Nous sommes en 1921, la révolution russe est à bout de souffle. La doctrine Léniniste de l’État et du pouvoir a conduit les bolcheviks au désastre, ils sont acculés. Le petit parti bolchevik qui a pris le pouvoir en Russie en 1917 n’avait pas assez de militants pour prendre en main correctement l’appareil d’État russe. Même si ceux qui rejoignent le parti pendant les premières heures de la révolution sont pour certains des militants aguerris issus d’autres partis, une part importante de ses nouveaux membres viennent surtout profiter des places que procure le nouveau pouvoir.
L’économie du pays a été ravagée par la guerre de 14-18. Les récoltes ne sont pas bonnes, le grenier à blé de la Russie, l’Ukraine, est particulièrement déstabilisé. Les gens ont faim et froid, au début de la révolution on manque de tout. Et quatre ans plus tard, la situation ne s’est pas améliorée. Il faut dire que la population rurale a été plutôt échaudée par les élans révolutionnaires des bolcheviks et que globalement c’est toujours le bordel en Ukraine, où les bolcheviks refusent de laisser le pouvoir aux bandes de paysans anarchisants qui suivent Makhno. La guerre de défense révolutionnaire n’arrange rien : les gouvernants de l’Ouest financent une kyrielle d’ambitieux généraux qui ouvrent des fronts contre le gouvernement russe.
À cette époque, la Tcheka, la police politique, est déjà devenue un pouvoir parallèle qui exécute en secret tous ceux qu’elle juge ennemis de la révolution. Les conflits sont nombreux entre les autorités civiles et l’appareil répressif de la révolution, ils tournent régulièrement en faveur de la Tcheka. Les arrestations arbitraires, pour des broutilles, sont courantes. Dans un pays où, pour vivre, il faut régulièrement acheter des choses au marché noir, pratiquer le marché noir est aussi un motif pour finir entre les mains de la Tcheka pour « spéculation ». À ce moment les arrestations restent pourtant relativement ciblées.
Avec un contrôle total de la presse par le parti et une force de répression révolutionnaire qui agit de manière autonome par rapport aux pouvoirs politiques, la situation est particulièrement propice à la peur et avec elle la propagation de rumeurs de toutes sortes. Cette peur vient s’ajouter à la perspective, bien réelle, d’une chute imminente du régime. Les révolutionnaires sont terrifiés à l’idée de perdre le pouvoir si chèrement acquis. Ils connaissent aussi le sort des révolutions manquées et n’oublient pas les flots de sang de la Commune de paris ou de la révolution russe de 1905.
À 150 km de Kronstadt, il y a une frontière et la plaine d’où l’ennemi viendra [1]. Kronstadt c’est l’île forteresse qui protège Petrograd, l’ancienne capitale et actuel siège du Komintern [2]. C’est une base militaire majeure et c’est là qu’a commencé la légende de la révolution. Ce sont les marins de cette île qui ont assuré la victoire d’octobre [3]. La zone de Petrograd est donc au cœur de la Russie de 1921 et c’est encore une source bouillonnante d’activité révolutionnaire. Les factions révolutionnaires écartées du pouvoir (anarchiste, menchevik…) y ont encore une activité importante. Le prolétariat y est organisé.
C’est dans ce contexte que va avoir lieu le dernier soubresaut de la révolution de 1917, là même où elle avait commencé. L’étincelle va prendre le 22 février : des meetings sauvages sont organisés dans les quartiers ouvriers de Petrograd. Le 24, la grève va prendre d’abord dans quelques usines de la ville, ce premier jour ce sont quelques milliers d’ouvriers qui manifestent contre les restrictions.
Les ouvriers de l’usine de Troubotchny se sont mis en grève. Au cours de la distribution des vêtements d’hiver, les communistes ont été beaucoup mieux servis que ceux qui ne sont pas membres du Parti, se plaignent-ils. Le gouvernement refuse de prendre en considération leurs revendications tant que les ouvriers ne reprennent pas le travail. Des foules de grévistes se sont rassemblées dans les rues près des usines, et des soldats ont été envoyés pour les disperser. C’étaient des koursanti, des jeunes communistes de l’Académie militaire. Il n’y a pas eu de violence. Maintenant, les grévistes sont rejoints par des travailleurs des entrepôts de l’Amirauté et des docks de Calernaya. L’hostilité augmente contre l’attitude arrogante du gouvernement. Ils ont essayé de manifester dans la rue, mais les troupes montées sont intervenues pour les en empêcher.
