1.
« Non plus fixer et marquer le territoire, mais laisser faire les circulations, contrôler les circulations, trier les bonnes et les mauvaises, faire que ça bouge toujours, que ça se déplace sans cesse, que ça aille perpétuellement d’un point à un autre, mais d’une manière telle que les dangers inhérents à cette circulation en soient annulés » (Sécurité, territoire, population). C’est ainsi que Michel Foucault décrivait la fonction des dernières nées des technologies de pouvoir : les dispositifs de sécurité. Là où la vieille souveraineté écrasait et suppliciait les corps pour ramener l’ordre, là où les sociétés disciplinaires les rassemblaient et les dressaient afin de les normaliser, il faut reconnaître une certaine subtilité de nos démocraties biopolitiques dans l’art de perpétuer l’ordre social. C’est désormais à partir de la liberté des sujets, de leur droit à avoir des droits, et d’abord celui d’être écarté de toute menace, leur droit à aller et venir comme ils l’entendent, que se fonde leur pouvoir. « Métropole » est l’un des noms de ce nouveau pouvoir.
1.1
Il n’y a qu’à lire les constats alarmistes des géographes quant aux « phénomènes d’hybridation entre le rural et l’urbain » pour se convaincre que nous sommes les premiers humains à évoluer désormais ni tout à fait dans des villes, ni tout à fait dans des campagnes, mais dans des métropoles. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux et découvrir les « nouvelles architectures modernes » pour se rendre compte que nous sommes les premiers à devoir « vivre » dans des espaces complètement artificiels, des univers métropolitains où chaque aspect de la vie, chaque besoin, chaque désir est pris en charge par une somme d’institutions, de dispositifs. Lorsqu’une firme américaine, qui fabriquait jusque là des microprocesseurs, se met en tête de « construire des villes plus intelligentes », c’est que ce mouvement de sécurisation, d’aménagement, d’« écologisation », de fluidification de la métropole n’est pas prêt de s’arrêter. Et à chacune de ces avancées, c’est un peu de notre capacité d’action qui disparaît, et de nouvelles dépendances qui s’établissent.
1.2
Personne dans l’histoire n’avait vu, n’avait fait l’expérience d’existences comme les nôtres, où tout – de la naissance jusqu’à la mort en passant par l’amour, l’habitat, l’agriculture – est aménagé à l’aide de procédures, planifié avec des normes, si totalement, si finement. Nous sommes bien les premiers dans tous ces domaines. Nous nous serions bien passés de ce privilège.
1.3
Dans leur fuite hors des plantations américaines, les esclaves africains avaient bien quelques lieux à rallier, les quilombos, ces camps d’esclaves évadés d’où des révoltes pouvaient se préparer, d’où une vie insoumise pouvait s’organiser en dehors du monde colonial. Cette société avait encore quelques en-dehors qui échappaient à son emprise. Dans notre fuite, nous avons bien du mal à distinguer ce que nous pourrions rallier. Et pour cause : ce qui nous affaiblit, ce qui nous tue à petit feu, ce qu’il nous faut déserter est aussi, dans le même temps, ce qui nous maintient en vie.
2.
Depuis une dizaine d’années, les petits globes de surveillance ont fait leur apparition massive. Ce ne sont bien sûr pas les seuls dispositifs de sécurité dans une ville comme Lyon : digicodes, serrures, panneaux de signalisation & passages piétons, citoyens, patrouilles de flics qui sillonnent les rues, radars, parcmètres, vigiles associés aux nouvelles Zones de Sécurité Prioritaires, architecture à la Haussmann. Tout cela ne fait pas que s’ajouter à la ville, que la parsemer ça et là. Il n’y a pas la ville et certains dispositifs de sécurité en plus. Tout cela la reconfigure pratiquement. Tout cela tend à remplacer, à devenir la ville.
2.1
Prenons un exemple : l’usage, en matière de renseignement militaire de la vidéo-surveillance. Les caméras ne se sont pas simplement ajoutées à l’arsenal existant. Elles ont reconfiguré les manières de faire de l’armée, comme elles ont redéfini pratiquement ce qu’était le combat avec cette invention que représentent les drones, ces avions sans pilote qui pratiquent la chasse à l’homme à l’échelle mondiale en tuant sans risque, chaque mois, des dizaines d’insurgés au Moyen-Orient – lesquels drones ne sont jamais autre chose que des caméras volantes haute-résolution équipées de missiles.
