Dans le contexte européen de 2016, la France tenait une position légèrement anachronique : malgré son échec, le mouvement de 2010 avait au moins retardé l’application d’une série de mesures d’austérité telles qu’elles ont pu être prises en Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne, etc. La loi El Khomri n’était aussi que la dernière carte d’une série de mesures qui augmentaient la pression sur le salariat, et alignait le salariat français sur celui des pays voisins : il y avait eu l’ANI avant l’élection de 2012, puis le Pacte pour la compétitivité et le CICE, la loi Rebsamen, la loi Macron - pour citer les plus importantes. La loi El Khomri s’inscrit dans cette tendance plus générale, où des milliards d’euros d’aides publiques sont offerts aux entreprises, où les cotisations sociales se réduisent, les impôts sur les entreprises baissent, les coûts de licenciement chutent. On encourage les contrats précaires (« CDI intérim », CDD renouvelable), le prolongement du temps de travail (travail du dimanche, travail de nuit) – un ensemble de mesures devant favoriser la « création d’emplois » et « l’embauche ». Ceux-ci n’auront abouti qu’à un renforcement du capital face aux travailleurs : avec le CICE et les autres mesures de modération salariale, le coût de la main d’œuvre française est revenu à un niveau inférieur à celui de l’Allemagne.
D’un côté, la loi « El Khomri », dite loi travail, soulignait certaines tendances déjà établies par des lois précédentes. D’un autre côté, elle rendait caduques les 35 heures et une grande partie du code du travail en donnant la primauté aux accords d’entreprises qui pourront déroger aux accords de branches.
Cette remise en question expresse du droit du travail et de la longueur de la journée de travail, deux acquis importants de la lutte des classes depuis 150 ans, aura-t-elle été l’élément déclencheur d’un mouvement mobilisant aussi bien le prolétariat que la petite bourgeoisie (bien que sous des formes différentes) ? Ou faut-il également expliquer l’évènement en le rapportant à la conjoncture particulière que représente une France en plein état d’urgence, ayant interdit le droit de manifester et une période de sévère crise des institutions ?
Points notables du mouvement
Trois éléments semblent particulièrement révélateurs de la spécificité du mouvement, et illustrent des tendances de fond de notre situation.
Le mouvement a globalement mobilisé moins de personnes que ceux de 2006 et 2010 avec moins de lycées bloqués et des AG inter-facs’ plus petites, moins fortes et avec très peu de blocages d’universités. Les manifestations ont également mobilisé moins de fonctionnaires (peu de grèves à la RATP, la poste, etc.) et n’a mobilisé le secteur privé que d’une manière très partielle. Comparé au mouvement contre la réforme des retraites, les manifestations ont rassemblé moins de personnes et les grèves reconductibles dans les raffineries, parmi les routiers ou les éboueurs, faisant écho à celles de 2010, ont globalement tenu moins longtemps. Ainsi, aussi bien au niveau syndical qu’au niveau des organisations politiques, le mouvement s’est concentré sur un noyau plus restreint de militant-e-s.
Deuxièmement, dans chacune de ses phases, nous avions le sentiment de rester à côté du mouvement. Ainsi, les étudiant-e-s et lycéen-ne-s ont été très actifs du début du mouvement jusqu’à la mi-avril. L’attention médiatique a ensuite été concentrée sur le phénomène Nuit Debout. Ce n’est qu’à la mi-mai qu’une grève reconductible et des blocages ont été initiés par les ouvrier-e-s des raffineries et des ports qui n’ont pas pu tenir le mouvement tout-e-s seul-e-s. Enfin, les syndicats ont entrepris l’organisation, mi-juin et mi-juillet, de nouvelles « journées de mobilisation » alors que les grèves étaient presque toutes au point mort.
