Depuis le début du mouvement contre la loi Travail on observe deux choses : d’un coté la constitution au fil des manifs d’un cortège de tête regroupant des jeunes gens, des syndiqués, des moins jeunes revenus de leurs illusions, des non-encartés, etc. bref une foule hétéroclite qui ne se reconnaît plus dans les défilés « saucisses-ballons » avec des slogans auxquels plus personne ne croit (« partage du temps de travail ou alors ça va péter »). Ce cortège incarne une autre idée de la lutte et de la conflictualité que celle de la simple démonstration de force. Ce cortège grossit, à Lyon comme partout ailleurs depuis le début du mois de mars. Et c’est sans doute ce qui explique que le mouvement soit encore là : le fait qu’il se passe quelque chose dans la rue et que tout n’est pas cloisonné, cadré à l’avance. Et c’est ce que ne comprennent pas les syndicats (ou peut-être le comprennent-ils trop bien) qui entendent limiter, voire supprimer cette force des manifs, ce qu’ils appellent avec le gouvernement « les casseurs » : sans cette force, y’aurait vite plus grand monde dans la rue à part les militants convaincus. Car c’est cette force de débordement qui a constitué le mouvement sur autant de semaines. C’est elle qui lui a donné la patate et sa longévité.
Ensuite, il apparaît de plus en plus flagrant que la place Bellecour, lieu d’arrivée traditionnel des défilés syndicaux, est l’endroit le plus inapproprié qui soit pour se disperser. C’est ici qu’a lieu une bonne partie des interpellations une fois les manifs arrivées à leur terme. Et ce n’est pas un hasard. C’est précisément là qu’il est le plus facile pour la flicaille d’intervenir une fois que la tête de cortège se retrouve encadré dans ce périmètre. Bellecour est la place contre-insurrectionnelle par excellence : un lieu dégagé gigantesque où on se sent peu même à plusieurs milliers, des boulevards énormes tout autour et une flopée de caméras de vidéo-surveillance (voir à ce sujet le reportage édifiant de 7 à 8 sur TF1). Toutes ces caractéristiques en font le lieu rêvé pour gérer sans problèmes les fins de manif et empêcher tout débordement C’est pourquoi la préfecture et les bureaucraties syndicales sont tout à leur aise de faire finir les défilés là-bas. C’est pourquoi il devient urgent, pour qui pense qu’une partie de l’enjeu des manifs se joue dans le débordement du dispositif policier, de ne plus finir à Bellecour.
De manière générale, quand le dispositif policier est installé sur Lyon - pour les manifs dont le parcours est prévu à l’avance -, il est très dur à déborder. C’est seulement lors des manifs spontanées et non anticipables par la préfecture (le 10 mai avec le 49.3 ou le 9 mars en tout début de mouvement) qu’on a pu le déjouer et prendre les flics par surprise. On s’est alors extrait du dispositif et les manifs ont eu l’initiative sur tout : les trajets et les cibles. Des cortèges émanaient alors la joie de ne plus être un troupeau dirigé par des bergers en uniformes et de retrouver prise sur ce qu’on faisait ensemble dans la rue. C’est cet esprit d’initiative et cette force collective qui sont largement absentes des manifs de l’inter-syndicale : une fois arrivés à Bellecour, plus rien n’est possible. On sait que c’est peine perdue. Et la place finit de digérer la manifestation qui n’a pas réussi son débordement. Parfois les velléités de départ en manifestation sauvage sont encore là et ça se transforme en affrontements ; mais les flics gèrent facilement vu leurs effectifs et leur préparation. Sans parler de l’aide de la vidéo-surveillance, qu’utilise en temps réel l’état-major policier dans son QG, qui fait des ravages dans les rang des émeutiers.
Faut dire que sur Lyon, les flics ont une telle habitude du contrôle dans le maintien de l’ordre en manif que l’encadrement des manifestants un tant soit peu déterminés rivalisent avec des situations type contre-sommet (flics au contacts des cortèges, effectifs énormes, rues perpendiculaires systématiquement bloquées à mesure que le cortège progresse, etc.). Arriver à partir en manif sauvage, à la différence d’autres villes où c’est beaucoup plus répandu (et plus simple), est maintenant devenu une petite victoire.
Pourquoi une victoire ? Il y a une certaine idée de la lutte liée à l’autonomie politique derrière cette affirmation. C’est en se rendant ingouvernable (dans la rue et ailleurs) qu’on pourra arracher quelque chose dans la lutte - le retrait d’une loi et bien d’autres choses. Il faut rappeler une chose évidente et pourtant souvent oubliée : une manif est une épreuve de force. « Une manifestation n’est pas un rituel symbolique. C’est une épreuve de force, où la population ayant des raisons de se révolter rencontre, physiquement, les gens que l’on paye pour maintenir le monde dans l’état déplorable où nous le trouvons. Chaque manifestation est l’actualisation du rapport de force entre ceux prêts à prendre des risques pour changer la situation, et ceux que l’on paye pour la conserver. Le problème des manifestations officielles et syndicales, c’est qu’elles nient jusqu’à l’existence même d’un tel rapport de force » (Réflexions sur la violence). Parce qu’à chaque fin de manif à Bellecour la situation nous est défavorable et que la liste des interpellés ne fait que s’allonger, parce que nous nous faisons une idée offensive [1] de la pratique des manifestations, nous pensons qu’il ne faut plus finir les manifs dans cette souricière à ciel ouvert. Les moyens restent à trouver.
Des manifestants de la tête de cortège
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