Nous sommes horrifiés non seulement par les événements mais par la position occidentale et l’unanimité mensongère des politiques, des médias français et d’une large partie de l’opinion qui les suit. Ce genre d’ignominie n’est pas nouveau de leur part, sur cette question comme sur d’autres, nous le savons bien. Mais il a pris une dimension tout à fait inédite, dont il est encore difficile de mesurer la portée historique. La guerre de l’information, la guerre des récits, est aussi asymétrique que la guerre militaire. Il en a résulté une véritable paralysie mentale, une crainte pour certains, des retournements de vestes effrayés pour d’autres et un dégoût profond pour la majorité de ceux qui sont restés lucides. La sidération et la faiblesse de notre riposte ne tiennent pas seulement à la peur de la répression. Elles viennent aussi d’une confusion entretenue et de la crainte d’accusations infamantes. C’est ce point qu’il s’agit de clarifier. Car au fond qu’importent Darmanin, sa terreur, ses éléments de langage, ses chiens médiatiques et sa police. Il faut plutôt se demander pourquoi tant d’alliés ou supposés alliés ont si vite cédé à la rhétorique ennemie. Personne ne semblait plus capable, dans les jours qui ont suivi l’attaque du 7 octobre, de commencer une phrase sur le sujet sans assurer qu’il condamnait les "crimes de guerre" ou le "terrorisme" du Hamas. Comme disait Martin Luther King : « à la fin, nous nous souviendrons non pas des mots de nos ennemis mais du silence de nos amis ». Ajoutons : du silence de nos amis et de leurs reniements...
La bande de Gaza est le territoire le plus densément peuplé au monde. Depuis quinze ans, Israël impose un blocus à cette enclave où vivent deux millions et demi de personnes. Son armée enferme, affame, assoiffe, abat, bombarde, asphyxie et isole du reste du monde les deux millions et demi de personnes qui y vivent ou survivent. Après l’attaque du 7 octobre, les Israéliens ont coupé tout accès à l’eau et à l’électricité. Ils ont fait de même il y a quelques jours avec Internet et les autres moyens de communication – privant ainsi leur victimes, entre autres, de toute possibilité de témoigner. En plus des avions qui pilonnent les habitations faisant des milliers de morts, plus d’un million de personnes ont été contraintes de se déplacer vers le sud de la bande de Gaza. Celles qui survivront aux bombes israéliennes risquent bientôt de mourir de déshydratation, de faim ou de manque de soins. « Nous combattons des animaux humains et nous devons agir en conséquence » a déclaré le ministre de la défense israélien. Un autre a parlé de « finir le boulot de 1948 », faisant référence à l’expulsion et au massacre de centaines de milliers de Palestiniens lors de la proclamation de l’État d’Israël. Le président Isaac Herzog a quant à lui expliqué qu’il n’y a aucune différence entre civils et terroristes dans la bande de Gaza. Chez les officiels israéliens, de tels propos sont devenus des banalités. Qui peut encore avoir un doute sur le projet d’un État dont l’intention génocidaire, dans les actes comme dans les déclarations, s’exprime aussi nettement ?
Dès avant le 7 octobre, l’État d’Israël avait fait de la vie à Gaza un cauchemar. La seule opération israélienne de 2014 avait tué plus de 2000 Palestiniens, soit plus que toutes les victimes israéliennes de la récente attaque. À l’époque, dans les réactions politiques et médiatiques dominantes, il n’y eut rien de comparable pour dénoncer les crimes israéliens, en termes de condamnations, d’indignations ou d’hyperboles. Celles-ci allaient même plutôt, déjà, contre les Palestiniens assimilés au Hamas. Si une vie valait une vie pour la conscience occidentale, si une vie israélienne valait une vie palestinienne, le mal infligé à des civils israéliens le 7 octobre dernier serait quasiment passé inaperçu. Ajoutons qu’il y avait un grand nombre de soldats parmi les tués ou kidnappés par la résistance palestinienne, précisément ceux qui font de la vie des Gazaouis un enfer depuis des années, dans l’indifférence générale, qui sont les gardiens de ce camp de concentration à ciel ouvert. Concernant ces derniers, à chacun de décider, loin du bruit médiatique et des menaces judiciaires, s’il convient de qualifier de terroristes ou de résistants ceux qui ont pris les armes, franchi des murs et des barrières réputées infranchissables, déjoué la surveillance d’une des plus puissantes armées du monde afin de se libérer de leur prison et réduire une partie de leurs geôliers et de leurs assassins.