Troisièmement, une grande violence physique et idéologique s’est manifestée, allant jusqu’à la menace de l’interdiction de la manifestation prévue le 21 juin 2016. La violence policière a été plus brutale qu’en 2006 et 2010 pendant les manifestations [voir par exemple Une cartographie des violences policières en France lors du mouvement contre la Loi Travail. Les blocages des dépôts de carburants ont été dissouts par des CRS envoyés sur place. De surcroît, le discours idéologique ambiant particulièrement antisyndical (acharnement médiatique contre les syndicats allant jusqu’à la comparaison de la CGT à Daesh par plusieurs journalistes et politiciens ; utilisation incessante du champ lexical de la « prise d’otage », etc.) et anti-prolétarien (Macron face aux ouvrier-e-s à Lunel : « La meilleure façon de se payer un costard c’est de travailler ») n’a que renforcé le dénigrement des revendications prolétariennes.
Si le mouvement contre la Loi El Khomri manifeste un ras-le-bol généralisé vis-à-vis de la succession de réformes de la présidence Hollande, il faut aussi rappeler qu’il mobilise autour d’un changement de loi plutôt abstrait, d’une transformation du droit, qui ne porte pas directement sur un aspect facilement identifiable dans le quotidien du travail. Cet aspect est capital pour la mobilisation en entreprise. Par ailleurs, dans la mesure où ce projet de loi institutionalise et formalise des pratiques déjà existantes, on peut penser qu’une partie du salariat - intérimaires, salariés soumis à des conventions collectives pourries comme le nettoyage ou la restauration rapide, contrats de professionnalisation, travailleurs au noir, etc. - ne s’est pas sentie concerné par les mobilisations. Ces travailleurs ne bénéficient déjà plus des protections sociales menacées par la loi. Donc, au-delà de mobilisations et grèves plus faibles chez les fonctionnaires, non concernés par la loi, les grèves atomisés et assez faibles du secteur privé soulignent des difficultés objectives liées à la fragmentation du prolétariat lui-même en une multitude de statuts, qui ne sont déjà pas régis par un code unique. D’ailleurs le gouvernement, tout au long du mouvement, a montré qu’il tend à renforcer cette division en s’adressant aux secteurs en lutte de manière individualisée. Il a en effet répondu à certaines revendications des routiers et des intermittents en les prenant à part dans les négociations, avortant ainsi leur engagement dans le mouvement.
De ce mouvement, on peut donc dire qu’il illustre à la fois une tendance et une contre-tendance des luttes sociales actuelles. La tendance est à la segmentation du prolétariat en différents statuts qui n’ont pas les mêmes choses à défendre. Mais contre-tendance tout de même : il n’était pas anodin que des salariés, sur la base d’un conflit local choisissent le moment d’une affirmation ouvrière nationale pour se mobiliser et provoquer l’arrêt des chaînes. La mobilisation nationale renforce le poids et légitime une mobilisation locale ; mais elle relaie aussi et donne une force locale à la mobilisation nationale. Ces mobilisations, quoique localisées, témoignent ainsi de la persistance d’une conscience lucide des intérêts du prolétariat. Il demeure qu’il n’existait pas pour ces salariés de perspective parlementaire comme celle de 2010 : l’imminence d’un retour de la gauche au pouvoir.
Nuit Debout et Fakirisme
Les pratiques extra-syndicales ont largement marqué ce mouvement : ceci, non pas du point de vue de la réalité de ses pratiques - dont rien ne dit qu’elles aient effectivement été plus massives - mais de leur importance dans la dynamique du mouvement et de leur manière d’être relayées. C’est d’abord une mobilisation sur les réseaux sociaux avec la pétition #LoiTravailNonMerci rassemblant plus de 1,3 millions de signatures, et l’initiative #OnVautMieuxQueCa. Puis vint l’appel de syndicats étudiants et lycéens à manifester le 9 mars ainsi que des appels à la grève dans certaines branches qui précipitèrent le mouvement alors même que la majorité de confédérations syndicales n’avaient pas déposé de préavis de grève nationale interprofessionnelle. Le 9 mars, la grève est très largement suivie à la SNCF (35 % du personnel en grève) ainsi qu’à la RATP, plus de 100 lycées sont bloqués, et plus de 400 000 personnes manifestent contre le projet de loi dans toute la France. Pour donner suite à cette première mobilisation, les mois de mars, d’avril, mai et juin vont être rythmés par une succession de manifestations nationales, de blocages, de rassemblements, de manifs sauvages, de grèves localisées et d’appels à la grève nationale.
