À l’approche de la mi-mars 1992, les squatteurs lyonnais se tiennent sur leurs gardes. En effet, ils se souviennent que l’année précédente, le restaurant végétarien Mac-No, occupé depuis novembre 1990, a été expulsé manu militari le 11 mars 1991, à quelques jours de la fin de l’hiver juridique interdisant les expulsions du 1er novembre au 15 mars.
Ainsi, les squatteurs du Rap’Thou appellent à manifester le 14 mars 1992, place de la Croix-Rousse, contre la spéculation et les expulsions. Toutefois, les expulsions ne peuvent légalement pas être sursises dans les cas de mise en péril de l’habitation ou d’entrée dans les locaux par voie de fait [1], ce qui est généralement le cas des squats.
Quelques jours avant le 14, deux personnes sont inculpées de dégradation de bien public pour des tags d’appel bombés sur l’hôtel de ville. Aussi, lorsque la manifestation se met en marche, c’est tout naturellement qu’elle prend la direction du commissariat de la place Sathonay. Un peu de peinture lancée sur la façade du commissariat échauffe les flics. Ils tentent d’interpeller une personne, bombe de peinture à la main. Mais les manifestants protestent et s’en prennent aux vitres du commissariat et à un véhicule de police garé. Les CRS chargent alors les 200 à 300 personnes présentes.
Après la dispersion, un groupe important se reconstitue place Croix-Paquet, à proximité du Rap’Thou où une fête devait clore la journée d’action. Mais les policiers chargent à nouveau, blessant une dizaine de manifestants. Pendant deux heures, le Rap’Thou subit un véritable siège. Le quartier est quadrillé, si bien que parmi les dix-sept interpellations, quelques-unes ont lieu à 3 heures du matin, alors que la situation est calme depuis plusieurs heures. De leur côté, six flics bénéficient d’un arrêt de travail.
Le dimanche passe sans encombre et les hostilités reprennent avec le début de la semaine. Lundi 16 mars, dès 6 heures du matin, une centaine de policiers expulse le Rap’Thou et interpelle trente-deux occupants. Durant la semaine, les squatteurs s’organisent et appellent à des rassemblements sur la place Chardonnet. Ils tiennent également une permanence journalière dans les locaux de l’imprimerie M.A.B. pour recueillir des témoignages sur les événements du samedi. En effet, le commissariat du 1er arrondissement recherche des plaintes concernant des dégâts matériels à attribuer aux deux inculpés de dégradations, outrage et rébellion mais ne daigne pas recevoir les plaintes sur les violences policières.
Durant la seconde quinzaine du mois, de nouveaux lieux sont investis. D’abord, une usine au n°3 de la rue Magneval, puis un immeuble d’habitation au 10, rue du Bon Pasteur. Enfin, le Rap’Thou, muré depuis l’expulsion, est partiellement repris. Dès le 23 mars, la police intervient à Magneval au motif fallacieux du vol de deux chaises et de dossiers tellement importants que le propriétaire les a laissés pendant deux années dans des locaux abandonnés. Le harcèlement ne s’arrête toutefois pas là et, le 3 avril, toutes les occupations sont expulsées, causant 23 interpellations. Le lendemain encore, une soupe populaire de soutien est dispersée.
Le César doit être inauguré une poignée de jours plus tard. Un immeuble de huit étages sur la place Tolozan au pied duquel s’élève une statue en bronze du sculpteur César Baldaccini qui donne son nom à l’édifice. Construit par une société lyonnaise, la SLYCI, spécialisée dans l’immobilier de luxe, le César est réputé être l’immeuble le plus luxueux et le plus cher de Lyon. Les six appartements, d’une surface oscillant entre 90 et 200 m², cotent jusqu’à 28 000 francs le m². Aussi LET France qui a acquis l’immeuble pour la modeste somme de 86 millions de francs et Henry Pochon, PDG de la Slyci, ont-ils prévu une inauguration en grandes pompes, le 9 avril 1992.
