EDITORIAL
C’est la crise. 30 ans et plus qu’on nous la vend, qu’on nous l’annonce. Parce qu’elle était déjà là pour faire les beaux jours de Thatcher et de Reagan, comme mot d’ordre de la contre-révolution libérale : les nouveaux managers en guise de sauveurs, les injonctions à se soumettre à leurs réformes successives. Mais cette fois-ci, il y a quelque chose de nouveau, quelque chose comme une vraie panique chez les gouvernants, un tremblement irrépressible dans la voix des journalistes économiques, des PDG suppliant qu’on les nationalise… Parce que ce qui est notable dans la dernière version de la Crise, c’est bien que tous ces experts, tous ces pros de la gouvernance mondiale n’ont apparemment rien vu venir.
C’est comme si la grosse bestiole économique se prenait un bon coup dans
les reins : elle s’empoisonne à coup d’emprunts toxiques à mesure que ses agents perdent confiance dans le crédit. Le même crédit qui, par un mécanisme un peu magique, était devenu l’un des principaux moteurs de la croissance de ces 40 dernières années. Emprunter pour se payer une TV écran plat ou un pavillon de banlieue, courir de jobs de merde en jobs de
merde avec la peur de pas pouvoir rembourser, emprunter à nouveau, la corde au cou.
Mais pas de panique, on va sauver la bête, replonger les prolétaires dans leur course folle et on y met le paquet : 2500 milliards d’euros pour le plan de sauvetage de l’Union Européenne, 1000 ou 1700 milliards du côté des USA. Le format de la bouée donne une idée de l’ampleur du naufrage… Et d’où sortent les sous ? Et bien c’est encore du fric emprunté. La garantie ? Une croyance en ce que les Etats pourront toujours rembourser : ils sont bien parvenus à relancer la machine après le krach de 29 (au prix d’une seconde guerre mondiale). Donc le fric est gagé sur leur puissance politique, leur capacité à maintenir le jeu en l’état. Des chiffres obscènes, à la limite de l’absurde, des mauvais comptes qui dévoilent un secret de polichinelle : les gouvernements oeuvrent au maintien de l’ordre existant.
Une chose est sûre donc, la crise fait événement, elle ébranle l’idéal de maîtrise dont se parent les gestionnaires de tout poil, rappelle avec la dureté d’un fait incontournable, genre iceberg, que tout ne roule pas sur des roulettes au pays des merveilles capitalistes. Il y a événement, discontinuité au sens aussi d’une situation ouverte, pouvant basculer sur des versants bien différents. Une histoire possible, celle de la « moralisation » : on accuse deux traders et dans le même temps on approfondit les logiques existantes, entre la mise en place du RSA, les subventions aux entreprises menacées qui s’empressent de se rentabiliser un peu plus en délocalisant parce que : « voyez-vous, on ne peut pas faire autrement, c’est la crise ». Ce scénario pourra se combiner avec une autre variante possible : une relance façon New Deal avec mobilisation générale pour la croissance, union sacrée derrière la valeur travail, et la collaboration active des syndicats gestionnaires qui aideront à faire rentrer tout le monde dans le rang « parce que voyez-vous, c’est pas le moment de faire grève, c’est la crise ». Et puis reste enfin la possibilité de ne plus marcher, ne plus jouer le jeu. Passer des stratégies de débrouille individuelles à des formes collectives d’auto-organisation, du vol à l’étalage à la réquisition de supermarché, au développement de circuits de production autonomes… Passer des squats semi clandestins aux immeubles, aux cités U, aux quartiers occupés… Et mettre le paquet pour tous les mouvements en cours et à venir parce que là ils flippent et ils sont en passe de lâcher tout et n’importe quoi (sur le travail dominical comme sur la réforme des bahuts). Sauf bien sûr pour le sécuritaire : la dernière vérité à peu près d’aplomb pour l’ordre en place, et dernier verrou qu’il faudra bien faire sauter.