Le mouvement, contrairement à celui contre le CPE en 2006, n’aboutit pas à l’abrogation de la loi mais rencontre une répression virulente et un passage en force par l’utilisation répétée du 49-3. Néanmoins, il manifeste une diversité de modes d’agir - qui correspond aussi à une perte d’hégémonie des organisations ouvrières que sont les syndicats face aux manifestations et mots d’ordre de la classe moyenne -, une tolérance croissante face à la violence et une analyse systématique du cadre dans lequel la loi s’inscrit : « contre la loi El Khomri et son monde ». Bien évidemment, ce refus peut être compris aussi bien comme un alternativisme (très présent à Nuit debout) que comme un réformisme radicalisé, mais du moins traduit-il le sentiment que la loi n’est pas une fin en soi.
Quant à Nuit Debout, événement majeur de ce printemps, ces occupations ont su trouver leur « base sociale » et fonctionner. Mais il faut certainement relativiser le caractère spontané de ces occupations de place. La « forme » Nuit Debout est une proposition inspirée par les récents mouvements de type Occupy, dont la promotion a été assurée par des relais proches inspirés de Podemos ; cette forme ne sort pas de nulle part. Quant au bilan critique que l’on peut en faire, il oscille entre les critiques que l’on peut adresser aux bureaucraties syndicales – contention de la contestation dans des formes alternatives et négociées – et celles que l’on peut adresser à l’extrême-gauche – auto-valorisation, distinction sociale et recherche permanente de radicalité.
Toutefois, il faut souligner que, dans l’éclectisme des Nuits Debout, des voix syndicalistes et un discours explicite de lutte des classes ont pu se faire entendre ; par ailleurs, la présence quotidienne et visible de la contestation dans l’espace public contribuait à élever sans aucun doute le niveau général d’antagonisme social.
Limites de l’extrême-gauche en présence
Le mouvement a buté, en toute hypothèse, sur des limites objectives. L’absence d’un débouché politique, soit-il réformiste, la prégnance idéologique des classes moyennes, la faiblesse de la mobilisation de certains segments du prolétariat – tout cela tient à des facteurs qui ne peuvent pas être dépassés par un coup de baguette magique. Cela dit, l’extrême gauche en présence n’a jamais été capable de mettre en œuvre les propositions circonstanciées qui auraient pu affermir le caractère de classe du mouvement, et le pousser précisément jusqu’à ces limites que nous avons citées.
Autocongratulation et non-subjectivation
Face à la tiédeur des directions syndicales, différentes factions d’extrême gauche se sont livrées comme d’habitude à une course à la radicalité. Ce n’est pas nouveau : les bureaucraties syndicales apparaissent comme le repère par rapport auquel il faut se positionner en s’en démarquant. Nous pensons qu’un tel raisonnement est erroné, ou en tout cas qu’il se prive d’une analyse des forces sociales.