3.
Du point de vue étatique, une ville, ce n’est jamais qu’une accumulation sans fin de problèmes pour lesquels il faut sans cesse bricoler des solutions à la hâte.
3.1
Je ne veux pas parler spécifiquement des quartiers populaires et de leur propension historique à l’émeute, au soulèvement séditieux. Mais plutôt de ces criminologues qui leur reprochaient, hier comme aujourd’hui, de véhiculer le crime, comme la médecine prépastorienne leur imputait la propagation des maladies. Je veux parler de la ville en tant que telle, mettons depuis deux siècles.
4.
Du point de vue gouvernemental, donc, la ville n’est qu’un amoncèlement de problèmes dont la police va, dans chacun des cas, apporter des solutions. Problèmes des épidémies, des contagions fulgurantes et des hécatombes qui s’en suivent, problèmes de pauvreté, de l’oisiveté des Apaches de la Belle Époque et des « bandes » d’aujourd’hui, problèmes des insurrections répétées, problème de la ville qui s’encombre, des rues embouteillées, des marchandises qui circulent toujours plus difficilement, problèmes de la disette et des troubles qui s’en suivent, etc. L’essentiel des réponses qui vont être apportées - trouer la ville dans tous les sens pour permettre de meilleures circulations, pour la fluidifier, mettre au point les premières règles de circulation automobile, développer un urbanisme « social » avec la construction d’écoles, de dispensaires, de bain-douches devant assurer une certaine hygiène aux prolétaires et du même coup une certaine moralité, créer des jardins publics, des réseaux urbains de rigoles et d’approvisionnement en eau – viennent de médecins, de théologiens, d’architectes, de préfets, de chimistes, de physiciens, d’avocats, bref de toute une police de la vie qui se met en place à cette époque.
4.1
Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le terme « police » ne désigne pas particulièrement l’institution policière mais « l’ensemble des mécanismes par lesquels sont assurés l’ordre, la croissance canalisée des richesses et les conditions de maintien de la santé "en général" » (Foucault dans La politique de la santé au XVIIIe siècle).
4.2
« Tout ce qui sert au maintien du bon ordre de la société est du ressort de la police » (Catherine II).
4.3
Si on s’ingénue tant à introduire le confort, l’air, la lumière et l’hygiène – préoccupation de progrès – dans la cité ouvrière du XIXe siècle (qu’on tend de plus en plus à installer en périphérie), c’est qu’on veut en faire le tombeau de l’émeute – préoccupation d’ordre. Où l’on voit bien que, dans la raison urbanistique, l’ordre et le progrès ne vont jamais l’un sans l’autre.
4.4
Dès que l’urbain a commencé à être sérieusement pensé, il l’a constamment été à travers l’ordre et le progrès. C’est à travers la course au progrès que l’ordre va être assuré, et c’est l’ordre qui rendra possible le progrès. C’est en réorganisant l’espace, en le modulant, qu’on va pouvoir résoudre un par un les problèmes urbains. Percer de nouvelles voies pour relier de nouveaux nœuds de circulation, dégager de la place pour de nouveaux immeubles et éventer les vieux taudis aux effluves révolutionnaires. Installer les grandes manufactures à l’extérieur des villes pour faire disparaître les quartiers populaires et les solidarités qui y existaient. S’assurer que les nouveaux grands boulevards ne soient plus des lieux de stationnement-socialité mais de circulation. Tout ça participe d’un même mouvement, d’un même projet, une gigantesque entreprise de désarmement de la ville. Au fur et à mesure que s’effacent les usages traditionnels de la ville, et que d’autres lui sont substitués, le déplacement des êtres s’accélèrent, on passe de la ville-marais où tout a tendance à rester, s’accumuler, stagner, à la ville-flux où tout circule, respire, est pris dans une cadence ; tout point géographique doit être relié/reliable facilement depuis un deuxième point proche. Ce qui finit par limiter drastiquement les marges de manœuvre des insurgés pendant les troubles sociaux, car il en faut de la lenteur pour préparer une insurrection. L’urbanisme, celui d’Haussmann et son culte des axes comme celui d’aujourd’hui, n’a jamais été un urbanisme « thérapeutique », progressiste, sans être en même temps une des manières de s’assurer le plus de prises possibles face à ces risques latents.