Antiterrorisme de proximité
Mai 2007 : en réponse au grand cirque électoral des voitures flambent, des affrontements ont lieu avec la police, à Paris, Toulouse, dans la région lyonnaise... Dans plus d’une vingtaine de villes, des gens s’affrontent directement à la France d’après. Pour les médias (qui relayent la version de la DCRI, fusion des anciens RG et de la DST), l’ennemi intérieur diversifie un peu sa panoplie : au côté du sauvageon à casquette se profile l’inquiétante silhouette des anarcho autonomes...
« Nihilistes violents », « ennemis de la société », « soldats perdus de l’ultra gauche »... En plus de ces désignations médiatiques flatteuses, les « anarcho autonomes » ont le droit, tout particulièrement depuis en gros un an, à un traitement juridique et policier sur mesure : le régime antiterroriste. Filatures, écoutes, surveillances électroniques du tout venant ; arrestations arbitraires, prélèvements ADN de force, gardes-à-vue de 96 heures ; détentions provisoires pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste », sur la base de pas grand chose, le temps justement de trouver ou d’inventer des preuves ; le temps espéré aussi pour briser les résistances, les corps ou les âmes.
Savoir épeler une bombe
Qu’est ce qu’on leur reproche ? D’abord une série de passages à l’acte, de gestes politiques là où on attend des uns et des autres des « engagements citoyens », qui restent précisément sans effets, qui n’empêchent pas le monde de tourner.
Incendier une bagnole de flics alors qu’un peu partout, en ce printemps 2007, des centaines de véhicules sont transformés en boules de chaleur et de lumière, pour fêter notre entrée dans la France d’après. Bloquer des trains, saboter la circulation des flux humains et économiques, après les dizaines de sabotages qui ont un peu animé le mouvement contre la réforme des retraites à la SNCF, en novembre et décembre 2007. Après les milliers d’actes de malveillance qui visent chaque année les voies ferrées. Après toutes les tentatives de blocage économique qui ont caractérisé le mouvement anti CPE, le mouvement anti LRU, et les derniers mouvements lycéens... Michèle Alliot Marie nous explique, pour défendre la qualification « terroriste » de l’affaire de Tarnac, qu’il y a bien de quoi déstabiliser l’état et la société puisqu’à cause des saboteurs « des milliers de cadres seront arrivés en retard à des rendez-vous professionnels ». C’est donc ça la grande fonction de l’état : garantir le train-train de la machine économique. Machine à produire des riches et des pauvres. Machine à piéger les solitudes prolétaires dans le circuit de leur exploitation.
Et puis les « anarcho autonomes » participent à des manifestations violentes : comme à Vichy où, d’après les rapports de la SDAT ils ont accroché une corde à un camion grille de la police et tiré dessus. C’est vrai qu’à Vichy 5 voitures ont été disposées en barricade et incendiées. C’est vrai que les flics, après avoir balancé leurs lacrymos, ont ramassé des canettes et des tirs de feux d’artifice. Des flics pris pour cible. Comme en novembre 2005. Comme pendant le CPE. Comme à Carhaix quand la population s’est soulevée pour défendre son hôpital. Comme à Villiers-le-bel ou à Roman-sur-Isère après la mort de jeunes poursuivis par la police. Comme pour les manifs lycéennes à Grenoble, Brest ou Lyon en ce moment.
Deuxième élément à charge : ces gens ne vivent pas vraiment normalement. Vous savez : tout seul ; à l’état d’individu isolé, ou replié en couple, courant après les fins de mois ou son chômage, en espérant moitié honteusement moitié craintivement tirer son épingle du jeu de la concurrence de tous contre tous. Ils vivent en communauté, nous dit-on. Ça sonne bizarrement au pays des lois anti-sectes, ou des lois qui interdisent les regroupements à plus de trois dans les halls d’immeubles ; ça inquiète en France où la bande, le groupe organisé, est avant tout une circonstance aggravante devant le juge.