Cette extrême-gauche surestime largement l’importance du rôle de la bureaucratie. L’échec du mouvement, la faiblesse des grèves, la répression lui sont attribuées comme s’il s’agissait de choix d’orientation. Dans cette pensée magique, les prolétaires ne seraient retenus dans leur révolte sauvage que par l’appareil bureaucratique. Ce n’est pas voir les difficultés de structuration du prolétariat contemporain. La motion, imposée par la base au congrès de la CGT, appelant même timidement à organiser les travailleurs.euses sur leur lieu de travail en vue d’une « grève reconductible interprofessionnelle », n’a pas été suivie d’effets. La direction de la CGT a sans aucun doute opportunément « gauchi » son discours, donnant ainsi des gages à ses militants après des années de défaite ou de simple absence de lutte. Pourtant, attribuer l’échec des manifestations et des mouvements de grève aux bureaucraties - dont chacun sait déjà à quel point elles contribuent à ralentir les luttes - c’est renoncer à en chercher les causes au sein du prolétariat lui-même. Par cette critique facile, l’extrême-gauche fait l’économie d’un travail d’enquête et d’organisation sérieux à destination des lieux de travail.
C’est aussi faire semblant d’ignorer que les appareils syndicaux sont des organisations dédiées à la satisfaction de revendications économiques immédiates. Ils sont l’outil des travailleurs.euses qui luttent contre les capitalistes pour un partage plus avantageux entre le temps de travail qui leur reviendra sous forme de salaire, et celui qui leur filera entre les doigts pour revenir aux capitalistes sous la forme du profit. Or, ce partage doit régulièrement être négocié dès que l’une des deux classes se sent en mesure ou en nécessité d’en réclamer davantage. C’est à ce titre que les syndicats rémunèrent en leur sein une couche de spécialistes divers et de représentantes. Ces derniers doivent bien sûr avoir les moyens de faire pression sur leur interlocuteur, mais doivent également montrer qu’ils sont légitimes à négocier.
Le syndicalisme amène donc in fine les luttes économiques des prolétaires à des issues négociées dans le cadre du capitalisme. En période d’expansion économique, les syndicats sont intégrés dans la machine : leurs interlocuteurs bourgeois sont en mesure de céder à une grande partie de leurs revendications sur les salaires, le temps ou les conditions de travail, pourvu que les coûts engendrés soient compensés par la hausse de la productivité et l’inflation. Mais entre les périodes de crise et celles de récession, la syndicalisation décline et les défaites s’enchaînent. Certains choisissent la soumission totale comme la CFDT. D’autres – la CGT et FO – préfèrent la voie de la lutte, mais se retrouvent en difficulté lorsqu’il s’agit de demander à des manifestants et à des grévistes de respecter le cadre pacifique des mobilisations antérieures. Si ce cadre pouvait être mieux accepté par le passé, c’est qu’il a pu sembler légitime car suffisant pour faire céder l’État et les capitalistes sur certaines revendications.
Finalement, deux positions erronées coexistent au sein de l’extrême-gauche. D’abord, celle de ceux qui, face aux mots d’ordre de la bureaucratie, restent timides voire suivistes (typiquement Lutte Ouvrière). Et puis celle portée par la gauche du NPA, par divers groupes gauchistes et par les autonomes, qui est une critique générale, abstraite des syndicats. Nous nous attachons au contraire à une critique circonstanciée et radicale des politiques syndicales. Que les syndicats négocient un compromis avec le gouvernement qui représente les capitalistes de la nation n’est pas une « trahison », c’est l’action conforme à la nature d’un syndicat. Le problème est précisément qu’il existe une tension entre le fait de s’engager dans la lutte des classes et celui de lui trouver une issue légale et négociée dans le capitalisme. Autrement dit, entre le fait de mobiliser et de massifier la lutte, c’est-à-dire de prendre le risque d’être débordé, et le fait de contenir cette mobilisation dans le cadre de la justice bourgeoise.
Il faut donc, bien sûr, s’opposer avec force lorsque les bureaucraties se dissocient des combats de rue contre la police ou envoient leurs services d’ordre contre les cortèges de tête. Mais nous ne pouvons valider la thèse du simple dépassement du syndicalisme par une (auto-)valorisation de la forme émeutière que sont les cortèges de tête.
