Les armes de l’ennemi (Part. 6) : « Le téléphone portable »

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Il n’y a pas si longtemps encore, les
écoutes téléphoniques se faisaient à
partir des sous-sols de la tour Maubourg
à Paris. Le protocole était compliqué à
mettre en place et assez facile à repérer.
Aujourd’hui, les temps ont singulièrement
changé. La technologie est passée par là.
Vendus à plus d’un milliard d’exemplaires
à travers le monde chaque année, le téléphone
portable a transformé de fond en
comble la pratique policière de l’écoute
téléphonique. (Attention, les lignes fixes
restent faciles à mettre sur écoute.)

En 2008, 27 000 écoutes téléphoniques
ont été autorisées en France par des juges,
sur de simples réquisitions d’officiers de
police judiciaire. À cela, on peut ajouter
les 4 millions de réquisitions téléphoniques
auprès des opérateurs de téléphonie
mobile (simplement grâce à l’envoi d’un
fax) et les 6000 « écoutes administratives »
autorisées par Matignon sans passer devant
une autorité judiciaire, celles qui servent
à surveiller les personnes ou les groupes
soupçonnés de « terrorisme » ou de « grand
banditisme ».

Au vu des possibilités offertes par le portable,
qui peut à tout moment se muer en
dispositif de surveillance, on sera donc particulièrement
vigilant face à ses usages. S’il
n’y a pas de critique moraliste à avoir face
aux utilisateurs de téléphones portables (du
type, il faut être cohérent avec soi-même
et ne pas avoir de portable si on critique
cette société) il faut en revanche partir de
la situation présente (on en possède presque
tous) et donc tirer des conclusions
quant à l’utilisation pratique qu’on peut
en faire en la transformant en une utilisation
contrôlée.

Il faut savoir que les opérateurs conservent
les « données de connexion » de tous
leurs clients pendant un an. Ces données
contiennent le numéro du correspondant
appellé, la durée de la communication
et depuis peu les messages SMS
échangés. Ce sont ces informations, entre
autres, dont les policiers se servent pour
étayer leurs accusations d’« associations de
malfaiteurs ».

Le portable peut aussi être utilisé pour
tracer les gens : quand il est allumé ou
éteint mais avec la batterie, on peut facilement
connaître tous les endroits où une
personne s’est rendue avec une précision
variable de l’ordre de 50 m à 200 m suivant le
nombre de bornes présentes (triangulation).
Cette technique permet de déterminer un
itinéraire, un emploi du temps, un réseau
d’amis (savoir que vous êtes souvent à
proximité de telle ou telle personne), etc.
Il existe deux sortes d’écoutes. Les écoutes
actives : les flics écoutent en live une
conversation sur un portable. Mais aussi les
écoutes passives : quand un portable sert
de micro d’ambiance, c’est-à-dire que les
policiers s’en servent pour écouter ce qui se
dit dans l’environnement sonore immédiat
(que le portable soit en communication ou
simplement allumé).

A priori, enlever la batterie d’un télépone
portable est suffisant pour échapper à ce
genre d’écoutes. Certes l’horloge interne
continue de fonctionner mais la pratique de
l’écoute consommant énormément d’énergie
(ce qui peut d’ailleurs mettre la puce
à l’oreille quand un portable se décharge
anormalement vite), la voix ne transite
plus. Laisser son portable chez soi allumé
peut aussi être une solution par rapport au
fait d’éteindre collectivement et simultanément
les portables. Ou alors les mettre tous
dans une autre pièce, toujours allumés.
De manière plus générale, une fois que
l’on tombe sous le coup d’une enquête
policière, l’ensemble de la vie qu’on mène
devient incriminante. Toutes les habitudes,
toutes les manières de vivre deviennent
significatives aux yeux du pouvoir. Pour
preuve le cas récent du Militante Gruppe en
Allemagne. Ses membres ont été accusés
de conspiration : le fait de venir à un rendez-
vous sans portable ou de les éteindre
simultanément a été un élément à charge
dans l’instruction.

Ceci dit, on peut tout de même utiliser
le portable comme outil de lutte. Quand
on bouge ensemble, cela reste pratique.
Pour garder les avantages sans les inconvénients,
il suffit de se procurer des portables
anonymes. Ils sont en vente libre dans les
bureaux de tabac. Par contre, cela ne dure
que deux semaines. Après, il faut envoyer
une photocopie de carte d’identité pour
garder la ligne. Ce sont en gros des portables
jetables à utiliser exceptionnellement sur
les gros coups.

Par ailleurs, l’omniprésence de ce gadget
modifie profondément nos existences,
notre rapport au monde. C’est d’abord un
instrument de contrôle qui participe à l’indistinction
entre travail et vie quotidienne
(indistinction qu’on voit à l’œuvre dans la
fi erté d’appartenir à sa boite, dans le fait de
ramener du boulot chez soi le soir, de voir
ses collègues en dehors du temps de travail
le temps d’un jogging). Avec le portable
on est joignable à tout instant, c’est-à-dire
mobilisable tout le temps. Plus de temps
mort. Si le portable sert à être disponible
tout le temps, à pouvoir changer de poste
immédiatement, à la mise sous tension permanente
des employés, il est aussi devenu
quasiment indispensable pour trouver
un job.

Autre point à noter, le téléphone portable ne
s’est pas adapté à un marché déjà existant,
il l’a créé. Sa propagation massive à l’ensemble
du corps social a créé de nouveaux
usages, de nouvelles manières d’être. Les
esclaves sédentaires qui vivent au rythme
des trajets boulot/dodo, du découpage temporel
semaine/week-end, jour/nuit, travail/
vacances-à-la-plage ont besoin d’une médiation
électronique pour éviter le contact avec
des inconnus, pour combler les temps de
déplacement « sources d’angoisse ».
Ceux dont la vie est atomisée et morcelée
ne peuvent vivre sans portable : il conjure
la peur (de l’agression, de l’avalanche, de
l’enlèvement...). Il est un rempart contre le
hasard et l’imprévu qui n’ont pas leur place
dans des existences aseptisées, planifiées,
calibrées. Certains opérateurs téléphoniques
ont d’ailleurs doté les portables d’une fonctionnalité
consistant à détecter la présence
d’« amis » dans les environs. Vous marchez
et votre portable vibre : un ami est dans le
secteur... Bienvenue dans une société où
l’inattendu a disparu, même l’inattendu de
la rencontre.

Le confort de la petite-bourgeoisie planétaire,
son bavardage incessant qui transforme
la vie en son commentaire (« Salut, tu
devineras jamais ce que m’a dit Brandon hier
soir. »), implique cette catastrophe.

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