En plus « ils ne travaillent pas ». Enfin pas vraiment. Bien sûr ils font tourner une exploitation agricole, tiennent une épicerie et un restaurant ouvrier, s’occupent des tournées dans la campagne environnante. Mais ils travaillent autrement, ils travaillent à rendre effective une existence non consumée dans les circuits de l’exploitation, pour être capables de s’organiser et ainsi échapper à des vies gâchées d’intérimaires, des perspectives bouchées de lycéens et d’étudiants condamnés par avance, par contumace, au boulot jusqu’à 70 ans, dimanche compris... Au lieu du « travailler plus pour gagner plus », travailler moins, comme l’a donc relevé le Figaro, et y gagner une vie partagée.
Troisième élément à charge : ils et elles lisent des textes. Ou en écrivent. Ou les deux. Ce dont on les suspecte alors, c’est de répondre par des gestes à des prises de position, des énoncés. « Insurrection ». « Commune ». « Sabotage ». Et rendre ces gestes disponibles par l’écriture folle, anonyme, sans origine assignable, les affiches, tracts, et autres manifestes. Là où l’antiterrorisme c’est précisément : « rien ne doit se passer », la logique impériale de la conjuration des événements est le régime de l’atténuation paranoïaque et généralisée (« si tu bouges, si tu remues trop, des cagoulés débarqueront dans ta vie ; de toute façon on te surveille, rien n’échappe »). A l’opposé, le crime ici est celui d’articuler la pensée et l’action, d’assumer des gestes politiques, et par là, rendre quelque chose possible. Pour n’importe qui. Dès maintenant. C’est comme ça qu’on a vu fleurir l’inscription énigmatique « insurrection à venir » sur les murs du consulat grec, à Bordeaux. A deux pas de deux carcasses de voitures incendiées en soutien aux émeutiers.
Bien sûr ça revient à dérégler une des bonnes vieilles règles de nos démocraties : notre liberté de penser se mesure à l’aune de notre impuissance politique. C’est à ce prix qu’on peut prendre 5 ans de Sarkozy, se soumettre au travail obligatoire après deux offres « raisonnables », voir quotidiennement rafler les sans papiers... et n’en penser pas moins. En s’indignant sagement. En citoyen inoffensif. Ah si, bien sûr, il y a toujours la possibilité de faire monter de 5 à 6 pourcent les scores d’un parti de gauche ou d’extrême gauche qui s’attaquera au capitalisme et au tout sécuritaire dès qu’il sera au gouvernement. Promis.
« La détention est l’unique moyen de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public qu’a provoqué l’infraction en raison de sa gravité et des circonstances de sa commission » [1]
Des gestes, des textes, une vie un peu partagée... voilà d’où procède la menace. On peut, pour synthétiser, laisser la parole aux experts : en l’espèce à Christophe Chaboud, chef de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste depuis mai 2005 :
« De par leur attitude et leur mode de vie, ces personnes recherchent une coupure totale avec la société. Ils souhaitent transcrire leurs pensées en actes violents tout en se préparant à une vie clandestine. Il faut avoir une vue d’ensemble et ne pas prendre les événements de manière isolée. Avec le travail que nous avons réalisé sur cette cellule, nous avons estimé qu’il était préférable de les arrêter avant qu’il ne soit trop tard. C’est une combinaison de comportements, de discours et d’actes... C’est une logique dangereuse. Donc, il était justifié que l’on décide de les neutraliser de manière préventive, avant que l’irréparable ne soit commis ».
« Une combinaison de comportements, de discours et d’actes ». Le problème ce n’est pas de savoir si les personnes arrêtées sont directement responsables de tel ou tel sabotage. Il y a, de toute façon, d’autres gestes : « manifester », « écrire »... De cette combinaison là, les inculpés ne sont certainement pas innocents. Alors certes, il y a montage policier (on fabrique des terroristes avec une demi-manif, trois bouquins et une ferme), mais ce montage policier n’est pas artificiel. Il s’enracine en fait dans une histoire de l’oppression. L’antiterrorisme permet à l’état de traiter à nouveaux frais l’affirmation de son refoulé : la communauté auto organisée et ses possibilités révolutionnaires. Quand, à plusieurs et en force, on prend le parti de faire sa vie, pour de bon... C’est une vieille histoire, vraiment : la loi Le Chapellier en 1789 pour lutter contre les corporations ; les lois sur la presse et les bandes organisées visant déjà les groupes anarchistes à la fin du XIX ème siècle.