Ainsi, la défense et la valorisation sans contenu de classe, presque acritique, des cortèges de tête se dispense d’une analyse autant du rôle des syndicats (qui seraient des « traîtres ») que du prolétariat (où est-il ?). Contre ceux qui n’en défendent que la radicalité apparente et le refus des négociations, nous voulons voir le cortège de tête comme une manifestation sociale : qu’exprimait-il socialement ? Nous y avons vu une jeunesse scolarisée privée de débouchés, minée par le problème de plus en plus pesant de surcapacité des facs (l’écart démographique était de +15 000 étudiants cette année-là). En dépit du fait que cette forme de démonstration « innove », rien ne nous garantit qu’elle ne fera pas école comme un élément intégré à la régulation de la lutte des classes - ce que furent les grèves du zèle et les séquestrations de cadres. La destruction du mobilier urbain ne représente pas en soi une menace pour l’ordre existant - tout au plus stimule-t-elle la production dudit mobilier.
Pourtant, une partie du cortège s’en satisfaisait bien : et cette satisfaction-là est aussi un marqueur social qui se lit de manière dramatique dans l’écart entre, d’une part, la radicalité de telles actions et la réaction légitime de l’extrême-gauche aux violences policières qui s’ensuivent et, d’autre part, la tiédeur de la réaction de ces mêmes groupes aux violences policières quotidiennes dont la police fait preuve quotidiennement envers certains segments du prolétariat (notamment le meurtre d’Adama Traoré peu de temps après le mouvement). Peut-être ces meurtres visent-ils des personnages moins spectaculaires, moins esthétiques que ces fameux cortèges ?
Il demeure que malgré la radicale critique qui en est faite, ce sont les syndicats bien plus que quelques groupes radicaux et affinitaires qui ont mobilisé un million de salariés dans la rue, qui ont provoqué un début de pénurie d’essence, qui ont fait planer le spectre d’un ralentissement de l’économie.
Incapacité de mise en place de cadres efficaces
Est-ce dire qu’il faut s’en remettre aux syndicats, en leur demandant poliment mais avec insistance d’appeler à la grève générale, comme on a pu l’entendre à Nuit Debout ? Non, c’est simplement pointer une faiblesse structurelle de l’extrême gauche en place, due au fait qu’aucune organisation ne s’est montrée capable d’imposer un ordre du jour et un suivi de décisions en assemblées générales. Les assemblées et commissions de lutte, dont le nombre n’a fait que croître pendant les premières semaines du mouvement, avaient tendance à réunir des individus et groupes aux pratiques et aux discours très divers. Cela n’est pas un problème en soi mais le devient lorsque le seul enjeu de la réunion est que chacun fasse valoir son point de vue sans qu’aucune décision ne soit prise et encore moins mise en œuvre. Pourtant, ces assemblées auraient pu être l’occasion de coordonner les pratiques de lutte ne serait-ce qu’à l’échelle des quartiers ou des arrondissements, où peuvent exister des réseaux organisant déjà la vie quotidienne des travailleurs – c’est le cas des unions syndicales locales. Une telle coordination aurait eu pour objectif modeste mais réalisable des choses toutes simples comme la mise en place d’une caisse de grève, l’organisation des tractages, etc. Cela aurait permis de ne pas reproduire le fonctionnement bureaucratique, consistant à organiser la lutte sans les salariés. Or, une grande partie des assemblées étaient plutôt l’occasion de retrouvailles des différentes factions de l’extrême-gauche, s’y réunissant pour répéter les mêmes perspectives déjà abordés dans des mouvements antérieurs, sans effort aucun pour les circonstancier : « blocages des flux », vote Mélenchon, occuper tel ou tel parc, mythologie du cortège de tête, etc. À Paris, par exemple, les assemblées générales et les comités d’action accueillaient un nombre important d’individus issus des professions intellectuelles (fonctionnaires ou précaires), qui orientaient les ordres du jour vers des discussions longues et générales sans réflexion sur les modalités de décision et de mise en œuvre des pratiques de lutte.
