Honorons les marronnages ! Quêtes inégalées de liberté

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La résistance est inhérente à tout système coercitif. Toutefois, l’histoire des marronnages reste sous-étudiée par rapport à celle des esclavages. Le marronnage regroupe pourtant des pratiques créatives ou défensives.

Le 10 mai 2001 a été adoptée la loi Taubira reconnaissant la traite négrière transatlantique et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. La date du 10 mai a été choisie en 2006 comme « journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ». En revanche, les marronnages, ces puissantes et inégalables conquêtes émancipatrices, celles de personnes Africaines et Amérindiennes esclavagisé·es par des colons blanc·hes en Amérique latine et dans l’ensemble des Caraïbes, sont passées sous silence.

L’histoire transmise en france perpétue en effet un regard colonial, raciste, compatissant et paternaliste sur les personnes Noires, surtout représentées comme esclaves, et un regard d’admiration sur les blanc·hes, surtout représenté·es comme conquérant le monde et, en l’occurrence, abolitionnistes. L’instauration en 2017 par la loi dite « égalité réelle outre-mer » du 23 mai comme « journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage colonial » reproduit ce même regard colonial.

Le marronnage désigne communément la fuite de personnes esclavagisées des plantations coloniales pour vivre libres au sein de communautés autonomes réfugiées dans les hauteurs (grand marronnage). La plus importante, la République de Palmares au Brésil, a abrité sur 3 000 km² au moins 10 000 Maron·nes entre environ 1595 et 1695 [1]. Il désigne également les fuites momentanées des plantations coloniales (petit marronnage).

Russell Maroon Shoatz (1943-2021), prisonnier politique pendant 50 ans, dont 20 ans en isolement pour son militantisme dans le mouvement de libération Noire de Pennsylvanie dans les années 1960, distingue deux types de Marrons. Les Marron·nes combattant·es ont résisté à toute collaboration avec les colons. La révolution haïtienne (1791-1804), première République noire libre du monde, est indissociable des luttes des Marron·nes combattant·es. [2] Les Marron·nes réformateur·ices ont elles et eux collaboré. [3] En Jamaïque, au Suriname et en Guyane, des communautés marronnes ont sauvegardé leur autonomie grâce à des traités dont l’une des clauses essentielles stipulait que les Marron·nes s’engageaient à refouler ou à capturer tout nouvel esclave fugitif. [4]

En ce 10 mai 2024, nous, Front de Lutte pour une Écologie Décoloniale (FLED), avons décidé, d’une part, de mettre en lumière le phénomène du marronnage et, d’autre part, d’analyser ses implications sur le concept de liberté telles qu’étudiées par Neil Roberts, philosophe politique Caribéen basé aux États-Unis dont les travaux n’ont toujours pas été traduits en français.

Un phénomène historique pluriel silencié

La résistance est inhérente à tout système coercitif. Toutefois, l’histoire des marronnages reste sous-étudiée par rapport à celle des esclavages. Le marronnage regroupe pourtant des pratiques créatives ou défensives. Dans le contexte de l’esclavage du monde moderne sur Abya Yala [5], et en l’état actuel de nos connaissances, les résistances défensives regroupent notamment le refus du travail, le refus d’enfanter, le suicide, les sabotages, les tentatives d’empoisonnements, les révoltes, les actes de violence.

Une autre forme de résistance, qualifiée de sociogénique par Neil Roberts, est celle créative : cérémonies religieuses clandestines, dessin au sol de vèvès (symboles vaudou), développement de représentations de la liberté à travers chant, musique, danse, peinture, sculpture, écriture, fait de (se) renommer, etc. [6] Des actes de solidarité liait ces luttes, tant au niveau individuel que collectif, avec notamment la création d’associations clandestines. [7] On peut ainsi dire que seul·es les éventuel·les esclaves résigné·es et totalement isolé·es n’étaient pas marron·nes. Beaucoup de personnes durent donc l’être.

Sur cette même période, on observe une autre histoire passée sous silence : celles des blanc·hes dominé·es, les engagé·es, « indentured servant » en anglais. Il s’agit de personnes blanches qui ont pris la décision de vendre leur force de travail pendant quelques années à des colons avant de pouvoir recouvrer leur liberté. L’engagisme est un système économique similaire au servage beaucoup moins oppressif que celui de l’esclavage. [8]

Si certain·es engagé·es sont sans doute ensuite devenu·es des colons oppresseurs, d’autres ont rejoint des Africain·es et des Amérindien·nes marrons à partir du début des années 1600. Cette coopération a conduit à ce que les engagé·es marrons s’installent aux frontières des territoires marrons pendant que les Amérindien·nes et Africain·es restaient à l’intérieur. Appelés « blancs libres » (et non pas « blancs marrons »), ils vendaient les produits de la chasse et de la pêche et achetaient des approvisionnements à la société blanche environnante. [9]

Dans le contexte des plantations coloniales, les esclaves sont réduits au statut économique d’esclave et au statut juridique de bien meuble par la justice coloniale du Code noir qui se reproduit de génération en génération. Les Marron·nes sont donc des êtres humains déshumanisés et esclavagisés, exclusivement Africain·es et Amérindien·nes, qui ont fui les plantations, momentanément ou définitivement, physiquement ou symboliquement. Les esclaves Africain·es en fuite dans les hauteurs ont été qualifiés à l’époque esclavagiste de « nègres marrons » ou « nèg marrons ». Dans ce contexte, marronner c’est être fugitif. On peut parler plus généralement d’un processus de subjectivation permettant de passer d’un statut d’objet à celui de sujet. Marronner, c’est donc réussir à passer d’un statut de chose à celui de femmes et d’hommes libres.