Face au « je fais ce que je dis » des gouvernants, raconter une tout autre histoire ; rendre les coups quand la police tire au flash ball, ou électrocute tout ce qui bouge pour faire régner l’ordre, quand elle assassine un gamin ; plutôt qu’une existence gâchée dans l’exploitation salariée, vivre autre chose, et plus joyeusement... La combinaison dont parle le flic cité plus haut est menaçante pour le pouvoir parce qu’elle dessine le territoire d’une autre politique, qui oppose au réel de la domination non pas le poids dérisoire des consciences ou d’une vague opinion publique, mais bien un autre réel, tissé de gestes, de phrases et d’expériences vives de mise en commun.
« Neutraliser de manière préventive »
Les manifestations offensives et les blocages économiques constituent deux formes qui auront permis de charger les luttes collectives de ces dernières années d’une puissance diffuse. Cette conscience intuitive que la circulation ou le blocage des flux de marchandises et de personnes nécessaires à la bonne marche des profits est un enjeu central pour la réussite des luttes, on l’a retrouvée aussi bien au cours des mouvements anti CPE ou anti LRU (occupations de gares, de péages, blocages des périphs...) que lors du mouvement de grèves pour les retraites de la fin 2007 à la SNCF ou à la RATP (avec son lot de sabotages également), lors de la grève des éclusiers des semaines suivantes ou des mouvements de marins pêcheurs, de camionneurs du printemps 2008... C’est que tout le monde s’est bien rendu compte qu’en ces temps de service minimum, en ces temps de réquisition ou de recours à des intérimaires à la première grève venue, les journées d’action épisodiques et les préavis pour trois jours par-ci par-là ne risquent pas d’inquiéter les dominants. Par contre, en perturbant effectivement la machine, ou en mettant à mal l’ordre public (l’ordre normal de la domination, le « circulez y a rien à voir » si cher aux flics et aux bourgeois), les opprimé-es peuvent à nouveau se constituer en menace.
La logique du pouvoir, en face, c’est la neutralisation préventive : s’attaquer à la possibilité même de la lutte. Une obsession que la notion de sécurité amplifie, dans presque tous les aspects de notre existence, jusqu’à la nausée. Que rien ne puisse se produire, que rien ne puisse arriver : d’où les bracelets électroniques dans les maternités (comme à Givors), les portiques dans les grands magasins ou les contrôles préventifs à la montée des bus affrétés depuis Lyon pour la manifestation de Vichy contre « l’Europe du barbelé » (des contrôles refusés collectivement dans ce cas, mais qui auront été conduits à leur terme avec en prime photographie obligatoire pour les gens venant en groupe depuis Grenoble). D’où les dizaines de flics casqués et les agents de sécurité privée présents devant et dans les facs pour assurer la reprise des cours et le retour à la normale, à la fin du mouvement étudiant contre la LRU. L’arsenal antiterroriste, c’est une façon d’affirmer, encore et toujours, que le pouvoir se donnera tous les moyens pour faire régner l’ordre : comme avec l’occupation militaire des quartiers à la moindre émeute, drônes de surveillance à l’appui (et les cailleras qui se font chopper ramasseront elles aussi 96 heures de GAV) ; comme avec le déploiement de deux cent robocops et d’une dizaine d’experts de la police scientifique à la première auto réduction tentée...
