Selon une légende urbaine bien établie, il paraît que l’été n’est pas propice aux luttes, oubliant un peu vite que nombre de pauvres continuent à tourner en rond dans les cages de béton métropolitaines et que la guerre sociale ne connaît pas de trêve. S’il fallait encore une illustration de la vacuité de ce mythe, on pourrait par exemple retourner aux mois de juillet et août de l’année 1996, qui allait marquer un tournant dans la résurgence des luttes autour de l’immigration.
Cette année-là, des centaines de « clandestins » –selon le vocabulaire de l’époque– sortent au grand jour le 18 mars pour occuper l’église Saint-Ambroise afin de réclamer leur régularisation. Après plusieurs occupations/expulsions successives, et non sans risques, ce collectif de sans-papiers finira par occuper l’église Saint-Bernard dans le 18e arrondissement, pendant les deux mois de juillet et août.
Débute alors un terrible compte-à-rebours lié à la grève de la faim de 10 d’entre eux, ponctué de tractations en coulisses menées par un « collège des médiateurs » constitué en avril, qui négocie des critères de régularisation avec un pouvoir intransigeant. L’occupation de cette église s’achève au petit matin du 23 août lorsque l’Etat envoie 1500 policiers et gendarmes mobiles pour les déloger à la hache et les expédier au centre de rétention de Vincennes.
Le soir même, une manifestation pleine de colère défile entre République et Nation, forte de 15 000 personnes. A la fin, plutôt que d’en rester là comme de coutume après avoir gueulé « non, non, non » en chœur et vilipendé la droite aux affaires, et malgré l’opposition des états-majors citoyens comme d’extrême-gauche, 5000 enragé.e.s décident de partir en sauvage jusqu’au centre, aux cris de « Libérons les sans-papiers ». Ces quelques milliers de personnes, marchant des heures en pleine nuit, souvent à la seule lueur de la lune pour traverser le bois de Vincennes, finiront par arriver devant le camp honni, surprotégé par les forces de l’ordre. Si l’attaque de masse échoua, ce ne fut pas par manque de détermination, mais de préparation, en un réflexe généreux et immédiat qu’on ne revit plus depuis, celui d’aller directement tenter de libérer des hommes et des femmes avec lesquels on avait lutté, et que l’Etat venait d’enfermer à double tour pour les expulser à des milliers de kilomètres.
Ces affrontements durèrent une bonne partie de la nuit, s’étendant jusque dans les petites communes alentours (Charenton, Saint-Maurice), où la rage et le sentiment d’impuissance laissèrent beaucoup de verre brisé derrière eux. Pour la première fois depuis le début de cette lutte des sans-papiers, des pratiques émeutières entrevues lors du mouvement contre le CIP (Contrat d’Insertion Professionnelle) en 1994 puis lors des grèves de 1995 contre le « plan Juppé », revenaient à l’ordre du jour sur des bases autonomes.
L’Etat se vengea comme il put les jours suivants. Le 25 août, la perturbation des très officielles cérémonies de commémoration de la Libération de Paris place de l’Hôtel de Ville, aux cris de « Jean Moulin était un clandestin, Manouchian un immigrant », puis la tentative de bloquer un fourgon cellulaire rempli de sans-papiers devant le tribunal administratif, se solda par de nombreux blessés et arrestations (suivies de procès). Le 28 août, lors d’une nouvelle manifestation, des affrontements éclatèrent aux abords de l’église Saint-Bernard. Malgré le canon à eau et les tirs tendus de grenades lacrymogènes, elle se poursuivit en sauvage de la place Stalingrad jusqu’à Belleville, où les flics bouclèrent le quartier et tabassèrent manifestants, clochards et habitants du coin.
La Brigade anticriminalité (BAC) s’occupa personnellement de deux cafés bien connus des autonomes, où une trentaine de personnes furent salement matraquées.
Marqué d’un côté par sa fermeture pour se limiter à la régularisation des 300 personnes initiales et d’un autre par un refus des rackets traditionnels du PS (comme celui de SOS-Racisme), le collectif de Saint-Bernard allait pourtant entraîner d’autres collectifs de sans-papiers dans son sillage (le 3e [1] restant ouvert sans critère de nationalité ou de situation), et une multiplication d’initiatives pour appuyer cette lutte vers une régularisation de tous les sans-papiers.
Une régularisation générale bloquée depuis celle de 1981-82, que la « gauche plurielle » revenue au pouvoir (avec le PC et les Verts, donc) n’accorda que très partiellement en 1997-98 : 80 000 régularisations sur 143 000 dossiers déposés (fichage inclus), selon des critères très partiaux (87 % des Chinois ont obtenu des papiers contre 37 % des Turcs ; les trois quarts des régularisations accordées l’ont été sur la base des attaches familiales et les autres de l’esclavage salarial, excluant de fait nombre de célibataires ou de non-travailleurs réguliers), et pour de courtes autorisations de séjour (exit la carte de 10 ans). Sous la pression des luttes, le gouvernement Jospin accordera encore 64 000 régularisations entre 1999 et 2002, mais sur des critères toujours plus restrictifs et au cas-par-cas.
A Paris, parmi les initiatives qui vont se succéder au cours de ces années-là, on peut citer les collectifs Des papiers pour tous (1996-97), Boycottez Harcelez Air France (BHAF, 1997) ou encore le CAE des débuts (Collectif Anti-Expulsions,1998-2005).
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