4.5
À propos du projet de Zone d’Aménagement Concerté de Vénissy sur le plateau des Minguettes : « En reconstruisant un quartier avec de vraies rues commerçantes, on exclura les activités mafieuses et les traffics ne pourront plus s’y exercer » (Les ghettos de la République). André Gérin, ancien maire sarkommuniste de Vénissieux, pense, comme au siècle dernier, que lorsque la lumière pénètre quelque part, quand un lieu rentre dans la sphère de la visibilité, la morale l’accompagne forcément. André Gérin est-il l’arrière petit-fils caché d’Haussmann ?
4.6.
Installer des caméras de vidéo-surveillance dans une ville est un acte qui prolonge de manière cohérente celui consistant à numéroter les immeubles des rues. Pour quiconque habite un lieu, y a ses amis, ses histoires et ses attaches, il n’y a aucune nécessité à ce que les logements soient numérotés : on sait qui vit où, on connait le territoire parce qu’on en est – on n’est pas de nulle part. C’est véritablement pour faciliter les interventions de la police que se met en place ce système de cartographie, pour lui permettre d’intervenir plus rapidement, dans des territoires qu’elle connaît mal. Et si, au début du XIXe siècle, les artisans chargés de numéroter les rues rencontraient encore de l’hostilité de la part des habitants, si bien qu’ils ne pouvaient accomplir leur sale besogne que la nuit, force est de reconnaître qu’aujourd’hui l’installation de la vidéo-surveillance s’effectue dans une certaine indifférence générale.
4.7
En toute logique, vouloir la fin de la vidéo-surveillance implique aussi de vouloir la fin de la numérotation des rues, en fait de tout ce qui rend gouvernable un territoire. Et c’est depuis un ancrage territorial que cette lutte peut se lancer.
5.
« Il n’est pas de symptôme plus lugubre de la décadence. À mesure que Rome tombait en agonie, ses monuments surgissaient plus nombreux et plus gigantesques. Elle bâtissait son sépulcre et se faisait belle pour mourir », (un certain Auguste Blanqui, visionnaire en son temps).
6.
Concrètement, comment se réaménage une ville ? Si on veut aller au plus rapide, la loi d’expropriation de 1841 n’est même plus nécessaire : on peut aussi bien faire sortir de terre ex nihilo un quartier tout entier. C’est par exemple le cas de la zone du Carré de Soie à Vaulx/Villeurbanne ou encore du nouveau quartier des Confuences au sud de la presqu’île avec son architecture « avant-gardiste et non-polluante » et où tout a été pensé à l’avance : habitat, énergie, commerces, services, espaces de loisirs, transports « doux » pour que « l’environnement reste préservé ». C’était sous la bannière de l’impératif sanitaire que l’urbanisme se lançait auparavant à l’attaque de la ville, c’est maintenant au nom de l’urgence écologique qu’il progresse. Après nous avoir fait le coup de la médicalisation de l’urbanisme, une clique d’architectes et de décideurs politiques nous font celui de son écologisation.
6.1
Deuxième option : on peut aussi détruire/reconstruire certains quartiers, filtrer la population, enfouir la mémoire des lieux en détruisant leurs traces. C’est cependant une entreprise qui prend du temps. S’il faut relativement peu de temps pour transformer un tripot en bar lounge à la mode, changer l’ambiance, la physionomie d’un quartier comme celui de la Croix-Rousse demande plus de patience. Qui se souvient que c’est de cette colline ouvrière, aujourd’hui occupée par la petite bourgeoisie de gauche, que la révolte des Canuts de 1831 s’élança sur le centre-ville au cri de « Vivre libre en travaillant ou mourir en combattant » construisant des barricades et affrontant l’armée ?
6.2
Petite parenthèse : dans la configuration sociale actuelle où l’horizon révolutionnaire de la plupart des grèves s’est évanoui au profit d’un « Sauvons les meubles » général, le slogan révolutionnaire devient plutôt : « Vivre en combattant ou mourir en travaillant ».