L’opération policière ne se limite pas au déploiement de force d’une milice armée et casquée, ou des flics de la SDAT. Elle embarque aussi les médias, et les responsables de tous ordres. Là, un élu étudiant respectable dénonce le vol de deux caddies de supermarchés ; ici, un leader de la gauche de la gauche affirme bien haut que « les actes de sabotages ne sont et ne seront jamais ceux de la LCR ». Des responsables syndicaux, parfois même encartés à SUD, lui emboîtent le pas : on se réjouit de l’arrestation des saboteurs ; « vous pensez bien, déjà que pour faire la grève on hésite, vu que ça revient à prendre l’usager en otage »... On est décidément jamais loin du terrorisme : alors dépêchons nous de refermer le cercle vertueux de la démocratie ! Il faut défendre la société ! Parce qu’il y a les bonnes manière de faire de la politique (participer, négocier, repartir avec une réforme de plus en travers de la gorge) et les autres. Les bons citoyens et les autres : sauvageons, autonomes, sans papiers, Rroms, prostitué-es... Les bons manifestants et les méchants casseurs qui sont essentiellement, comme le rappelle le premier ministre grec, des « ennemis de la démocratie » (tant pis si « la démocratie » tire à balle réelle sur la jeunesse, et s’il devient de plus en plus difficile de dissocier les éléments violents du reste de la population, qui, dans l’ensemble, attend que le pouvoir sombre tout à fait).
Ce travail de tri, cette sélection entre les bons et les mauvais sujets, constitue sans doute le fond des formes modernes de la « gouvernance » : faire le tri entre les jeunes qui veulent vraiment s’en sortir et les autres ; les sans emplois employables et les « parasites » ; les bons étrangers et les indésirables à reconduire à la frontière, coûte que coûte... Ces opérations sont encore singées en salle de rédaction : c’est bien souvent ce type de tri qui tient lieu de réflexion politique chez les journalistes experts en mouvements sociaux : telle contestation lycéenne est dépourvue de revendications et donc de sens ; tel mouvement de grève est corporatiste et donc défait par avance. Et puis évidemment on ne dit plus grève mais « grogne », la rumeur inarticulée des gens d’en bas...
Appels d’air
Pourtant quelque chose semble se passer autour de l’affaire des 9 de Tarnac. La version médiatico-policière s’effrite peu à peu ; l’affaire se dégonfle. Les grands journaux titraient, au lendemain des arrestations, sur les dérives de l’ultra gauche... Mais dès la semaine suivante on évoque la « paranoïa antiterroriste », le « pur fantasme du réseau anarcho-autonome ». Les unes de Libération sont assez symptomatiques : « l’ultragauche déraille » du 12 novembre fait place, le 9 décembre, à l’affirmation « nous ne sommes pas des terroristes », d’après l’interview d’un des membres du prétendu « noyau dur » de la « cellule invisible », remis en liberté une semaine auparavant... Bon, c’est toujours amusant de voir des journaleux manger leur chapeau ; et puis c’est peut-être de bonne augure pour les camarades encore entaulé-es. Mais l’essentiel n’est pas là.
L’essentiel c’est ce qui résiste et ce qui fait dérailler la version officielle ; quelque chose qui a à voir avec l’événement politique que le dispositif antiterroriste cherche à conjurer. Premier constat : face à l’opération médiatico-policière initiale, une réponse s’organise. Les comités de soutien se multiplient ; à Tarnac les premières réunions publiques rassemblent près de 200 personnes (sur une population de trois cent et quelques). Des liens réels, tissés de vie, de circulations et d’histoires locales commencent à donner une configuration nouvelle à « l’affaire ». Et de plus en plus de monde commence à faire des rapprochements intempestifs : entre ce déploiement de l’arsenal antiterroriste et l’impasse sécuritaire à laquelle on nous condamne ; entre l’affaire de Tarnac et la mobilisation contre le fichier EDVIGE ou le fichage ADN ; entre le dispositif antiterroriste et les descentes de gendarmes avec fouilles aux corps et chiens policiers, dans un collège du sud ouest...