Les femmes esclavagisées aux Antilles du 17e au 19e siècle furent moins nombreuses à effectuer le grand marronnage que les hommes. Arlette Gautier, professeur de sociologie à l’université de Brest, démontre avec pertinence et détails que cela n’était pas lié à un sort soi-disant meilleur que celui des hommes ou à l’acceptation de l’ordre esclavagiste mais du fait de leur condition de femmes et de mères qui entravait leur mobilité et leurs possibilité de défense. [10]

De nombreuses femmes réussirent à participer aux diverses formes de marronnages. Celles perçues comme moins opprimées (accoucheuses, couturières, servantes, blanchisseuses ou pacotilleuses) occupaient en réalité une position contradictoire. Elles furent en effet parmi les plus déterminées comme l’indiquent les colliers imposés pour entraver leurs mouvements.
Celles qui sont parvenu à s’échapper l’ont fait pour les mêmes motifs que les hommes : fuir les mauvais traitements et vivre libre. Rares furent celles qui partirent pour retrouver un·e partenaire.

Créolisation par le marronnage du concept de liberté

Silenciés par les autorités et insuffisamment étudiés par les historien·nes, les marronnages sont également occultés par toute la pensée occidentale relative à la notion de liberté. Dans une perspective décoloniale de créolisation de la théorie politique, Neil Roberts dans le nouveau monde renouvelle la pensée de la liberté en étudiant les expériences vécues de marronnage .
Professeur en études africaines et en science politique au Collège Williams, il est notamment spécialiste des théories de la liberté.

Il observe que la théorie occidentale ne l’a intensément étudiée qu’à partir des libertés de celles et ceux privilégié·es. L’expérience opposée dans le monde moderne, celle des esclaves, n’a pas été prise en considération. Neil Roberts analyse donc diverses formes de marronnage, le parcours de l’esclave marron américain Frederick Douglass, la révolution Haïtienne ainsi que la pensée d’Edouard Glissant et le rastafarisme. Il discute les analyses d’Hannah Arendt, Thomas Hobbes, Isaiah Berlin, Philip Pettit, etc. L’approche de « comparative freedom » introduite par Frederick Douglass souligne l’instabilité et le caractère relatif de la liberté. Pour Roberts, l’accent sur le mouvement et sur la notion de liberté comparée, permet aux esclaves marronn·es d’être « comparativement libre » bien qu’enchaîné·es. [11] Ielles ont construit leurs propres visions de la liberté, anarchistes au sens de sans maîtres.

Pour Neil Roberts, le marronnage constitue un espace social transitionnel et par définition caché. Le phénomène de marronnage, en tant que mouvement de quête entre les conceptions statiques de l’esclavage et de la liberté, permet de reconceptualiser le concept de liberté. Il démontre ainsi que la liberté n’est pas seulement un état figé mais un processus. C’est cette nouvelle conception de la liberté, en tant que marronnage, qu’il nomme « freedom as marronage ».

En conclusion, Marronnons !

Les célébrations officielles des abolitions de l’esclavage les 10 mai et les hommages à ses victimes les 23 mai occultent le phénomène historique du marronnage, perpétuant ainsi un regard français colonial raciste. L’horreur de l’esclavagisation des personnes Noir·es est certes largement connue. Mais l’histoire des Noir·es enchaînés par des colons blancs conquérant leur liberté est passée sous silence. Pyromanes et pompiers, l’État français commémore les blanc·hes abolitionnistes et les Noir·es esclavagisés sans célébrer les luttes des personnes concernées, les Marron·nes. Ces inégalées résistances des « Autres », personnes racisées chosifiées en occident, sont également silenciées par les historien·nes et par la pensée occidentale relative au concept de liberté.

Le contexte plantationnaire colonial était radicalement oppressif, violent et déshumanisant à l’encontre des Amérindien·nes et Africain·es esclavagisées. Les marronnages constituent donc une expérience inégalée d’émancipation politique particulièrement puissante au niveau individuel, collectif et politique. Le marronnage permet également de repenser la notion de liberté. Neil Roberts démontre que la liberté n’est pas un état statique mais un mouvement, un processus qui fit passer du statut d’esclave à celui de personne libre que ce soit momentané ou définitif, physique ou symbolique. L’esclavage est donc indissociable du marronnage.