7.
L’enjeu pour le pouvoir, pour tout pouvoir quel qu’il soit – aussi bien au sein d’un couple que d’un État-nation –, c’est de pouvoir gouverner à sa guise. En toute tranquillité. Bien gouverner, c’est-à-dire gouverner de manière moderne – gouverner finement pourrait-on dire –, ce n’est plus tant réprimer violemment et interdire tout ce qui s’oppose et résiste, c’est bien plus rendre docile et obéissant. C’est rendre coopérant ce qui vous fait face. En conséquence de quoi, l’angoisse de toute domination est de découvrir que ce qu’elle croyait acquis à sa cause en réalité lui échappe, n’est déjà plus tout à fait sous son contrôle.
8.
Dans les métropoles contemporaines, où la plupart des déplacements sont sollicités par le travail – ou l’espoir d’en trouver un –, il apparait qu’une des manières de gouverner une population réside dans sa visibilité. Tout voir, être en capacité de pouvoir observer à chaque instant ce qui se passe sur son territoire, voilà le rêve de tout pouvoir. Désormais, que ce soit dans un supermarché, une cour de récré, une prison ou sur une grande place, la conception et la disposition de l’espace tendent inévitablement vers ce même but : qu’aucune zone d’ombre ne subsiste, que tout soit visible et transparent, les lieux comme les gens. Tel est le nouveau mot d’ordre qui s’incarne dans l’urbanisme moderne. Car l’une des premières nécessités pratiques de tout dissident, c’est de pouvoir rencontrer ses semblables, de pouvoir s’organiser secrètement avec eux. S’organiser non comme les partis et les syndicats en étant transparents et visibles. S’organiser à l’abri des regards. L’impératif de visibilité – qu’on retrouve jusque dans certains revendications : visibiliser telle ou telle cause – est contraire à la politique conspirative. Certains architectes manient l’euphémisme en parlant de « prévention situationnelle » pour désigner cette nouvelle manière de concevoir l’espace et les corps qui y circulent ; on pourrait parler plus prosaïquement d’architecture contre-révolutionnaire.
8.1
Cette préoccupation de visibilité ne date pas d’hier. Déjà suite au Printemps des peuples de 1848 où les velléités nationalistes italiennes furent écrasées, la souveraineté autrichienne se réorganise au sein de la République de Venise. Notamment, les auberges vénissiennes typiques sont réaménagées. Avec leur architecture compartimentée semblable à des wagons de train (chaque table est séparée des autres par des parois en bois), les autorités autrichiennes les jugent, à juste titre, trop propices aux discussions secrètes et à l’organisation de complots. On enlève donc les parois boisées pour rendre l’espace ouvert, visible, un peu sur le modèles des vieux bureaux cloisonnés devenus aujourd’hui des open spaces.
8.2
Ce rêve d’omniscience du pouvoir vis-à-vis de sa population a été réalisé au cours des siècles par l’Église qui, du fait de son maillage territorial étendu, était en mesure d’exercer un droit de regard sur ses ouailles, sur leurs âmes et leurs conduites afin de les guider vers leur salut. Depuis que les églises ont abandonné cette fonction et qu’elles ne sont plus que des « lieux de patrimoine », c’est la métropole qui a pris la relève. C’est son agencement, ses grands axes, ses jardins aérés et ses éclairages diffus qui permettent ce déploiement inédit de la visibilité. On dira : l’impératif de visibilité s’est sécularisé.
9.
Les caméras sont bien la matérialité d’une certaine utopie politique : un espace homogène entièrement quadrillé, délimité et sans dehors. Le genre d’espace au sein duquel la vie contient à peu près autant de joie qu’un trajet dans les TCL aux heures de pointe. Mais cette utopie politique a ses revers : la forêt par exemple. La forêt ne se laisse pas délimiter, elle est mouvante. À moins d’y habiter soi-même, on ne sait pas à l’avance précisément quelles sont les peuplades et les tribus qui y ont élu domicile. Ce sont de tels espaces, rétifs à toute cartographie, dont se sont naturellement emparés tous les persécutés de l’histoire : des communautés hérétiques aux bandits sociaux méridionaux, des sorcières des siècles passés jusqu’aux communes de Notre-Dame-des-Landes et aux mouvements de guérilla sud-américains.