Journal de Alexandre Berkman
La réaction de Zinoviev, dirigeant du soviet de Petrograd [4], va être énergique. Il décide de la mise en place de l’état de siège et d’un lock-out [5]. La Tcheka de son côté fait son office, quelques arrestations ont lieu parmi les ouvriers qui participent à la grève et parmi les socialistes et les anarchistes de la ville (puis bientôt de Russie). Face au lock-out et à l’état de siège, le mouvement prend alors de l’ampleur, et la ville est paralysée à partir du 26 février.
Forcément, on est en 1921, "touiteur" n’existe pas et en Russie l’information est un quasi monopole des bolcheviks, alors une grève sauvage dans une des villes les plus importantes du pays, ça fout le bordel. Un zbeul monstre qui charrie son lot de rumeurs, puisqu’il n’y a aucune information. En apprenant le déclenchement de la grève à Petrograd, les équipages de deux navires de la base de Kronstadt se réunissent le 26 février et décident d’envoyer une délégation rendre compte de ce qu’il se passe. En ville, les rumeurs d’arrestations massives vont bon train (rumeurs qui s’avéreront en partie justifiées). Le 27, les assemblées à Petrograd, en réponse à la répression, réclament la libération des prisonniers du mouvement. Elles demandent aussi : la levée de l’état de siège, la liberté de parole, de presse et de réunion pour les factions révolutionnaires non bolcheviks, la réélection libre des Comités d’usines et des représentants aux syndicats et aux Soviets. Pour ne rien arranger, on commence à avoir vraiment faim dans les quartiers ouvriers où les barrages militaires empêchent le ravitaillement d’arriver. La délégation fait l’aller-retour les 27 et 28 février. Forcément, quand ils reviennent, les nouvelles qu’ils portent à leurs camarades ne sont pas réjouissantes. Dans la foulée, les marins des deux navires se réunissent et votent une proclamation à soumettre au soviet de la ville.
« Après avoir entendu les représentants des équipages qui ont été délégués par l’assemblée générale des bâtiments pour se rendre compte de la situation à Petrograd, cette assemblée prend les décisions suivantes :
• I. Organiser immédiatement des réélections aux soviets avec vote secret et en ayant soin d’organiser une libre propagande électorale pour tous les ouvriers et paysans, vu que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans ;
• II. Accorder la liberté de la parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, pour les anarchistes et les partis socialistes de gauche ;
• III. Donner la liberté de réunion et la liberté d’association aux organisations syndicales et paysannes ;
• IV. Organiser, pour le 10 mars 1921 au plus tard, une conférence sans-parti des ouvriers, soldats rouges et matelots de Petrograd, de Kronstadt et du district de Petrograd ;
• V. Libérer tous les prisonniers politiques appartenant aux partis socialistes, ainsi que tous les ouvriers et paysans, soldats rouges et marins emprisonnés pour des faits en rapport avec des mouvements ouvriers et paysans ;
• VI. Élire une commission pour la révision des cas de ceux qui sont détenus dans les prisons ou les camps de concentration ;
• VII. Supprimer tous les “politotdiel”, car aucun parti ne peut avoir de privilège pour la propagande de ses idées ni recevoir de l’état des ressources dans ce but. À leur place, il doit être créé des commissions culturelles élues, auxquelles les ressources doivent être fournies par l’État ;
• VIII. Supprimer immédiatement tous les “zagraditelnyé otriady” ;
• IX. Fournir, à tous les travailleurs une ration égale, à l’exception de ceux des métiers insalubres qui pourront avoir une ration supérieure ;
• X. Supprimer les détachements de combat communistes dans toutes les unités militaires, et faire disparaître dans les usines et fabriques le service de garde effectué par les communistes. Si on a besoin de détachements de combat, les désigner par compagnie dans chaque unité militaire ; dans les usines et fabriques les services de garde doivent être établis conformément à l’avis des ouvriers ;