Les expulsés et habitants du quartier répondent à l’invitation. Mais à 18h, deux compagnies de C.R.S. contiennent la centaine de manifestants sur la place de la Comédie et chargent une première fois, inondant la rue Désirée de gaz lacrymogènes. Une poignée d’interpellations et quelques blessés sont déjà à déplorer. Pendant ce temps, sous un chapiteau transparent dressé devant le César, le gotha local trinque avec le maître de cérémonie, Daniel Bilalian. Le maire, Michel Noir, doit subir les quolibets des contestataires. Toutefois, dans son discours, il se déclare « tout à fait à l’aise », se fait le chantre du logement social et estime que les manifestants ne sont que « quelques voyageurs venus hors de Lyon ».
À 20h, nouvelle charge policière, plus violente que la précédente. Un journaliste, Robert Marmoz est sévèrement matraqué et conduit à l’hôpital. Le calme ne revient que vers 21 heures 30 avec la levée du dispositif de sécurité. À l’heure du bilan, on compte cinq interpellations et deux inculpations pour voies de fait sur agents. Deux fonctionnaires se sont, en effet, vu octroyer des ITT de 3 et 6 jours. C’est pour protéger la soirée d’inauguration du plus luxueux immeuble de Lyon que des habitants ont été brutalisés dans un quartier classé, où sont censés être mariés habitat et politique sociale [2].
Le lendemain, une dizaine d’associations de la Croix-Rousse signe un tract commun condamnant les violences policières. Parmi les signataires, figurent notamment aux côtés des squatteurs, Les Verts et les sections croix-roussiennes du Parti Socialiste [3]. Lors d’une conférence de presse, un rassemblement est également annoncé pour le 15 avril suivant. Quant au Club de la presse, il exige du préfet des explications pour le matraquage de Robert Marmoz.
Deux jours après les échauffourées, les deux inculpés sont remis en liberté. La date de leur procès est fixée au 14 mai.
Le 15 avril, le collectif Droit Au Logement des Pentes de la Croix-Rousse appelle à un sitting pacifique devant la mairie, imité par le collectif Squatteurs et Habitants de la Croix-Rousse. Ceux-ci dénoncent l’utilisation, que fait l’opposition socialiste, des événements du 9 avril. En effet, celle-ci n’a pas hésité à ériger les squatteurs en « derniers remparts à la vile spéculation foncière ». « Si le PS a perdu la mémoire, tâchons de la lui raviver » [4], répondent les expulsés qui refusent d’être instrumentalisés.
Alors que la mairie accepte de recevoir une délégation, c’est une soixantaine de contestataires qui s’engouffre dans la brèche et torpille la séance du conseil. Le portrait officiel du président Mitterrand est raccroché tête en bas et les élus chahutés. Seul point d’entente entre les deux parties : on accepte de se rencontrer à nouveau le lendemain.
Le 16 avril, conformément à la demande formulée par les édiles locaux, une délégation de six squatteurs fait valoir ses revendications : arrêt de toutes les poursuites lancées dernièrement, impossibilité d’expulser pendant les douze mois de l’année, publication de la liste des locaux vides sur le territoire de la commune, réquisition des logements vides pour les mal-logés et sans-abris. Projet immature selon le maire du 1er arrondissement, qui fixe un prochain rendez-vous pour le 4 mai. La possibilité de voir les squatteurs disposer d’un lieu qui leur serait propre est évoquée par l’équipe municipale. Plus tard, ce ne sont plus que des appartements avec baux précaires qu’évoque la mairie, entraînant la rupture des négociations.
Le 10 mai, les squatteurs pique-niquent devant le César, tandis qu’un petit groupe monte sur le toit et déploie une banderole pour la relaxe des inculpés. Ils en profitent pour s’inviter sur la terrasse du PDG de la Slyci, Henry Pochon, propriétaire d’un duplex de 330 m² agrémenté d’une terrasse de 90 m². Quatre jours plus tard, les deux personnes arrêtées lors de l’inauguration du César, sont condamnées à un mois de prison avec sursis et mise à l’épreuve de cinq ans.
La Slyci, elle, est placée en redressement judiciaire le 25 mai 1994. Le César lui aura coûté cher.
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