Dans le monde d’aujourd’hui où plus personne n’est officiellement réduit à une chose mais où nos rêves de vie libre et solidaire sont étouffés, nous invitons à honorer ces luttes en les transmettant et en s’en inspirant pour, à notre échelle, marronner. Non pas un ou deux jours par an mais autant que possible, créons des espaces de liberté en contribuant aux nécessaires luttes révolutionnaires d’écologie décoloniale, antifascistes, anticoloniales (#Free Palestine), anticapitalistes, antivalidistes, antispécistes, féministes, LGBTQI+ ou autres qui s’imposent à nous toutes, personnes libres.

FLED
Front de Lutte pour une Écologie Décoloniale

P.-S.

Bibliographie

GAUTIER, Arlette, Les sœurs de Solitude : Femmes et esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, France (Rennes), Presses universitaires de Rennes, 2019, 276 p. [En ligne : http://books.openedition.org/pur/128424].

GEGGUS, David, « Marronage, voodoo, and the Saint Domingue slave revolt of 1791 », vol. 15, Michigan State University Press, 1992, p. 22‑35.

GRONDIN, Marcel et VIEZZER, Moema, Le génocide des Amériques : résistance et survivance des peuples autochtones, Canada (Québec), les Éditions Écosociété, 2022, 355 p.

Hooks, Bell, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, France (Paris), Cambourakis, 2015, 294 p.

HUNOLD LARA, Silvia, « Marronnage et pouvoir colonial. Palmares, Cucaú et les frontières de la liberté au Pernambouc à la fin du XVIIe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 62 / 3, Paris, Éditions de l’EHESS, 2007, p. 639‑662. [En ligne : https://www.cairn.info/revue-annales-2007-3-page-639.htm].

LUCAS, Rafael, « Marronnage et marronnages », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, Association Paul Langevin, 2002, p. 13‑28. [En ligne : https://journals.openedition.org/chrhc/1527].

RET, Benjamin, La Commune des Palmares, France (Paris), Syllepse, 1999, 125 p.

ROBERTS, Neil, Freedom as marronage, USA (Chicago), 2015, 254 p.

SHOATS, Russell Melvin, Maroon the Implacable : the Collected Writings of Russell Maroon Shoatz, éds. Fred Wei-han Ho et Quincy Saul, USA (Oakland), PM Press, 2013, 294 p.

Notes

[1Silvia Hunold Lara, « Marronnage et pouvoir colonial. Palmares, Cucaú et les frontières de la liberté au Pernambouc à la fin du XVIIe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 62 / 3, Paris, Éditions de l’EHESS, 2007, p. 639‑662. En ligne : https://www.cairn.info/revue-annales-2007-3-page-639.html Benjamin Péret, La Commune des Palmares, France (Paris), Syllepse, 1999, 125 p.

[2David Geggus, « Marronage, voodoo, and the Saint Domingue slave revolt of 1791 », vol. 15, Michigan State University Press, 1992, p. 22‑35..

[3Russell Melvin Shoats, Maroon the Implacable : the Collected Writings of Russell Maroon Shoatz, éds. Fred Wei-han Ho et Quincy Saul, USA (Oakland), PM Press, 2013, 294 p., p. 31‑33

[4Rafael Lucas, « Marronnage et marronnages », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, Association Paul Langevin, 2002, p. 13‑28, p. 13 https://journals.openedition.org/chrhc/1527.

[5Terme en dulegaya, langue de la communauté Amérindiennes des Kunas, désignant l’ensemble du territoire américain avant la colonisation européenne.

[6La dénomination officielle d’Haïti, plutôt que Saint-Domingue, a été élaborée par les rédacteurs de la déclaration d’Indépendance du 1er janvier 1804 par Jean Jacques Dessalines et Louis Boisrond-Tonnerre. Il a pour origine le mot « Ayiti », mot de la langue des Taïnos, l’arawak. Les Taïnos furent les habitant es de l’île de Quisqueya (Hispaniola) au début du XVIe siècle. Neil Roberts, Freedom as marronage, USA (Chicago), 2015, xiii+254 p., p. 122. Voir aussi Marcel Grondin et Moema Viezzer, Le génocide des Amériques : résistance et survivance des peuples autochtones, Canada (Québec), les Éditions Écosociété, 2022, 355 p.

[7Arlette Gautier, Les sœurs de Solitude : Femmes et esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, Les sœurs de Solitude : Femmes et esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, France (Rennes), Presses universitaires de Rennes, 2019, 276 p., (« Histoire »), p. 201‑202. En ligne : http://books.openedition.or/pur/128424.

[8bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, France (Paris), Cambourakis, 2015, 294 p., p. 56, 65..

[9Russell Melvin Shoats, « I Am Maroon ! (1995) », in Fred Wei-han Ho, Quincy Saul, (éds.). Maroon the Implacable : the Collected Writings of Russell Maroon Shoatz, éds. Fred Wei-han Ho et Quincy Saul, Oakland, CA, Etats-Unis d’Amérique, PM Press, 2013, p. 29‑35, p. 136 et suiv.

[10Arlette Gautier, op. cit., p. 212.

[11Neil Roberts, op. cit., p. 77.

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