je prends le tramway et composte mon billet à peine monté à bord. Pas envie de me faire avoir deux fois. Un type qui rentre juste après moi ignore la machine. Je l’arrête et lui dis de faire gaffe, que le gros type là-bas avec une banane en croco est peut être un contrôleur. Il jette un œil méchant à l’homme en question, me remercie en grommelant et sort un ticket de sa poche pour nourrir la bête.
On passe tous les deux le voyage à fixer le gars, qui observe distraitement les voyageurs monter à chaque arrêt. Tout le monde valide son titre de transport, impossible de savoir le fin mot de l’histoire.
Le lendemain, je dois prendre le métro. Je m’approche du distributeur, pas très serein, quand une fille qui sort par le portique s’approche de moi et me dis avec un grand sourire :
« Tenez si vous voulez mon ticket il est encore bon une demi-heure. »
Un type nous regarde, il a un sac en bandoulière noir. Je refuse sèchement, la fille hallucine. J’insère ma carte bleue dans la machine. Dans le métro, personne ne parle, personne ne regarde personne. Ca donnerait quoi si
tout le monde pouvait lire dans les pensées des autres ? Ou si on pouvait tout simplement entrer dans la rame et se mettre à parler avec n’importe qui ?
—
Les jours suivants, quand j’ai dû prendre le tram, j’ai composté à chaque fois mon billet. Ca m’a coûté plutôt cher. J’ai vu un type se faire contrôler par un civil. À l’arrêt d’après, j’ai vu quelqu’un monter sans valider son ticket. Je lui ai fait de grands signes en désignant clairement du regard l’homme avec la sacoche derrière lui, mais il n’a pas compris. Abruti, quarante huit euros.
—
J’ai fini par passer mon temps à observer tout le monde, pour repérer les contrôleurs. Je commence à avoir l’œil, à repérer leurs sacs, leurs comportements, leurs regards pas vraiment discrets. Ensuite j’essaie de prévenir ceux qui montent sans ticket.
Ca ne me coûte rien, et même ça m’occupe pendant le trajet. Mais je passe un peu pour un taré à mater les gens comme ça. On m’a déjà fait des remarques, et à force j’ai arrêté.
Tout le monde commence à regarder tout le monde bizarrement dans les transports. Même ceux qui ont un ticket jouent à trouver le contrôleur en civil. À force tout le monde en est un. Ou personne. D’ailleurs, depuis quelques temps je n’en repère plus beaucoup. Comme s’il n’y en avait plus.
—
Un jour je décide de faire le test. Je monte dans le tramway et ignore volontairement la machine. Je reste debout contre l’extrémité de la rame. Tout le monde me regarde, me fait les gros yeux, les gens se regardent entre eux. Je commence à stresser, chacun d’entre eux pourrait être un contrôleur. Tout le monde se surveille et se guette, s’offusque de celui-ci qui ose monter sans valider son titre de transport alors qu’il y a des contrôleurs partout. La tension monte mais rien ne se passe. Arrivé à mon arrêt je descends.
Je prends une correspondance, et monte dans le bus, sans billet. Le chauffeur, sympa, me dit de faire gaffe, que maintenant il y a des contrôleurs en civil. Je me marre :
« Je sais merci ! »
Je refais le test. Si ça se trouve, maintenant que la présence des contrôleurs en civil est inscrite dans toutes les têtes, même plus besoin d’en mettre : on se surveille les uns les autres, et comme la menace est partout, plus personne ne prend le risque de voyager sans payer, ou de partager son ticket encore valable avec quelqu’un.
Imagine le délire si tu le proposes à un contrôleur en civil.
Je m’assoie près du fond et attend. Il y a plusieurs personnes avec des sacoches suspectes, une femme et deux hommes. Ils m’ont tous vu entrer sans composter. Je serre les dents et les poings, avec toujours sur moi ces regards surpris de l’inconscience dont je fais preuve. Rien ne se passe.
—
Le lendemain, heureux et fier de ma découverte, je ne jette pas un œil au distributeur de billets, ni à la machine à l’entrée du métro. Je m’engouffre derrière une dame avant que le portique ne se referme. Toujours le même silence dans la rame, la méfiance règne.
Avant c’était simplement l’indifférence, la barrière sociale imposée par la ville, les codes, la proximité. Le silence qui s’autoalimente. Qui grossit chaque mot prononcé.
Maintenant c’est une ambiance de guerre civile, chacun se jauge et examine les faits et gestes de l’autre. Parfois des remarques fusent, des insultes même, il paraît que certains en sont venus aux mains à force de se sentir fixés.
La fraude n’existe plus, mais une atmosphère glauque règne dans les transports en commun.
Je suis le seul à être serein. Je souris même de ces airs malsains, j’ai envie de leur expliquer le subterfuge des TCL.
C’est là que je remarque au bout de la rame un homme qui me regarde droit dans les yeux, qui semble même me fouiller de loin, chercher quelque chose en moi. Je commence à avoir une boule au ventre. Me suis-je trompé ? Je regarde ailleurs, mais tombe direct sur son reflet dans la vitre. Sa silhouette de trois-quarts bloque toujours sur moi. Il remarque même mon manège et fait volte-face pour m’examiner à nouveau dans le miroir de plastique.
Soudain ses sourcils se soulèvent, et son visage prend un air décidé. Il se met à marcher vers moi. Je tourne la tête et le vois déjà tout proche, souriant d’un air carnassier.
Je n’ai pas du tout quarante huit euros à mettre dans une amende. J’ai déjà deux mois de loyer de retard, dont un passé à payer des tickets TCL trop chers. Je panique, j’ai l’impression que tout se passe au ralenti. Les gens regardent l’homme traverser la rame comme un lion fondant sur sa proie. Je n’ai pas envie de payer, je paie déjà tout le temps, pour tout. Je serre les poings. Je ne lui laisse même pas le temps de parler.
Hier, j’ai frappé un ami d’enfance qui m’avait reconnu dans le métro. Trauma crânien en cognant le sol, dix-huit points de suture.
Claustinto
Lire aussi sur Rebellyon :
Le scandale du racket des TCL ! Les fraudeurs étaient les boucs émissaires qui cachaient la forêt d’actionnaires !
Compléments d'info à l'article
Proposer un complément d'info