10.
Les caméras, comme la présence des forces de l’ordre, participent à la pacification de la ville. Elles sont l’une des formes diffuses de la présence policière. À la Guillotière, place du Pont, la police n’est pas seulement présente lors de ses interventions pour arrêter les biffins ou « casser les trafics » lors des rafles spectaculaires, bien orchestrées pour marquer les esprits. Elle l’est à chaque instant, par l’intermédiaire de son réseau de petits globes noirs qui épient, enregistrent les faits et gestes et qui, le moment venu, pourront toujours être utilisés à charge contre tel ou tel. C’est d’ailleurs le propre des dispositifs de sécurité de fonctionner non pas sur un mode ponctuel mais de manière continue, sans jamais s’arrêter.
11.
C’est bien souvent en situation de crise qu’on découvre à quel point ces dispositifs peuvent, chacun à leur manière, rendre la vie impossible à ceux qui ne filent pas droit. En temps normal, la masse des dispositifs de contrôle participent à faciliter l’écoulement régulier et prévisible des flux métropolitains : automobiles, marchandises, énergie, informations, argent, corps. En périodes de troubles, les caméras identifient, aident à la capture.
12.
La métropole fait coïncider ce qui pouvait autrefois paraître contradictoire : d’un côté, un objectif de sécurité maximum, et de l’autre, une fluidité optimale. Un peu sur le modèle de fonctionnement d’un aéroport : il faut que ça aille vite, mais dans le même temps que tout soit contrôlé (les objets comme les personnes). Ces deux contraintes ne sont jamais séparables. L’une ne pouvant prendre le dessus sur l’autre. D’où cette vérité : dans une société où la fluidité est inséparable de la sécurité, attaquer la police et bloquer l’économie relèvent bien souvent d’un seul et même geste.
13.
Eco-quartiers, nouvaux compteurs Linky, voitures électriques avec leurs bornes de rechargement, Vélo’v, expérimentation de la navette Navia rue de la Ré’. Lyon change à vue d’œil. Une nouvelle ville apparaît sous les décombres de l’ancienne. Une « métropole europpéenne » comme aime à la qualifier ses promoteurs, qui n’est pas dissociable d’un climat guerrier, d’une guerre qui ne dit pas son nom. Une guerre silencieuse faite à tous ceux auxquels aucun de ces équipements n’est destiné, ceux qui ne participent pas assez à la valorisation du Capital, qui font un peu tâche sur le tableau. Finies les pentes de la Croix-Rousse squattées et rebelles des années 80-90. Place aux galeries d’art débiles et aux bars branchés. Place au nouveau quartier des Confluences, au Carré de Soie et à son gigantesque complexe commercial. Place à l’occupation policière de la place du Pont à la Guillotière, qui a fini par avoir raison de son marché sauvage et d’une partie du bizness de shit. Haro sur les prostituées de Perrache virées inlassablement de leurs emplacements, finalement repoussées dans le quartier de Gerland et en dehors de Lyon. Exit les campements et les squats de Rroms, harcelés et dispersés tous les mois.
13.1
Si la métropole reconnaît ces existences indésirables et les traite sur un mode hostile, il y a aussi celles qui sont désirables. Des vies qui s’accordent avec elle. Tous ceux pour qui tous ces aménagements et ces changements urbains sont pensés, ceux qui acceptent de jouer le jeu, de participer aux conseils de quartiers, de trier leurs déchets, de maitriser leur empreinte carbone, de travailler à leur employabilité et qui sont heureux du réaménagement des berges du Rhône, parce que quand même ça ne pouvait plus durer. Ceux qui veulent s’intégrer et participer à leur tour à ce fantasme collectif : celui de métropoles entièrement pacifiées, traversées de nuées de cadres, jeunes, fringants et dynamiques, se déplaçant à Vélo’v depuis leurs pavillons résidentiels jusqu’aux quartiers d’affaires, sous l’oeil des caméras de "vidéo-protection". Ce rêve, c’est-à-dire notre cauchemar, qui devient chaque jour un peu plus réalité, il faut s’attacher à le ruiner.
14.
Par métropole, nous entendons a minima tout ce qui d’une manière où d’une autre rend les vies communistes impossibles.