Lors du soulèvement palestinien de 2021, la psychiatre et psychothérapeute Samah Jabr avait déclaré : « Mon appel à l’international, c’est de cesser de soutenir les Palestiniens seulement pour leur malheur et en tant que victimes, mais aussi pour leur ténacité et en tant que résistants, pour leur volonté de garder une dignité humaine et une capacité d’agir. C’est un appel que je ne cesse de lancer. Parce que dans beaucoup de pays, les Palestiniens sont vus soit comme des terroristes, soit comme des victimes – c’est une division typique des perceptions dominantes à l’international... Nous ne voulons pas être terroristes, nous voulons être efficaces dans notre volonté de retrouver une subjectivité et de changer notre situation, de regagner notre liberté individuelle et collective. »
Seuls les prismes déformants de l’ignorance, de la lâcheté ou du racisme colonial peuvent conduire à s’étonner ou s’indigner que l’on nomme « résistance » la lutte des Palestiniens. La qualification de terrorisme est aussi artificielle, banale et orientée que celles qui frappaient la plupart des mouvements anticoloniaux lorsqu’ils prenaient les armes. Cela ne l’a pas empêchée d’avoir les effets plus néfastes, à l’international mais surtout en France, seul pays à avoir aussi largement adopté la propagande sioniste, aux niveaux médiatique et gouvernemental, à avoir autant réprimé le soutien à la Palestine, à avoir donné une extension aussi absurde à l’accusation « d’apologie de terrorisme »...
Il faut rappeler que la résistance palestinienne fut permanente et qu’elle a pris de multiples formes – pacifiques, militaires, juridiques, diplomatiques, sensibles, psychologiques ou spirituelles – depuis des décennies 1. Le Hamas (acronyme arabe pour « harakat al muqawama al islamiyya », soit « mouvement de la résistance islamique ») est loin d’être le seul mouvement à combattre l’occupation israélienne. Et quoiqu’on pense de son idéologie, il n’a rien à voir, ni dans son histoire, ni dans ses buts, ni dans ses procédés, ni surtout dans le rôle qu’il tient aujourd’hui pour les Palestiniens, avec des mouvements jihadistes mortifères comme Daech ou Al-Qaïda. Si la lourde référence au Bataclan et au 11 septembre a été si brutale et bruyante, c’est pour cacher sa bêtise et son inconsistance historiques et politiques.
Il est à la fois plus juste et plus instructif, dans le contexte présent, de penser à la guerre d’Algérie. Comme le Hamas aujourd’hui, le FLN était qualifié de terroriste. En France, tous ceux qui soutenaient sa lutte contre le joug colonial risquaient la censure, le bannissement médiatique, la prison, voire plus... Tout ce qui aujourd’hui est pris comme prétexte pour exclure la résistance palestinienne de l’humanité civilisée était imputable à la résistance algérienne, y compris la prise d’otage et le meurtre de civils colons. Des centaines de civils furent capturés par le FLN. Un grand nombre ne revint jamais. Ces Français d’Algérie n’étaient ni plus ni moins innocents, ni plus ni moins « civils » que ceux qui ont eu le malheur de se trouver dans un kibboutz ou une rave party aux abords d’une enclave où depuis quinze ans leur armée enferme, affame, assoiffe, bombarde, isole et réduit à la misère deux millions et demi de personnes. On peut dire la même chose à propos de bien des mouvements de libération du siècle dernier. Citons l’exemple de MK, branche militaire de l’ANC (Congrès national africain) qui commit des attentats contre des colons blancs, y compris des civils, en Afrique du sud. S’opposer au régime d’apartheid ou à l’Etat colonial français n’a jamais signifié justifier ces morts ni outrager leur mémoire – sauf précisément dans les raisonnements tordus des défenseurs de ces pouvoirs racistes. Les interdictions et les arrestations auront beau se multiplier, le gouvernement et les médias auront beau aller toujours plus loin et les imbéciles et les traîtres les suivre ou rester tétanisés, cela n’enlèvera rien à ces vérités.
Cette question concerne chacune et chacun d’entre nous, bien au-delà du sort des Palestiniens. Car plus que tout autre État, Israël est représentatif du climat de notre époque. Depuis plusieurs années, il est comme une condensation de ses hantises, de ses mauvais présages, de tout ce qui se joue dans nos sociétés, des divisions qui se mettent en place, du regard et de l’appréhension du monde qui sont progressivement entrain de s’imposer comme les nôtres. En tant que Français ou vivant en France, nous sommes tous menacés non seulement d’être un jour traités en Palestiniens (pas seulement les musulmans, les immigrés ou les descendants d’immigrés) dans un cadre politique et juridique qu’il sera de plus en plus difficile de contester, mais aussi, risque inverse et peut-être non moins grave, de faire partie d’une masse de citoyens qui vit, pense et craint à la manière israélienne. Il s’agit non seulement de techniques de guerre, de gouvernance et de police qu’Israël exporte et par lesquelles il se pose en modèle du parti de l’ordre et de la sécurité, mais également d’une certaine mentalité, d’un certain ethos qu’il s’agit d’installer chez les citoyens, d’un rapport au dehors barbare et dangereux contre lequel il faudrait se prémunir par tous les moyens, même si cela implique une confiance aveugle envers les gouvernements qui disent nous protéger, une adhésion ou une indifférence à leurs crimes les plus sinistres et leur devenir totalitaire.
Cette tendance, malheureusement bien avancée depuis quelques années, est en train de passer de nouveaux seuils. Ceux qui tiennent malgré tout à s’y opposer pourront reprendre ou détourner une célèbre "déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie", dite aussi "Manifeste des 121", qui fut également exposée à la censure et à la répression à l’époque de sa diffusion. Cela donnerait aujourd’hui :
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