Décidément, le filet antiterroriste est percé. Ça fuit de partout, ça déborde. Il y a d’abord cette tentative dérisoire pour capturer sous le nom de « cellule invisible » ou de « mouvance autonome francilienne » une force inassignable, qui est affaire de gestes et non de (mauvais) sujets : des gestes logiques, pensés, efficaces. Ces gestes qui ont lesté de réel les phases les plus récentes de la guerre sociale en cours. A réprimer d’autant plus durement qu’ils sont répétables et disponibles, et d’autant plus répétables qu’ils ne visent pas à tuer ou blesser des personnes. Assez paradoxalement, ils en sont d’autant plus terroristes, du point de vue du pouvoir.
Et puis ces sujets que la machine antiterroriste a mis tellement de soin à construire, à identifier, voilà qu’ils ne rentrent pas vraiment dans le cadre. Plutôt que les associaux présumés on découvre un épicier, des habitantes, des gens qui ont des enfants. Un peu tout le monde ou n’importe qui. Ce qui est en cause cette fois ci ce n’est plus le manque de consistance de la figure de l’ennemi mais un trop plein de liens, de solidarités concrètes...
C’est ça au fond que le dispositif antiterroriste cherche à tétaniser : une charge politique à la fois trop réelle et trop fuyante, à assumer en tout point du territoire, par l’auto-organisation, en passant à l’offensive, en mettant en place des cantines populaires, en sabotant la métropole, en se liant, en rendant le monde plus vivable, même si eux appellent ça « la crise ». Soutenir les camarades emprisonné-es, consiste peut-être moins à dénoncer sans cesse le montage antiterroriste, et davantage à assumer la politique que ce dispositif vise à réduire : la possibilité d’échapper à la pure gestion du pire (comme nécessité d’un sauvetage permanent des « acquis sociaux » pour la gauche, de l’économie pour la droite, et de la planète Terre du point de vue écologique et environnemental pour les deux partis). Sortir de la mobilisation forcée au nom de la crise économique ou environnementale, échapper à leur inéluctable en inscrivant nos propres irréversibilités, nos propres promesses. Inventer toutes ces occasions de conspirer encore, respirer ensemble, respirer le même air que les camarades emprisonné-es, ce même oxygène qui attisera la flamme des incendies à venir.
Révoltes lycéennes : à la lisière de l’émeute
Peur d’un hiver trop chaud, d’une jonction des différentes communautés en lutte notamment dans l’éducation, ou d’une contagion grecque : Xavier Darcos annonce le 15 décembre, après des mois de luttes lycéennes plus ou moins offensives, le report de sa réforme d’un an. Du foutage de gueule, car les lycéens ne veulent pas de négociations, mais le retrait de la réforme. Voire la démission de Darcos. Voire celle de Sarkozy. Voire tout autre chose, et plus.
La joie et l’énergie qui débordent des cortèges sauvages le disent assez : il se joue quelque chose d’autre que des revendications pour des options. Ce n’est pas nouveau : déjà pendant la lutte étudiante contre la LRU, déjà au printemps dernier, des lycéennes et lycéens prenaient la rue dans la joie et s’affrontaient aux flics (comme à Grenoble, et on vous en parlait déjà).
Pourquoi en fait ? Personne ne peut décemment faire semblant de croire que l’énergie qui anime les cortèges lycéens ne fait que s’élever en protestation contre des suppressions de postes, ou des restrictions d’options. Qu’on repense à ce cadre étouffant qu’est le lycée, ou à la perspective d’un futur sous surveillance, entre routine salariée et peur du chômage, et on aura peut-être une meilleure idée de ce qui se joue là.
« Le mouvement lycéen se radicalise plus fort et surtout plus vite que d’habitude, c’est très inquiétant » dixit Philippe Guittet, du syndicat des chefs d’établissement, qui en a averti le préfet du coin. Forcément ça inquiète : des occupations qui se propagent, des cortèges sans drapeaux, des syndicats lycéens qui ne maîtrisent plus rien (de l’aveu même du secrétaire général du syndicat des proviseurs), et des débordements tellement diffus qu’on n’arrive même plus à retrouver ce mouvement initial, respectable, qui serait débordé.
