Le 16 janvier 2021 devait avoir lieu une Marche des libertés, contre la loi sécurité globale. Peut-on vraiment dire qu’elle a eu lieu ? Un premier constat s’impose : la préfecture a choisi elle-même le tracé de bout en bout, refusant en bloc l’accès à tous les lieux symboliques choisis par les organisateurs. Ces derniers avaient déposé un parcours qui partait de l’IGPN (Villeurbanne), passait par le tribunal judiciaire (ancien « TGI », 3e arrondissement) et se terminait devant la cour d’appel de Lyon (Vieux Lyon). Mais au cours des « négociations » (en fait une simple communication des directives de la police concernant le trajet de la manifestation), les deux tribunaux disparaissent du parcours. Puis trois jours avant la manifestation, l’accès à l’IGPN est lui aussi refusé, le cortège devant se réunir à 200 mètres de là. Ces interdictions assénées sans motifs sonnent comme une véritable provocation et sont constitutives en soi d’une atteinte à la liberté de manifester.
Un policier pour deux manifestant-es
Second constat : la préfecture a fait le choix de mettre le cortège sous forte pression policière, et ce, avant même le début de la manifestation. Les « effectifs engagés » que la préfecture a refusé de communiquer à la presse, mais dont le Comité a pu prendre connaissance, fait froid dans le dos : 562 policiers, soit si l’on prend les chiffres officiels (1300 manifestant-es) presque un policier pour deux manifestant-es, un ratio jamais vu jusqu’ici. Dès le départ à 15h, et de façon très inhabituelle, les forces de police se positionnent essentiellement à l’avant de la manifestation (au moins 15 fourgons de CRS) et tout contre le cortège, au contact de la banderole de tête. Cette proximité extrême suscite un sentiment général d’oppression, observé par le Comité et de nombreux témoins. Dès 15h37, la police génère un premier épisode de tension sur le cours Émile Zola, à l’intersection de la rue d’Inkermann (peu avant Charpennes) : le cordon de CRS stoppe la manifestation et bloque le parcours, sans motif apparent et sans donner aucune information. Puis, sans plus d’explication, la manifestation reprend son cours quelques minutes plus tard. Un second épisode d’arrêt du cortège a lieu aux alentours de 15h45, alors que le cortège arrive à Charpennes (place Charles Hernu).
Manifestation à reculons
La manifestation reprend sa route avenue Thiers et arrive au niveau du collège Bellecombe vers 16h10. À partir de ce moment, trois attaques successives de la police forcent progressivement le cortège à partir en sens inverse avenue Thiers pour regagner la place de Charpennes.
16h10 : mobilier urbain protégé, manifestant-es blessé-es. Les CRS situées à l’avant du cortège chargent sans aucune sommation préalable. Engagé au niveau de la chaussée Est de l’avenue Thiers, le « bond offensif » se prolonge sur plus de 200 mètres et s’accompagne d’une attaque massive aux gaz lacrymogènes. Les unités de CRS remontent jusqu’au camion de Solidaires, créant de nombreux mouvements de panique et de chutes au sol, notamment sur le mobilier urbain (fils de fer tendus à quelques dizaines de centimètres du sol autour des espaces verts). Cette attaque, déclenchée au motif de faire cesser des « dégradations » (de l’aveu même de la police), entraînera plusieurs blessé-es.
16h30 : gaz et grenade de désencerclement sur la foule. Le cortège reprend son cours et la tête de la manifestation arrive à l’angle Thiers-Lafayette, où elle est censée tourner en direction du centre ville. Elle n’y parviendra jamais. A nouveau, elle se retrouve bloquée. Les policiers jettent du gaz en très grande quantité sur la foule, puis les CRS et la BAC avancent vers la manifestation, l’obligeant à reculer. Au même moment, une grenade assourdissante ou de désencerclement est jetée à proximité d’une camionnette qui, depuis le début de la manifestation, diffusait de la musique électro dans une ambiance bon enfant. La grenade occasionne plusieurs chocs auditifs, comme en témoigne l’un des blessés : « elle est tombée juste à côté de mon pied et ça m’a défoncé l’oreille. Mon collègue et moi, pendant tout le week-end, on n’entendait plus rien d’une oreille ».
16h40 : fin de la manifestation. Les sommations interviennent à 16h40, mais personne ne semble les entendre. La violence est immédiate : elle débute à 16h45, soit moins de 5 minutes plus tard. Un membre de la LDH (par ailleurs membre du Comité) explique :
avec la banderole de tête, on a tourné de l’avenue Thiers dans le cours Lafayette et on a été bloqués au pont du chemin de fer (qui surplombe le cours) par les forces de l’ordre. On est restés là face à face avec eux et au bout d’un moment ils se sont mis à avancer et à gazer, à deux on a replié la banderole, et on a reculé vite fait et on a commencé à remonter en coupant par la rue Béranger (vers le Nord). Les policiers postés à l’intersection de Lafayette et de Thiers (au sud de Lafayette) remontaient l’avenue Thiers en gazant, la manif reculait .
Retour à Charpennes en ordre dispersé
Suite à cette dernière charge, certain-es manifestant-es se sont dispersé-es dans les rues perpendiculaires, où dix personnes seront interpellées. Une personne est traînée sur plusieurs mètres devant sa compagne avant d’être jetée dans un fourgon. Un membre du Comité a pu observer un CRS s’approcher d’un jeune menotté et lui arracher son masque avant que la personne interpellée soit conduite dans un fourgon. Les autres manifestant-es sont repoussé-es jusqu’à Charpennes. Là, les CRS font à nouveau un usage massif du gaz, alors qu’il ne restait plus que quelques dizaines de personnes écoutant de la musique. Certaines personnes – y compris des riverains – se réfugient au rez-de-chaussée du bâtiment de BNP Paribas, pour finalement en ressortir, complètement asphyxiées. Environ 300 mètres autour, se trouve une deuxième ligne de CRS. Sous haute surveillance policière et la menace des gaz, ce qu’il restait encore de la manifestation se disperse progressivement aux alentours de 17h30.