• XI. Donner aux paysans le droit de travailler leurs terres comme ils le désirent, ainsi que celui d’avoir du bétail, mais tout cela par leur propre travail, sans aucun emploi de travail salarié ;
• XII. Demander à toutes les unités militaires ainsi qu’aux camarades “koursanty” de s’associer à cette résolution ;
• XIII. Exiger qu’on donne dans la presse une large publicité à toutes les résolutions ;
• XIV. Désigner un bureau mobile de contrôle ;
• XV. Autoriser la production artisanale libre, sans emploi de travail salarié. »
Le 1er mars le soviet de Kronstadt se réunit au grand complet [6] pour être informé de la grève, des arrestations, du lock-out et de la loi martiale par les marins des deux navires. Au sein de l’assemblée, la lutte est rude, les représentants du parti bolchevik essaient de temporiser face aux militants des autres tendances révolutionnaires qui veulent voter la proclamation. C’est finalement cette deuxième option qui l’emporte. Les habitants de Petrograd ne pourront jamais vraiment avoir accès aux revendications des marins. Une délégation de 30 d’entre eux, venus assurer de leurs soutiens les grévistes de Petrograd, est arrêtée par la Tcheka, pendant que la propagande inonde les journaux d’information dès le 2 mars, annonçant la capture de Kronstadt par le général blanc Kozlovsky. La situation à Petrograd est par ailleurs très mauvaise et les arrestations commencent à se multiplier alors que la faim est déjà un réel problème.
La proclamation signe le début du dernier acte de la révolution. Les marins, en rejoignant la grève du prolétariat de l’ancienne capitale, déclenchent un sentiment de panique chez les leaders bolcheviks. La région de Petrograd/Kronstadt est au cœur du pouvoir soviétique, les forces qui se jettent dans la bataille à ce moment-là mobilisent les dernières énergies révolutionnaires populaires ayant réussi à survivre à la guerre civile en cours. Les quelques milliers d’habitants de Kronstadt réussissent à faire plus peur au pouvoir bolchevik que les 150 000 paysans de la région de Tambov au sud de Moscou qui pratiquaient une vaste jacquerie contre les communistes locaux.
La réaction est implacable, le pouvoir bolchevik décide de considérer les grévistes et les marins comme des ennemis de la révolution. Un ensemble d’erreurs et de fautes vont conduire les bolcheviks à considérer la base de leurs révolutions comme un élément extérieur. Une conjugaison de facteurs psychologiques (la terreur des bolcheviks à l’idée d’une contre-révolution victorieuse), et de facteurs idéologiques (la vision autoritaire des bolcheviks qui se considère comme seul révolutionnaire), va sceller le sort des révolutionnaires de 1921. Pour Emma Goldman [7] un autre point, lié à la cuisine interne du parti, vient éclairer la réaction des bolcheviks qui se retournent contre ceux qu’ils prétendent représenter. À ce moment, Lénine rencontre une forte opposition au sein de l’appareil soviétique au sujet de l’application de la NEP. Pour Goldman celui-ci aurait voulu profiter de cet ennemi intérieur pour passer sa réforme en force poussant ainsi à un traitement répressif de l’affaire.
Dès le lendemain de la proclamation du premier mars, la propagande soviétique bat son plein. Dans tout Petrograd on voit des affiches annonçant la prise de Kronstadt par le général blanc Kozlovski, pendant que les journaux de toute la Russie diffusent la même information. Pourtant, les bolcheviks ne parviennent pas totalement à contrôler l’information à Petrograd. Les militants sont conscients de la réalité de la situation à Kronstadt. Cette situation jette un trouble chez eux, c’est la première fois qu’il devient évident aux habitants de Petrograd que le parti ment. Ce n’est pas qu’il n’ait pas déjà enjolivé la réalité par le passé, mais cette fois-ci, les militants se trouvent confrontés à un mensonge franc et total de la part du parti. D’autant que, malgré la censure et l’arrestation des émissaires de Kronstadt aux portes de Petrograd, des tracts reprenant les revendications des marins sont distribués dans les quartiers ouvriers de la ville. Ces revendications ne ressemblent pas du tout à ce que décrit la presse soviétique.
