La proposition de loi « visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs » a été adoptée par la droite au sénat le 23 octobre 2018, et nous en avions alors proposé une analyse ici. Depuis que Bruno Retaillau (ancien proche de Philippe de Villiers, membre de l’aile la plus droitière des républicains) a amené ce texte devant le sénat, ce texte a déjà eu un parcours au parlement : au sénat donc, en première lecture, il a été adopté par la droite (qui est majoritaire au sénat).
Les "marcheurs" de LREM ont voté contre en octobre. Ensuite, le gouvernement l’a reprise à son compte en janvier en vue de son adoption à l’Assemblée nationale. Mais des députés de la majorité LREM à l’assemblée nationale rechignent face à certains aspects liberticides du texte. Ils ont fait de petites modifications à la marge et ont adopté le texte le 5 février. C’était la fin de la "première lecture" (première lecture au sénat, première lecture à l’assemblée nationale).
Maintenant, vu que l’assemblée n’a pas adopté exactement le même texte que le sénat, la loi retourne devant le sénat (ça sera la "deuxième lecture" au sénat)... Il est prévu qu’il y sera discuté le 12 mars. Le sénat ne va sûrement pas adopter le même texte, parce que la droite veut une loi la plus liberticide possible. Après, il y aura un nouveau passage à l’assemblée nationale (une future "deuxième lecture" à l’assemblée nationale)... Au bout du bout, le conseil constitutionnel sera sûrement saisi, et peut-être qu’il censurera certaines broutilles qu’il considérera comme contraires à la constitution.
On peut malgré tout s’attendre à ce qu’une grande partie de ces mesures soit adoptée ces prochains mois, peut-être avant l’été, peut-être à la rentrée.
Le sénat, soutenu par le gouvernement, propose 7 mesures pour encadrer encore plus les manifestations. L’objectif du texte est de réprimer tout ce qui remue trop au goût du pouvoir en cassant la solidarité entre manifestant·e·s.
Attention, ceci n’est qu’un projet, et il est appelé à évoluer… Notamment, les député·es LREM ont l’air réticent·es à laisser la mise en place de périmètres de sécurité (avec fouilles et palpations) autour des manifestations.
I. Le contrôle préalable des manifestant·e·s
Que la manifestation soit déclarée ou non, le projet de loi donne au préfet la possibilité d’instaurer un périmètre autour du lieu de rassemblement pour que les flics procèdent à des palpations de sécurité et à la fouille des bagages de toute personne se rendant à la manif. Cela pourra être mis en place six heures avant le début de la manif, et jusqu’à sa dispersion.
Suite aux modifications faites à l’Assemblée nationale en janvier, il a été dit que cette disposition était supprimée. En fait, non, les députés en ont gardé la substance. Simplement, dans le nouveau texte, ce n’est plus le préfet mais le procureur de la république qui peut décider de ces contrôles et fouilles préventifs.
Le texte veut nous faire croire que si on refuse de se faire fouiller, on sera simplement reconduit à l’extérieur du périmètre… Mais on n’est pas dupes, ça sera un motif de contrôle d’identité, voire de garde-à-vue. Il faut noter que pendant les manifestations contre la loi Travail (2016, donc sous l’état d’urgence), la police utilisait déjà souvent cette pratique et n’hésitait pas à confisquer tout ce qui lui tombait sous la main pendant ces fouilles (des pétards au matériel de medic team en passant par les foulards) pour que les manifestant·e·s arrivent les plus démuni·e·s possible dans les cortèges.
II. L’interdiction préventive et nominative de manifester
Fouiller les manifestant·e·s, ça ne suffit pas aux sénateurs et au gouvernement. Il faut aussi que le préfet puisse interdire à certaines personnes d’aller en manif, purement et simplement.
Peut-être vous direz vous : mais c’est pas déjà le cas ? En fait, ce n’était possible que sous l’état d’urgence. Depuis que l’état d’urgence a pris fin, ce n’est plus possible… et même la loi du 30 octobre 2017, qui a fait entrer dans le droit commun beaucoup de mesures de l’état d’urgence, n’a pas donné la possibilité au préfet d’interdire une personne de se rendre à une manifestation.
Dans le projet, le préfet pourra interdire de manif’ les personnes qui auraient été condamnées, à l’occasion de manifs, pour des faits de violences, de groupement en vue de commettre des violences, de dégradations, d’incendie, ou d’attroupement (armé ou non).
Mais ça ne concerne pas que ces personnes : Est aussi visé quiconque « appartient à un groupe ou entre en relation de manière régulière avec des individus incitant, facilitant ou participant à la commission de ces mêmes faits ». Autant dire que la formule est assez floue pour englober un peu n’importe qui (surtout en période de mouvements sociaux), en tout cas tout·e·s ceux et celles que les services de police et de renseignement vont considérer comme des meneuses ou des agitateurs.
En plus de cela, le préfet pourra même obliger la personne à se présenter au commissariat pendant la manif !
Et au niveau de la répression, les sénateurs, suivis par le gouvernement, n’y vont pas de main morte. Ainsi, si la personne va manifester malgré l’interdiction, elle encourt 6 mois de prison et 7’500 euros d’amende. Et si la personne ne va pas à la manif, mais ne va pas non plus pointer au commico, les flics ont une bonne raison de la coffrer quand même : 3 mois et 3’750 euros d’amende !