En ce sens, on peut reprocher aux syndicats non pas tant de ne pas avoir provoqué une grève générale sur commande, mais de ne pas avoir cherché à investir les salariés dans la construction du mouvement. Or, ce phénomène se reproduit à petite échelle avec les groupes « radicaux », dans la mesure où ils préfèrent se vautrer dans l’idéologie de leur avant-garde plutôt que de faire un travail de diffusion et d’organisation de la lutte sur le long terme.
Et maintenant… ? Perspectives
Le sentiment de puissance prolétarienne du printemps 2016, quand la CGT se montrait capable de coordonner des grèves et blocages au niveau national - et se trouvait pour cette raison comparée à Daesh - a au moins deux conséquences pour le cours de la lutte des classes.
Premièrement, sans pour autant en conclure à une « radicalité » retrouvée de la CGT - ou, pour en rester au registre Daesh, à sa « radicalisation » -, les grèves et les blocages dans la chimie, les transports, les déchetteries, les ports et les raffineries n’auront pas manqué de changer la position de la CGT dans le paysage politique français. En continuant à frapper dans ces secteurs vitaux alors que le gouvernement ne traitait même pas cette opposition comme une opposition mais comme une sorte de grognement incompréhensible, la CGT en est venue à se distancier du projet de restructuration capitaliste version PS.
Deuxièmement, cette rupture ponctuelle avec le projet de restructuration au niveau national devrait changer la donne pour les délégués locaux du syndicat. Cela n’est pas anodin pour une loi dont l’application est localisée dans les entreprises et soumise à accords de boîtes. Nous ne pourrons suffisamment répéter que si les grèves ne se sont pas davantage élargies, ce n’est pas parce que la grande machinerie CGT n’a pas « appelé à la grève générale » mais parce que dans les lieux de travail où la grève pouvait être construite, le mouvement n’est que rarement sorti du noyau dur des militant.e.s. Maintenant, quelles seront les réactions des travailleuses et des travailleurs face aux premiers « accords offensifs », ce cadeau de crise offert aux capitalistes ? Et comment les juges et les inspecteurs du travail trancheront-ils la question de l’allongement de la durée maximale du travail par semaine ? En tous les cas, c’est à cette échelle locale que le rapport de force peut se construire, sur les lieux de travail mais aussi dans les tribunaux. Il faut ajouter que les chiffres des élections professionnelles de 2016, dans lesquels la CFDT détrône pour la première fois la CGT, sont des chiffres amalgamés sur cinq années d’élections professionnelles, c’est-à-dire dans la plupart des cas avant le printemps dernier ; l’effet de la mobilisation est encore à venir.
C’est donc l’absence de moyens d’étendre la grève sur chaque lieu de travail, et non un quelconque « blocage syndical » par Martinez ou par son service d’ordre, qui constitue la limite de nos luttes. En revenant sur ces moyens, sur leur absence actuelle et les tentatives de le combler, on peut espérer voir plus clair dans la période que nous traversons.
Ainsi pour pallier l’extension de la grève, certains secteurs parmi les plus « activistes » ont tenté de mettre en place une stratégie de blocage. Mais il faut bien constater que les seuls blocages qui ont fonctionné ont été à l’initiative des salariés concernés : McDonald’s lorsque les grévistes étaient présents, blocages des embauches à La Poste. Le blocage exogène, venant de l’extérieur, sans appui sur les salariés, lui, n’a jamais fonctionné : ni au port de Gennevilliers, ni dans les McDonald’s dont le personnel n’était pas en grève, et on peut supposer que, sur ce modèle, il ne fonctionnera nulle part : pas plus dans les aéroports que dans les enseignes de distribution.