A ce moment, les dirigeants bolchéviks attribuent la grève de Petrograd aux mencheviks et aux socialistes révolutionnaires, même si aucune preuve ne vient étayer cette théorie, et qu’il semble bien plus probable que le mouvement soit une réaction spontanée aux privations.
Dans un premier temps la situation reste maîtrisée. Sergueï Zorine, secrétaire du Comité de Petrograd « était résolu à ne pas utiliser la répression dans les milieux ouvriers », l’agitation politique « lui paraissait la seule arme efficace en la circonstance » [8]. Pourtant l’intervention de Kalinine et de Kouzmine va changer la donne. Ceux-ci sont reçus par la garnison de Kronstadt avec musique et honneurs pour que les marins leur présentent la plate-forme de revendication. Kouzmine s’emporte et déclare « que l’indiscipline et la trahison (seraient) brisées par la main de fer de la dictature du prolétariat ». Ces déclarations entraînent la colère des marins qui chassent les deux dignitaires de Kronstadt, à la suite de quoi Kalinine et Kouzmine auraient inventé cette histoire de général blanc. Plus tard une délégation de marins envoyée discuter avec les grévistes de Petrograd finira dans les geôles de la Tcheka. Les anarchistes russes, sous l’impulsion d’Emma Goldman et Alexandre Berkman, proposèrent de faire la médiation entre bolcheviks et insoumis, mais ils se virent opposer une fin de non-recevoir. Les Russes qui participèrent à cet essai furent d’ailleurs arrêté⋅e⋅s.
Le bureau politique "décida de négocier avec les marins puis de leur adresser un ultimatum" mais "à la vérité il n’y eut pas de négociation" et l’ultimatum fut adressé en des termes fort peu diplomatiques. Un tract fut parachuté sur la ville, annonçant : "rendez-vous ou vous serez mitraillés comme des lapins". L’un dans l’autre la situation ne se prêtait guère à la négociation, d’autant que dans le même temps les anarchistes qui, quelques mois plus tôt négociaient ferme pour se voir reconnaître comme une deuxième tendance de la révolution aux côtés des bolcheviks, se retrouvent finalement interdits. Les bolcheviks décident en effet à ce moment de durcir le ton et les mencheviks ainsi que les anarchistes sont écartés de la vie publique. La Tcheka les accuse de "conspiration avec l’ennemi, d’organiser le sabotage des voies ferrées ". Les leaders mencheviks furent arrêtés et accusés d’avoir fomenté la grève de Petrograd (ils seront libérés et exilés l’année suivante).
L’assaut contre la forteresse débutait le 7 mars 1921, pour s’achever dans la journée du 18 mars : alors que les journaux du jour se lamentaient sur la répression de la Commune de Paris, on entendait tonner les derniers coups de canon de celle de Kronstadt. Une partie des insurgés eut le temps de fuir en Finlande [9] pendant que les autres luttèrent rue par rue. Ceux qui ne furent pas tués dans les combats finirent leurs vies dans les prisons de la Tcheka.
Les événements de Kronstadt marquent un tournant dans la Révolution russe. Ce ne sont plus seulement les forces contre révolutionnaires qui sont interdites pas l’État russe mais toutes les forces qui ne sont pas dans le parti bolchevik. Dans le même temps la Tchecka finit de devenir un instrument autonome de répression de toute forme d’opposition ne répondant que du pouvoir central.
C’est aussi un grand tournant dans la politique économique du pays. Au cours du congrès du Parti Communiste, Lénine fait approuver sa Nouvelle Politique Économique (NEP) posant les premières bases du capitalisme d’État en Russie [10].
À partir de ce moment va commencer la phase de nettoyage du parti Bolchevik lui-même. Il s’agira de purger le parti des vieux révolutionnaires qui ne sont pas en accord avec la ligne décidée par la direction du parti bolchevik [11].
C’est donc un moment charnière où l’on voit se dessiner ce que pour les 70 ans qui suivront sera appelé le communisme [12].
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