« C’est pas facile pour nous, parce qu’on sait pas à qui s’adresser »
Xavier Darcos
A Bordeaux, un bakeux qui tente de s’interposer entre des élèves et le personnel d’un bahut se fait péter le nez par un lycéen (qui récoltera 3 mois ferme). A Nantes, les portes d’un Lidl sont défoncées dans une tentative avortée d’auto-réduction. A Marseille, opération tunnel gratuit. A Aix-en-Provence, c’est le périph’ qui est entièrement bloqué. A Brest, affrontements avec les forces de l’ordre pendant plusieurs jours de suite. A Paris, dans le 93, plusieurs lycées bloqués sont fermés à la suite d’affrontements avec les flics, de poubelles cramées et de caillassage des vitres. A Brest encore, un proviseur se fait latter par des « lycéens en colère », qui ne se sont effectivement pas laissés faire… Témoignage du principal intéressé : « Nous avons eu l’intrusion d’éléments violents et excités. J’ai commencé à repousser les manifestants en question. On m’a craché dessus et j’ai reçu un coup sur la tempe... Je suis tombé KO. Nous n’avons entendu aucun slogan, aucun mot d’ordre. Ils entrent et ils cassent ».
Un mouvement insaisissable, par sa radicalité, et par sa multiplicité. Des professeurs et des parents d’élèves soutiennent le mouvement, et organisent des nuits d’occupation - « réveillons revendicatifs » - et même les syndicats lycéens ne semblent, pour une fois, pas complètement dupes des appels à négociations d’un Xavier Darcos inquiet. « On a l’impression que la manifestation ne nous permet pas d’être entendus, donc on passe à des formes de manifestations plus lourdes », explique Lucie Bousser, présidente de l’UNL. Surtout, le mouvement est mouvant, dynamique, joyeux, bref vivant, et par là, incontrôlable. Le simple terme de « représentant » devient (en était-il besoin ?) complètement absurde.
Pas étonnant donc que le report temporaire de la réforme ne parvienne pas à pacifier la situation. C’est même plutôt le contraire. A Lyon, comme un peu partout en France, le lendemain de l’annonce de Darcos, ce sont plus de 20 lycées qui sont bloqués, et des manifs sauvages toute la journée. Le matin, un cortège part de Branly, descend joyeusement les pentes du Vieux Lyon (entendu : « Heureusement qu’elle est là cette réforme ! ») et grossit au fil des lycées croisés (à Saint-Just, un lycéen se fait serrer par la BAC alors qu’il allumait un fumigène). Jonction avec un autre cortège à Jean Macé (sur la route, une trentaine de lycéens s’invite bruyamment à bord d’une camionnette de chantier), départ pour le rectorat, Perrache, Bellecour. Pendant ce temps une autre manif sauvage, partant de Vénissieux, bordélise quelques instants le temple de la consommation de la Part-Dieu. L’après-midi, alors qu’il faut - aussi - tenir les blocages en cours, une manif sauvage repart : les lycéens bloquent la route entre Victor Hugo et Perrache, les CRS les dégagent à coups de poings et de boucliers, et empêchent deux journalistes de l’AFP de photographier la scène (l’AFP fera une dépêche le lendemain et portera plainte). Ça réplique à coups d’œufs (et là inutile de se demander qui de l’œuf ou du poulet a commencé). 3 arrestations. Ce mardi, un peu partout en France, plusieurs manifestations également : 9000 au Mans, 5000 à Bordeaux, 5000 à Rennes, 2000 à Brest, 2000 à Paris…
Mercredi 17 décembre. Des lycéens et lycéennes de la Duchère descendent vers le centre, et bloquent le pont de la gare de Vaise, puis le tunnel de la Duchère. Quelques affrontements devant Herriot. Environ 500 lycéens, et 10 camions de flics. 3 arrestations.
