Les textes qui suivent s’attachent à prendre au sérieux un objet qui de prime abord semble frivol et trivial, les sentiments amoureux. Une société n’est pas viable si elle ne se montre pas capable d’assurer la reproduction de ses individus, c’est là une évidence indépassable. Pour assurer cette reproduction il faut à la fois faire des enfants et les faire grandir en tant que membres de la société. Les choix d’organisation pour mener à bien ces deux étapes varient d’un groupe humain à l’autre en fonction des structures propres de ces sociétés. La manière de faire naître un enfant et de lui faire prendre sa place dans la société porte en elle la manière dont les individus se comporteront. Elle est la lente procédure d’apprentissage de l’ordre du monde par l’enfant. Tous les gestes et les discours qu’elle porte seront ceux que l’enfant arpentera tout au long de sa vie.
Dans notre société ces deux éléments sont réunis dans le foyer qui est un ensemble composé du couple et de l’enfant. C’est le plus petit système d’organisation sociale possible. Cette organisation reflète et participe du haut degré d’importance de la propriété individuelle dans nos sociétés.
La famille telle que nous la connaissons peut être datée. Elle apparaît en même temps (XVIIe) que la bourgeoisie s’affirme comme classe et se renforce alors que disparaissent les propriétés collectives. Elle vient supplanter les anciens systèmes de filiation plus larges qui avaient cours jusqu’alors. C’est le passage de systèmes de solidarités directes entre les individus à des systèmes de solidarités fondés sur les institutions. L’exode rural et les Trente Glorieuses finiront de rendre ce modèle familial dominant.
Il semble qu’en plus de répondre à l’adaptation de la structure familiale aux fluctuations des besoins en main d’œuvre, ce modèle possède l’avantage, pour le développement de la société capitaliste, de réduire les capacités de résistance des individus en réduisant au minimum leurs liens sociaux. La famille est à ce titre, pour nous, le premier espace de solidarité ou plutôt le seul qu’il nous reste quand tous les autres disparaissent.
Dans notre monde, l’amour est le nom du discours sur les émotions que tient la société à elle-même pour maintenir cet ordre social. L’amour est un sentiment. Comme tout sentiment c’est une fiction qui permet de donner du sens à nos émotions. Ce sont des émotions exprimées à travers les mots que notre époque a construit pour elles. Cette fiction est le résultat conjugué de nos expériences sensibles et du discours dans lequel nous baignons et que nous produisons. Comme avec la famille, il est possible d’en faire une généalogie. Elle passerait cette fois des poètes arabes pré-islamique(IIIe) à nous, en suivant les influences de Cordoue(XIe) sur les poètes de langue d’oc, en passant par la première libéralisation libertine, suivie de la très stricte époque victorienne… à chacun de ces lieux et chacune de ces époques, la conception même de l’amour varie en changeant les émotions que ce sentiment englobe. Ce n’est donc pas ce que nous ressentons qui change mais bien les émotions auxquelles nous prêtons de l’importance. Les comportements mais aussi les qualités liées à ces différentes émotions sont donc encouragés ou proscrits en fonction de l’endroit d’où l’on parle. C’est donc non seulement le comportement de l’individu au sein du couple mais aussi les qualités qu’il est amené à développer qui sont conditionnées par la forme particulière de l’amour à son époque. C’est ce que l’on nomme communément masculinité et féminité et dont participent les rapports amoureux.
Si l’amour est une question sociale et que, comme nous le croyons, chaque aspect de la vie sociale doit être prise en considération par des révolutionnaires conséquent·e·s alors, l’amour est une question révolutionnaire. Les textes qui suivent et qui ont été écrits dans une dynamique de recherche sur la nature des sentiments amoureux ont pour but d’offrir un matériel de réflexion pour la pratique de ce que les anarchistes du début du XXe siècle appelaient camaraderie amoureuse et que l’on retrouve aussi sous le nom d’amour libre. Il m’avait semblé que sans réflexion collective sur nos sentiments cette pratique finissait souvent par tomber dans les travers sordides du libéralisme amoureux. Pourtant ici, seul le texte écrit à partir des Fragments d’un discours amoureux de R. Barthes abordera directement cette question. Il me semblait qu’un des points aveugles des réflexions sur le polyamour est justement ce discours amoureux à partir duquel nous partons et qu’il nous faut détruire. C’est pourquoi le sujet de cette brochure sera plus sûrement l’amour à l’époque du spectacle triomphant que des considérations sur les avantages du refus de la propriété en amour. Ceux-ci avaient déjà été abordés avec talent par mes prédécesseurs.
Dans notre combat à couteau tiré avec l’existant, il me semblait intéressent de commencer à en dessiner les contours. Donner à voir ce qu’il nous incombe de mettre à-bas.
Note sur le concept de misère sexuelle
Depuis quelques années, d’abord de l’autre coté de l’Atlantique puis plus récemment et dans une moindre mesure sur nos rivages, le concept de misère sexuelle trouve un nouvel usage. Il ne s’agit plus de décrire un état de misère affective et morale créé et entretenu par un système de norme liberticide, mais de se plaindre d’un prétendu rapport de domination du féminin sur le masculin en matière matrimoniale. Nous ne ferons pas l’insulte à la personne qui lit ce texte d’expliquer la stupidité d’une telle conception des rapports sociaux. La conscience de la misère, si elle est la source de la révolte n’est néanmoins pas garantie d’une juste analyse, ces Cyrano fragiles en sont l’inutile démonstration.
En passant à coté des aspects affectifs et moraux de la notion de misère sexuelle, ces individus se privent d’un moyen de comprendre le mal qui les ronge. Leur croyance en un droit à l’appropriation du corps de l’autre est au cœur même de la misère sexuelle qu’ils ressentent. C’est leur propre incorporation d’un modèle de norme à la fois dépassé et barbare qui est la source de leur misère. La misère sexuelle découle directement de l’incorporation chez nous des normes qui contraignent nos corps et nos pensées et si ne pas réussir à constituer un foyer peut, comme nous le verrons plus loin dans la brochure, être une des sources de notre misère sexuelle et affective, c’est bien plus l’expérience quotidienne de rapports humains pauvres et d’une sexualité dans le couple moderne massivement triste qui sont le cœur de cette question. La misère sexuelle et affective de notre époque, c’est le résultat du triomphe du spectacle sur le monde. La victoire d’une vie séparée où les rapports entre les gens se perdent dans des médiations infinies. C’est la tristesse d’une drague virtualisée, d’amitiés temporaires et de nos solitudes.
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