15.
Les caméras sont un de ces dipositifs qui contribuent à faire des gens une population et non un peuple. La population est ce qui existe en temps normal, c’est-à-dire quand tout fonctionne. Le peuple, en revanche, existe rarement. C’est dans des moments historiques très particuliers que se dresse quelque chose qu’on peut appeler le peuple. C’est le peuple qui a affronté la police place Taksim en Turquie, c’est encore lui qui tenait la rue pendant les dernières révoltes en Tunisie et en Egypte, et on retrouve sa trace après n’importe quel affrontement avec la police dans un quartier. L’irruption du peuple ne manque jamais de rappeler aux gouvernants de tout poil leur finitude, et finalement le caractère toujours contingent de leur pouvoir.
16.
Quand la novlangue impériale assume un tournant pastoral en parlant désormais de « vidéo-protection » à la place de « vidéo-surveillance », certains s’indignent de ce que les décideurs chercheraient à masquer l’aspect « sécuritaire », « oppressif » de l’attirail. Pourtant, cette nouvelle notion ne fait que rendre encore plus sensible l’adéquation d’une technologie avec son objectif politique : prendre soin de sa population, la protéger contre des risques.
17.
Que disent les caméras ? Que nous signalent les espaces qui se présentent comme « vidéo-surveillés » ? Que tout déplacement dans l’espace public comporte un risque pour soi, pour les autres. Dans une démocratie biopolitique, le risque est ce qui existe sur le mode de la possibilité, et qui, du fait de cette propriété, doit être toujours prévenu, conjuré. En tant que délinquant-criminel-potentiel ou victime-potentielle, la présence de corps dans l’espace public comporte toujours des risques. À la limite, se déplacer dans la rue, c’est déjà encourir un risque, se mettre en danger. Dans certaines banlieues résidentielles américaines où le processus de métropolisation de l’espace et des mentalités est déjà salement avancé, le simple fait de se déplacer à pied sans utiliser sa voiture fait de vous quelqu’un d’un peu louche, déjà presque suspect.
18.
Se promener dans le centre commercial de la Part-Dieu, soit la zone où la densité de caméras de vidéo-surveillance est la plus forte sur Lyon, c’est faire une expérience étrange. C’est se confronter à une sorte de regard sans visage.
18.1.
Jadis, l’expérience disciplinaire "être vu sans jamais voir" était réservée à des groupes bien spécifiques (les prisonniers, les fous), elle avait lieu dans des espaces bien délimités et fermés (la prison, l’hôpital). C’était en fait l’expérience que ne pouvait manquer de faire ceux qui débordaient le cadre social et qui le mettaient en péril. Aujourd’hui "être vu sans jamais voir", c’est l’expérience que tout un chacun est en mesure de faire dès qu’il sort dehors, dès qu’il pénètre dans les transports en commun, dans un commerce ou un aéroport. Comment, dans ces conditions, continuer à associer vidéo-surveillance et répression ? Au contraire, la démocratie biopolitique et ses dispositifs ont cette vertu de démocratiser des expériences de vie autrefois réservées à une minorité de privilégiés.
19.
Qu’est-ce que les caméras combattent ? Ou plutôt que veulent-elles réduire ? La probabilité d’un acte, d’un geste inattendu. La conduite principale que distillent les caméras dans la métropole, c’est « attention, ne faites pas un pas pas de coté, nous avons la possibilité de toute voir ». Agir avant la faute, pour l’empêcher de se produire. Comme le contrôle fiscal, avant tout là pour dissuader ceux qui pourraient être tenter de ne pas jouer le jeu, la vidéo-surveillance adopte une conception dissuasive de la surveillance ; l’âge purement répressif appartient au passé. C’est, du fait de la sophistication de la technologie, la possibilité jamais complètement écartable d’être sous surveillance qui doit amener chaque passant à « bien se comporter », comme chaque contribuable va tendre à adopter de lui-même de « bons comportements » sachant que le contrôle fiscal plane et peut s’abattre à tout moment. Comme dans le panoptique, la vidéo-surveillance repose sur la possibilité continue d’être vu : étant possiblement épié par les petits globes noirs, l’individu-qui-pourrait-être-tenté va choisir d’agir comme s’il était observé.
