ILLUSTRATION DE LAFFRANCE
Notre dossier sur les cellules déontologie :
Pire que l’IGPN : les boeufs-carottes des banlieues
Lyon, 11 décembre 2016, vers 5h30 du matin. Mehdi vient de fêter la naissance de sa fille. Il roule avec deux passagers sur son scooter. Depuis la place des Terreaux, ils ont traversé une bonne partie de la ville en direction de Vénissieux. Dans le 8e arrondissement, ils croisent une patrouille de police qui commence à les suivre. La voiture actionne ses gyrophares et sa sirène. 400 mètres et 30 secondes plus tard, le scooter finit sa course dans un mur. Mehdi décède peu après l’hôpital. Ses compagnons sont blessés.
Que s’est-il passé pendant ces 30 secondes ? Qu’est-ce qui a causé la mort de Mehdi ? Après une enquête bâclée et un classement sans suite, les proches de Mehdi ont saisi un juge d’instruction. En décembre 2019, ce dernier a rendu une ordonnance de non-lieu excluant toute faute des policiers. Le 7 décembre prochain, la cour d’appel de Lyon doit enfin se prononcer sur cette affaire.
Flagrant déni a pu consulter l’enquête : une revue presque complète des défauts habituellement condamnés par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Midou, le beau-frère de Mehdi, dénonce : « Beaucoup d’éléments n’ont pas été éclaircis, la justice a vite bâclé l’histoire. La mort de Mehdi, la souffrance de la famille, ça ne les intéresse pas ».
1. La justice n’a mené qu’une enquête de routine à charge contre la victime
Mai 2017 : la sentence tombe. Le procureur de la République de Lyon informe la famille de Mehdi D. que l’enquête est classée sans suite. Dans sa lettre, le procureur indique que des « investigations » ont été menées conjointement par le « Pôle commandement discipline et déontologie » (nommé depuis « cellule déontologie ») et par des services d’enquête classiques (voir ci-dessous). Ces derniers ont réalisé une enquête de routine sur les causes de l’accident. La cellule déontologie elle, a examiné les éventuelles responsabilités des policiers.
Dans les faits, elle n’a mené presque aucune investigation. Comme à son habitude, la cellule déontologie a très largement sous-traité son travail. Saisie le 12 décembre 2016 par l’adjoint au directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) du Rhône, elle s’est contentée d’auditionner les trois policiers impliqués. Elle n’a pas auditionné les passagers du scooter, n’a réalisé aucun constat technique sur les véhicules, et n’a sollicité aucune expertise.
Pour conclure à l’absence de faute des policiers, la cellule déontologie s’est presque totalement basée sur l’enquête de routine effectuée par les autres services sur l’accident. Dès janvier 2017, la famille de Mehdi dénonçait une enquête menée comme si c’était un « banal accident de la route ». L’analyse de Flagrant déni confirme que c’est exactement ce qu’il s’est passé.
Dans les procès-verbaux policiers, le seul « mis en cause » mentionné… est Mehdi lui-même. Lui sont reprochés un refus d’obtempérer et des blessures involontaires sur ses deux passagers. La victime devient ironiquement l’unique coupable. En février 2017, le procureur de la République prononce le classement sans suite pour cause du « décès » de Mehdi. Mais il lui reproche quand même d’avoir causé sa propre mort : « conducteur non casqué et en état d’ivresse, accélération précédant immédiatement l’impact avec le mur et changement brutal de direction pour échapper aux policiers ».
Ces quelques mots jetés par le stylo d’un procureur en bas d’un formulaire constituent la cause officielle de la mort de Mehdi. L’enquête du juge d’instruction, ouverte suite à la plainte de la famille, n’a pas fait avancer le dossier. Le juge s’est contenté d’auditionner les proches de Mehdi et les trois policiers impliqués. C’est tout.