Dispersion générale : une première à Lyon
Dès 16h30, sur ordre de la préfecture, le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) a décidé, fait inédit à Lyon, de disperser une manifestation déclarée alors qu’elle n’était pas encore arrivée à son terme. Dans la presse, la préfecture justifie sobrement qu’il y avait « trop d’éléments violents ». Pourtant, comparée à deux manifestations récentes qui ont connu des scénarios similaires, la Marche des libertés du 16 janvier était plutôt calme. La manifestation de Gilets jaunes du 26 janvier 2019 n’avait pu aller jusqu’à son objectif initial (l’hôtel de police), la préfecture ayant décidé de changer le parcours en cours de route, mais elle n’avait pas été dispersée. La manifestation nationale de Gilets jaunes du 11 mai 2019, avait aussi vu son parcours modifié par la préfecture en cours de route. Aux alentours de 17h, une sorte de nasse avait été mise en place, mais de courte durée : finalement la manifestation avait pu continuer en direction de Gerland. Or ces deux manifestations avaient connu des tensions plus importantes que celle du 16 janvier. Les faits sont là : la préfecture a choisi sans aucune raison objective de durcir fortement sa doctrine de maintien de l’ordre.
26 janvier 2019 | 11 mai 2019 | 16 janvier 2021 | |
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Scènes de jets de projectiles recensées par la police | 29 | 20 | 20, dont 16 avant la décision de disperser la manifestation |
Policiers blessés | 3 | 22 | 4 |
Véhicules de police endommagés | 3 | 2 | 0 |
Trois fois plus de gaz
Le 16 janvier, la préfecture semble avoir choisi une tactique de confrontation de masse, plutôt que l’envoi de « petites » unités connues pour leur agressivité (BAC, compagnies départementales d’intervention) et le recours intensif aux tirs de LBD. La violence policière a pris cette fois une autre forme. En l’espace d’une heure et demie (de 16h à 17h30), les policiers ont lancé 96 grenades lacrymogènes à main. Comparé aux manifestations des 26 janvier et 11 mai 2019, l’usage des gaz a été trois fois plus intensif.
26 janvier 2019 | 11 mai 2019 | 16 janvier 2021 | |
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Durée des affrontements | 4h | 3h | 1h30 |
Grenades lacrymogènes à main | 80 | 64 | 96 |
Moyenne à l’heure | 20 | 21 | 64 |
L’usage des gaz (via les « cougars » autant que les gazeuses à main), associé aux charges et aux matraquages, a créé plusieurs mouvements de panique, et de nombreuses chutes.
Au moins 17 plaies et fractures, 2 pertes de connaissance
Le nombre de blessée-es est explicite. Le Comité a dressé un bilan non exhaustif à partir des données de quatre équipes de Street medics et de ses propres observations, après recoupements. Au total, au moins 4 personnes ont dû être transportées aux urgences (blessure invalidante au genou, fracture du poignet, deux plaies ouvertes sur la crâne). Au moins trois autres personnes ont subi des plaies ouvertes (crâne, bras, pied). De nombreux coups de matraques et impacts de projectiles ont été dénombrés (dix autres personnes blessées), soit un total a minima de 17 personnes avec des fractures, plaies ouvertes, ecchymoses ou contusions. En outre, un nombre exceptionnel de personnes a subi des difficultés respiratoires à cause des gaz, parfois accompagnées de crises de panique ou de vomissements : les medics en recensent une quinzaine, et ielles étaient probablement beaucoup plus nombreux-ses. Parmi elles, au moins deux personnes ont perdu connaissance, dont une femme enceinte. L’une de ces personnes raconte :
J’ai failli mourir, j’avais plus de souffle. J’étais juste devant les policiers. Ils ont commencé à lancer et le premier gaz est tombé entre mes deux pieds. J’ai jamais eu ça. D’habitude il y a du gaz mais là... Ils ont lancé, je suis tombé direct .
L’ « ordre public » au service du capitalisme
En une heure et demie, les forces de la préfecture ont donc réussi le tour de force de blesser plus de 30 personnes, et beaucoup plus si l’on inclut les personnes incommodées plus légèrement par les gaz (une équipe de street médics indique avoir à elle seule procédé à environ 200 nettoyages oculaires). Questionnée par le Comité sur ses agissements du 16 janvier, la préfecture n’a pas répondu. Lors d’une réunion le 26 janvier avec les organisateurs de la Marche, elle a sans surprise tenté de diviser les manifestants, entre les « gentils » et les « méchants ». L’un des participants raconte : « Ils nous ont dit qu’il fallait veiller à la distance avec le [black] bloc. Si le bloc commence à se former et que la manif s’arrête, ça facilite leur intervention. Ce qui permettrait d’éviter les gazages ». Autrement dit, si les organisateurs de la manifestation participent au maintien « de l’ordre » préfectoral, c’est promis, les gazages cesseront. Un véritable chantage. Pour justifier la violence policière déployée le 16 janvier, la préfecture ne cesse de mettre en avant les dégradations commises le long du parcours. Or, ce sont les vitrines des banques et les panneaux publicitaires, simples biens matériels, qui ont été pris pour cible. En clair, l’ « ordre public » consiste à protéger les emblèmes du capitalisme au prix de nombreux blessé-es.
Le communiqué est disponible ici
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