8h jeudi matin, l’entrée du lycée Jean-Baptiste de la Salle, lycée privé sur les pentes de la Croix-Rousse prend feu. Ça donne le ton de la journée. Quelques poubelles allumées et le feu se répand rapidemment. Pour la manif, tout le monde s’attend à ce que ce soit tendu : à cause des arrestations des jours précédents, des blocages qui continuent, et des manifs sauvages qui n’attendent même plus les « journées d’action ». Pour le coup, cette manif est déclarée et appelée par les syndicats. Des lycées de Belleville et Villefranche ont fait le déplacement, en prenant le train d’assaut, sans payer ; les lycéens de Vénissieux et de Vaulx sont là aussi. Le rendez-vous est à 11h aux Terreaux. 11h05 : la moitié du cortège est déjà à Cordeliers, et la place des Terreaux fume encore de quelques poubelles cramées. Ça s’embrase dans les rues de Lyon, des poubelles crament rue de la Rep. Passage à Bellecour. Une centaine de personnes affrontent les flics en réaction à une interpellation. La manif continue vers le Rectorat. Les insultes, huées, projectiles fusent contre les CRS qui remontent la manif. Et au Rectorat, c’est reparti, de nouveaux affrontements avec les flics. A Jean Macé une bagnole est retournée, charges des CRS et de la BAC. Au bout de 10 minutes de face-à-face, une partie du cortège recule à l’arrêt de tram Jean Macé. Des groupes de manifestants se dispersent au fur et à mesure des charges pendant qu’un assez gros cortège remonte Bertelot, en direction du 8e : barricades de fortune, quelques voitures retournées et brûlées, affrontements sporadiques... Le quartier finira bouclé par les CRS. Plus tôt on avait entendu claqué un slogan quasi prémonitoire : « c’est Bagdad » : on a de quoi hésiter en effet, à la vue de quelques manifestant-es aligné-es contre un mur, accroupi-es, mains sur la tête, sous la garde de flics à visière, flash ball au poing. Bilan de la journée, 5 flics blessés, 38 interpellations. Une quinzaine de personnes passait en comparution immédiate samedi 20 décembre pour dégradation, incendie de poubelles ou « fabrication et détention d’engin explosif » (4 jeunes s’étant fait serrer avec des « bouteilles détonnantes » [2] ). La veille, plusieurs bahuts de l’agglomération étaient bloqués, et les flics ont encore procédé à 6 interpellations.
Depuis le début de la mobilisation la police est au taquet : pour éviter que les gens arrêtés ramassent trop cher, une solidarité concrète est indispensable. C’est l’occasion d’activer la caisse de solidarité (06-43-08-50-32, caissedesolidarite@gmail.com).
Mais de toute façon les coups de matraque et les nuages de lacrymos ne suffiront pas à calmer l’enthousiasme libéré sauvagement en manif. Les derniers renoncements de Darcos, son blabla sur la « reprise à zéro de la réforme » sont bien loins du compte et ne touchent pas à l’essentiel de toute façon : au sentiment diffus que cette vie à plein doit être défendue avant que le monde ne se referme et qu’on se fasse avaler par la galère, le travail salarié et le chacun pour soi. Le plus important c’est que des gens le tiennent, et alors Darcos peut s’inquiéter d’autant plus que, c’est sûr, ça repart à la rentrée : les lycéen-nes parlent de transformer les blocages de leurs bahuts en occupations et certain-es rêvent même de fuir les longs repas de famille pour fêter le réveillon dans les salles de cours.
Solutions des mots croisés du n°3
Outrage n°4 : Sommaire
Paroles précaires p.2/
RSA, mode d’emploi p.4/
Dans la ville des Rroms p.6/
Echos du trottoir p.9/
Fiche pratique « vol » p.10/
Révoltes lycéennes p.12/
Antiterrorisme p.14/
Manif de Vichy p.18/
Mots croisés p.19/
Les armes de l’ennemi p.20/
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