20.
Entendons-nous bien : n’en déplaise à tous les collectifs de « défense de la vie privée », ce n’est sûrement pas Big Brother qui nous guette. Ce qui nous entoure, ce qui fait la matière de nos existences immunisées n’est pas une sorte de structure disciplinaire gigantesque avec un centre qui serait là pour surveiller à chaque instant ce que chaque individu fait, où il est, s’il est à sa place ou non. L’écueil gauchiste est de croire que les caméras sont les prémisses, les premiers signes d’un régime néo-fasciste. Tchao 1984 et sa critique d’une société totalitaire. Le théâtre des opérations où nous évoluons n’est pas celui-ci. Nous vivons autre chose dans les espaces vidéo-surveillés de la métropole lyonnaise. Nous sommes en face de quelque chose de bien plus fin, de légèrement plus pervers. Nous sommes face à un pouvoir plein de sollicitude, nous sommes face à un berger qui veut protéger ses troupeaux, et les protéger malgré eux si il le faut. C’est le pouvoir pastoral dans toute sa force. Malgré sa tête de Gollum, Gérard Collomb est un être foncièrement bienveillant.
20.1
Le geste politique n’est par conséquent pas de dénoncer la vidéo-surveillance comme un sale petit secret inavouable : les autorités se félicitent publiquement et continuellement du déploiement de nouvelles caméras de vidéo-surveillance, elles assument sans problèmes. Il réside dans la capacité à édifier des contre-mondes, des collectivités non-étatiques où les rapports de pouvoir ne soient plus ceux d’un berger pour ses brebis.
21.
Face à ses populations cheptélisées, le pouvoir aime à rappeller périodiquement cette évidence : « sans nous pour vous défendre, vous n’allez pas faire long feu ; vous êtes fragiles, la menace est partout, nous seuls, grâce à notre haut degré d’organisation, sommes en mesure de vous protéger ». Et effectivement, il y a quelque chose de vrai dans ce discours : c’est que dans l’espace public, nous sommes effectivement la plupart du temps vulnérables, nous y existons comme gibier, comme proies. Pour les flics, les contrôleurs TCL, les bandes rivales. C’est la condition de citoyen dans cette société, c’est-à-dire l’être le plus séparé et le plus isolé qui soit, l’être sans alliés et qui à chaque injustice est prêt à s’offusquer et faire appel à la loi pour faire valoir son bon droit, c’est cette condition qui est la véritable faiblesse.
22.
Il n’est pas rare que les critiques entretiennent à l’égard de leur objet une certaine complaisance. La présence de caméras suscite souvent d’étonnantes réactions critiques. Par exemple, il arrive que la gauche s’emporte contre la vidéo-surveillance au nom de principes suspects comme la défense de la « vie privée ». Ou qu’elle s’efforce de critiquer les possibles utilisations « perverses » de la vidéo-surveillance. Un rapide survol du discours de ses promoteurs montre qu’eux aussi veulent une vidéo-surveillance éthique et propre, qui respecte l’intimité ; eux-aussi veulent des opérateurs bien formés, ne faisant que leur travail et n’ayant pas d’utilisation perverse du dispositif. Ce n’est pas fortuitement que les discours se rejoignent, c’est qu’au fond, ils veulent la même chose.
23.
C’est par la bouche de ses sociologues attitrés qu’il arrive à la gauche de se plaindre de son « inefficacité », d’un impact minime sur la délinquance et d’en appeler à encore plus d’études, de bilans chiffrés. Comprenez : si jamais elles permettaient de retrouver plus systématiquement les « auteurs d’infractions », d’arrêter et d’incarcérer plus de gens, alors elle les accepterait volontiers. Bien sûr jamais la gauche ne s’interroge sur ce qu’il y a à défendre dans la vie privée moderne, sur son caractère désirable, si la diminution de la délinquance est quelque chose de souhaitable. D’ailleurs, à bien regarder, les caméras ne sont pas une atteinte à la « vie privée ». Elles sont au contraire ce par quoi se maintient cet idéal misérable : avoir le droit d’avoir ses idées, son compte en banque et son sac à main. Avoir finalement le droit d’être un individu séparé de ses semblables. À ce concept fumeux de vie privé, il faut opposer celui d’intimité qui, elle, peut être collective.