Lorsque nous disons que ces blocages ne fonctionnent pas, c’est du point de vue du mouvement : évidemment, pour une heure ou deux, parfois plus, ils ont pu interrompre les mouvements de la production. Or, n’étant ni propagande ni tentative de massification, ils n’ont pu fonctionner du point de vue de la mobilisation. On peut toujours bloquer une route, même à quarante ; que la grande crue arrive à Paris, et les flux comme la production seront bloqués – mais la révolution n’aura pas lieu. Il aura manqué la conscience, l’organisation, l’autonomie, la lutte sociale des salariés. Nous pouvons bien bloquer un McDo’, un port… : lorsque nous ne sommes ni équipiers, ni dockers, l’effet n’y est pas. Du point de vue des salariés sur place, dès lors que l’action n’est pas concertée, il n’y a au mieux pas d’effet du point de vue de la nécessité de s’investir dans la lutte ; au pire, le dégoût de voir des militants – parfois plus privilégiés – prétendre apprendre quelque chose, sauver quelque chose, d’un lieu où ils n’ont pas mis les pieds, auquel ils ne connaissent rien et où ils ne reviendront pas.
Le problème de ces blocages n’a pas seulement été leur inefficacité ; c’est qu’en eux-mêmes, ils étaient l’aveu de faiblesse de militants dont le propre secteur n’était pas en grève. Un aveu de faiblesse – nous ne sommes pas capables –, mais aussi une position de repli – nous ne pouvons pas ou ne voulons plus faire ce travail considérable et souvent pénible qui est de mobiliser ses propres collègues, son propre secteur. Les blocages étaient aussi l’expression de cette incapacité.
Il y avait donc, d’un côté le rôle profondément régulateur de la CGT ; de l’autre, cette absence de perspectives issues de l’extrême-gauche, qui pourtant n’en tenait pas moins un discours d’autoglorification et de radicalité manifeste. Pourtant, dans cette impasse, il pourrait exister une ligne, pour laquelle la critique ne tiendrait pas lieu de caution à l’attentisme.
Il semble bien que, dans ce mouvement, aient existé des secteurs prolétariens dynamiques, qui ont engagé à l’occasion du mouvement national de véritables rapports de force locaux avec leurs patrons. Mais ces secteurs combatifs, parfois victorieux, qui ont été présents dans les cortèges avec le plus de détermination, sont de ceux qui ont éprouvé un lent et pénible travail de terrain : cortège des salariés de la CGT Carrefour Market, lutte des femmes de chambre de l’hôtel Campanile, des personnels de nettoyage OMS…
Ces expériences se sont souvent appuyées sur des structures syndicales locales, qu’ils ont redressées pour donner des garanties à l’action collective : cotisations pour la caisse de grève, assurance forfaitaire pour les jours de grève, protection individuelle des salariés sous mandats syndicaux, etc. Qu’ici ces luttes se soient appuyées sur des structures syndicales ne dit pas qu’elles le seront efficacement ailleurs. Il demeure qu’avec ou sans le sigle d’une grande centrale, les perspectives pour une action prolétarienne, dans la période, soient - au sens large - de type « syndical » : un travail rébarbatif mais qu’il faudra bien mener, de collages, de rédaction et de distribution de tracts, d’information partout.
Vers une orientation politique
En tant que révolutionnaires, ce « retour à la base » est inconditionnel. Mais, tout en se posant comme nécessaire, il ne doit pas faire oublier qu’un mouvement se joue sur un double plan : celui de la massification et celui de son orientation. Le travail à la base assure la massification, et permet de conforter la combativité dans des secteurs où nous pouvons formuler des perspectives et mots d’ordre révolutionnaires ; l’orientation, elle, s’appuie sur une vision globale du mouvement, pour laquelle il faut formuler tant des éléments de programme que des perspectives qui doivent s’avérer politiques. C’est ce gigantesque travail que nous avons encore devant nous, dans une période qui pourrait peut-être se trouver favorable : la grève reprend, les organisations ouvrières redécouvrent qu’elles ont la main sur le pays, la production, et que le soutien populaire est massif.
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