2. Les seuls constats techniques ont été effectués par des collègues des policiers impliqués
11 décembre 2016, 5h40. Le scooter vient juste de heurter le mur. Deux procès-verbaux (PV) de « premières constatations » sont immédiatement rédigés. Un gardien de la paix observe la voiture de police impliquée dans l’accident : « Ne constatons absolument aucune dégradation ou trace de peinture sur ce véhicule de service ». Une netteté douteuse pour un véhicule de patrouille daté de 2013… En tous cas, c’est la seule et unique description du véhicule policier, dans toute la procédure. En trois ans d’enquête du procureur puis du juge d’instruction, il n’y en aura jamais d’autre.
Le scooter lui, est un peu mieux décrit. Trois procès-verbaux, dressés juste après les faits le matin même, attestent la gravité du choc : « presque entièrement endommagé sur l’avant », « fourche pliée », morceaux éparpillés, etc. Le scooter est ensuite remis à un garagiste. Au cours de l’enquête, il ne sera inspecté une nouvelle fois que pour établir les numéros de série. Aucun des véhicules n’a été placé sous scellés, et aucune expertise ne sera jamais effectuée. Leur description, extrêmement lacunaire, repose sur les seules déclarations des premiers policiers intervenus.
L’équipage de police impliqué dans l’accident est rattaché au commissariat du 8e arrondissement de Lyon. A 5h40, un second équipage provenant du commissariat de Vénissieux, ville limitrophe du 8e arrondissement, arrive sur les lieux. A 5h43, le troisième équipage vient lui aussi de Vénissieux. Enfin, un quatrième équipage provient du commissariat des 3e et 6e arrondissements, également limitrophes. La quinzaine de policiers présents sur les lieux dès 6h appartiennent tous à la même direction locale : la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) du Rhône.
Tous sont collègues : ils travaillent sous la même autorité et dans des lieux voisins, ce qui peut impliquer des liens de travail étroits. La CEDH admet que des premières constations soient effectuées par des collègues de policiers mis en cause. Mais c’est à la condition que l’enquête puisse ensuite remédier aux « carences » de ces premiers constats. Rien de tel n’a été entrepris dans le cas de Mehdi. Les seuls constats techniques (par ailleurs lacunaires) ont été effectués par des collègues des policiers impliqués.
Aujourd’hui, la plupart des preuves ont disparu. Mais Olivier Forray, l’un des avocats de la famille, espère obtenir une expertise. « Les policiers affirment que le scooter a brusquement accéléré pour doubler la voiture de police par la droite puis s’encastrer dans le mur un peu plus loin. Mais avec trois personnes sur un scooter si peu puissant, ça paraît peu probable. J’ai demandé à la cour d’appel une expertise d’accidentologie. Avec des calculs mathématiques, sur la base des caractéristiques techniques des véhicules, elle pourra déterminer les interactions entre les véhicules ».
3. Le choc ayant détruit l’arrière du scooter est passé sous silence
Les deux procès-verbaux de « premières constatations » établis sur les lieux attestent que sur le scooter, la roue arrière est « tordue ». Preuve d’un choc important sur l’arrière du scooter, l’un des PV précise : « A l’arrière, la roue est complètement désaxée sur la droite ». Une photo du véhicule le montre d’ailleurs clairement. En outre, si la plaque arrière est « intacte », le feu arrière « est désolidarisé du carénage arrière et pend, tenu par les fils ».
Or, d’après les témoignages des policiers eux-mêmes, le scooter n’a pas fait de tonneau : il a heurté d’abord un terre-plein « haut de 15 cm environ », avec une bordure à « angle droit ». Il a ensuite continué sa route à travers le terre-plein, avant de heurter un « muret d’environ un mètre de haut » de pleine face. C’est là que le scooter a terminé sa course.
Le choc entre le scooter et la bordure de 15 cm suffit-il à expliquer la roue arrière desaxée ? Mais dans ce cas, comment expliquer que le feu arrière ait été cassé ? Une hypothèse alternative ne sera jamais envisagée dans l’enquête : celle d’un violent contact avec la voiture de police, c’est-à-dire un « parchocage ». La technique, interdite en France, est réclamée par certains syndicats de police, sous le nom de « contact » ou « choc tactique ».