23.1
Quand on nous dit : les caméras sont en mesure d’identifier les « auteurs d’infractions et d’agressions » dans l’espace public, on sous-entend qu’il est impensable que nous puissions commettre des délits. À chaque débordement, à chaque événement qui dégénère, on nous parle de « délinquants », de « barbares », de « jeunes désocialisés », l’air de dire : ces gens-là ne sont pas comme vous et moi, jamais quiconque de sensé ne pourrait se laisser aller comme ça. Par là on nous éloigne de notre propre latence rebelle. On veut nous faire oublier que, sauf à avoir une existence entièrement soumise, on a toujours quelque chose à se reprocher.
24.
Une application baptisée « SceneTap » sur SmartPhone créée pour « vous fournir une nouvelle expérience de vie nocturne ». Selon plusieurs critères choisis par l’utilisateur, l’application suggère le meilleur bar ou resto à proximité en fonction du taux de remplissage, de « l’ambiance », de la répartition homme/femme, de l’âge moyen des jeunes-venus-s’éclater, des prix, réductions, etc. Comment la magie opère-t-elle ? En utilisant les caméras des bars candidats. Des machines traitent et analysent les données à l’aide d’un logiciel de reconnaissance faciale. Dans un monde où le projet cybernétique se réalise chaque jour un peu plus, une interrogation aussi triviale que « allez, où on sort faire la fête ce soir ? » devient une question qui appelle une réponse quasi-scientifique en mesure de produire de la valeur économique. Cette histoire suffit à elle seule à démontrer à quel point les critiques sur le coté « sécuritaire » sont ineptes face à la vidéo-surveillance : on voit bien que les caméras font écho à un mode de vie : urbain, électronique et rapide. Face à cela, les jérémiades concernant le respect de la vie privée apparaissent décalées, presque comme sorties d’un autre âge : évidemment qu’il faut des caméras pour pouvoir sortir le soir et s’éclater dans les bars répondra le branché métropolitain, comment ferait-on autrement ?
24.1
Une forme-de-vie est toujours liée à certains usages, à certaines traditions, à certains objets et une manière de se rapporter à eux. De même, pendant la conquête de l’Ouest américain, le dispositif des fils de barbellés et les frontières qu’il délimitait étaient incompatibles avec les vies des tribus indiennes, leur art de la chasse, leur nomadisme, de même il y a des vies qui sont incompatibles avec le dispositif de la caméra de surveillance.
25.
Repérer le placement exact des dispositifs de surveillance qui interdisent certains gestes et donc les angles morts et les espaces hors-surveillance qu’ils ménagent. Apprendre à parcourir la ville à plusieurs, à mieux connaître ses recoins, ses points de chute, ses angles morts, à identifier les points vidéo-surveillés et ceux encore vierges, les lieux amis et ceux dont il n’y a rien à attendre. « Apprendre à se défendre collectivement pour se passer de la police. Apprendre à se défendre collectivement face à la police. » Tout ça participe d’une autre idée de la vie. Tout ça nous sort de nos existences particulières, de notre condition commune de touristes dans notre propre ville. Car la question, en définitive, est bien celle-là : à qui appartiennent les multiples territoires lyonnais ? Aux gestionnaires et autres décideurs publics qui prétendent les administrer et les configurer à leur guise, ou aux groupes d’habitants et aux bandes qui les peuplent ?
26.
C’est en tant que cartes à finalité pratique, à usage immédiat que les cartographies actuelles de la vidéo-surveillance sont intéressantes, non comme simples cartes de dénonciation.
27.
Il n’y a pas de lutte particulière à mener contre la vidéo-surveillance puisque celle-ci est solidaire d’autres dispositifs déjà là. Il n’y a qu’une lutte déjà entamée contre un monde, contre le Monde, et tous les rapports, toutes les choses, toutes les personnes qui le soutiennent. Les caméras en sont un élément. Dans leur déploiement comme dans leur utilisation, elles répandent un monde dont l’extrème pauvreté et les désastres répétés ne sont plus à démontrer. Nous avons en tête une autre idée de ce que doivent être des vies qui valent le coup. C’est tout.
Lyon le 26 août 2013
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