Dans le cas de Mehdi, la justice a préféré se baser sur le seul récit des trois policiers impliqués. Ils ont chacun été entendus quatre fois : sur les lieux des faits (sans PV), le matin suivant les faits à l’hôtel de police, dans le cadre de l’enquête administrative quelques jours plus tard, et enfin devant le juge d’instruction, en 2019. Tous trois affirment qu’il n’y aurait eu aucun choc entre les deux véhicules. Le scooter « nous a frôlé, mais il ne nous a pas touché » résume la conductrice devant le juge d’instruction.
Le passager situé au milieu du scooter ne se rappelle de rien « juste avant l’impact ». Celui situé à l’arrière affirme que le pare-choc de la voiture « était à 10 cm au niveau de ma hanche ». Mais aucune question ne lui est posée pour préciser à quel moment. Le juge d’instruction n’a pas non plus auditionné ce témoin clé. Dans l’instruction, les constations techniques sur l’arrière du scooter sont passées sous silence. Se fondant sur les seuls récits policiers, l’ordonnance de non-lieu estime qu’« il n’y a eu aucun contact entre le véhicule de police et le scooter ».
4. La version policière d’une absence de course-poursuite est retenue malgré d’évidentes contradictions
Dans leurs trois PV d’audition, les policiers affirment qu’il n’y a pas eu de course-poursuite parce que les occupants « ne nous avaient même pas remarqué ». Or cette affirmation est sujette à caution. D’abord, parce que les policiers affirment qu’en pleine rue déserte et de nuit, ils avaient mis sirène et gyrophares, et que le scooter était à quelques mètres devant eux. Ils ont suivi le scooter avec sirènes et gyrophares sur 400 mètres. A la vitesse de 50 km/h (confirmée par tous les protagonistes), la scène a duré environ trente secondes.
Les derniers 400 mètres De Mehdi D. et ses passagers dans le 8e arrondissement de Lyon (fond de carte Geoportail)
Ensuite, la version policière est directement contestée par les deux occupants survivants du scooter. Le premier affirme : « Il y a bien eu une course-poursuite. La voiture des policiers est arrivée derrière moi, ils arrivaient vers nous presque pour nous percuter. […] Ils nous ont suivi sur toute la ligne droite ». Le second confirme qu’il « y’a bien eu une course-poursuite » et précise que sur la ligne droite les policiers « étaient collés à la bavette du scooter ».
Enfin, le témoignage à chaud des policiers est exactement contraire à leurs déclarations sur les PV rédigés plus tard. A 5h44, l’indicatif radio TV210A présent sur place annonce sur les ondes policières :
« Oui donc je vais vous faire déjà un premier jet, donc les collègues étaient en ronde et patrouille, ils ont vu les trois individus arriver en face d’eux sur un scooter, un casqué et deux non casqués. Les collègues ont actionné leur gyro et leur deux tons afin de les faire s’arrêter, ce qu’ils ont refusé, le scooter a pris la fuite suivi par les collègues ».
TV210A, c’est l’indicatif radio de la deuxième voiture arrivée sur les lieux à 5h43. Le choc a eu lieu quelques minutes plus tôt. Comme en attestent les procès-verbaux, les trois policiers ont été tout de suite interrogés sur place par leurs collègues.
Le changement de version des policiers s’explique aisément. Car les textes internes à la police interdisent la prise en chasse de véhicules en dehors de « faits d’une grande gravité » (comme des crimes de sang, évasions, etc.). En l’occurrence, s’il y a eu poursuite, comme l’ont d’abord indiqué les policiers, il y a eu prise de risque excessive. L’ordonnance de non-lieu exclut l’hypothèse d’une course-poursuite uniquement à cause de la « vitesse relativement faible aux alentours de 50 km/h ».
Au final, le juge d’instruction ne se prononce pas sur les causes de la mort de Mehdi. Pourtant, selon la CEDH, la justice est tenue de le faire, comme à chaque fois qu’un décès a lieu dans des circonstances susceptibles d’impliquer les forces de l’ordre.
Sept ans après les faits, la cour d’appel va-t-elle enfin rappeler la justice à ses devoirs ?
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