III. Ficher les manifestant·e·s
Pour faire respecter une interdiction, quoi de mieux qu’un petit fichage ? Ainsi, les personnes qui ont été interdites de manifester par un préfet (voir la partie précédente) ainsi que les personnes qui ont été interdites de manifester par un juge (voir plus bas) seront fichées exprès. Le sénat prévoyait un fichier dédié, spécial. Les députés ont refusé... et à la place, ils veulent inscrire les manifestant·e·s au Fichier des Personnes Recherchées (FPR) !
Comme ça, le préfet n’aura plus besoin de réfléchir. Il lui suffira de consulter Rebellyon.info (au hasard) et de découvrir que se prépare une manifestation, d’ouvrir le fichier des interdit·e·s de manif’, de cliquer sur « sélectionner tout » et hop, la manif va être plus tranquille à gérer.
Ahhh, l’informatique ! Quel outil formidable !
IV. Punir plus durement la dissimulation du visage
Déjà aujourd’hui, avant cette loi, le fait de se dissimuler le visage en manifestation ou aux abords immédiats, c’est une amende de 1’500 euros (article R645-14 du code pénal) depuis un décret de Sarkozy en 2009. Le changement concerne cette contravention. Il ne s’agira plus d’une simple amende, mais d’une peine encourue d’un an d’emprisonnement et de 15’000 euros d’amende.
Il faut préciser que :
- 1) aujourd’hui, le fait de se dissimuler le visage dans l’espace public, même hors manifestation, est puni d’une amende de 150 euros maximum (article 3 de la loi du 11 octobre 2010). Cette amende, en pratique, n’est utilisée que contre les femmes musulmanes (ce qui était bien l’objectif de cette loi passée pendant les meilleures années Sarkozy).
- 2) de même, la loi actuelle prévoit que le fait de se dissimuler le visage aggrave de nombreux délits : l’attroupement non armé (article 431-4 du code pénal) et l’attroupement armé (article 431-5 du code pénal) qui punissent la manifestation si elle ne s’est pas dispersée après une sommation, la destruction ou la dégradation de bien appartenant à autrui (article 322-3 du code pénal), l’extorsion (article 312-2 du code pénal), et le vol (article 311-4 du code pénal).
- 3) et actuellement, en ce qui concerne les manifs, les flics appliquent peu la loi et ne vont pas chercher dans les cortèges les encapuchonné·e·s, en tout cas pas pour ce seul motif-là.
V. Un élargissement de la criminalisation des manifestations
Aujourd’hui, le fait de porter une arme (outre les armes à feu, armes blanches et autres, tout objet qui peut être utilisé comme tel) en manifestation est puni au maximum de 3 ans de prison et de 45’000 euros d’amende (article 431-10 du code pénal). La proposition de loi veut assimiler les fusées et artifices aux armes… mais il ne faut pas croire que c’est nouveau, dans le concours des réactionnaires, les juges sont passés avant les sénateurs : les fumigènes et pétards peuvent déjà être considérés comme des armes en comparution immédiate (voir ici, ici et ici). Le durcissement de la loi compliquera la défense au tribunal.
Mais surtout, le gouvernement aime la répression : Le seul fait de jeter un projectile devient un délit en soi. Ça vous étonne que ça n’en soit pas déjà un ? Dans les textes, non… mais dans les faits, oui. En effet, les juges utilisent l’article sur les « violences volontaires n’ayant entraîné aucune ITT avec une circonstance aggravante » (la prétendue victime est un membre des forces de l’ordre) de l’article 222-13 du code pénal pour punir les manifestant·e·s qui jetteraient un pavé, ou un sac de feuilles mortes, sur les flics. Ce délit est puni d’un maximum de 3 ans d’emprisonnement et 45’000 euros d’amende. Et la machine répressive s’accommode très bien de ce tour de passe-passe depuis des dizaines d’années. Alors, pourquoi changer ?
Parce que les flics ont un problème : la tentative de violences n’est pas punie. Alors que eux, ils aimeraient bien coffrer quiconque essaie de jeter un pavé… D’où ce nouveau délit taillé sur-mesure contre les manifestant·e·s : Le fait de jeter un projectile sur les flics devient un délit puni de 3 ans et 45’000 euros d’amende maximum (comme avant avec les violences), mais en plus, sa tentative est punie aussi. Où commence donc la tentative de jeter une bouteille d’eau ? Dès que je la sors de mon sac ? Ou le caillou ? Dès que je le regarde, que je m’en approche, quand je le ramasse, quand je le mets dans ma poche parce qu’il est joli ?
VI. L’interdiction de manifester comme punition des manifestant·e·s
Cette interdiction de manifester existe déjà dans la loi actuelle (article L211-13 du code de la sécurité intérieure) : si une personne est condamnée pour les délits de violences (n’importe lesquelles dès lors qu’elles ont lieu en manifestation), destructions/dégradations (dès lors qu’elles ont lieu en manifestation), incendie ou explosion (en manifestation) ou attroupement armé ou non-armé, le juge peut décider de la condamner aussi à une interdiction de manifester, pour 3 ans maximum. Et si il y a une peine de prison, les 3 ans commencent à la sortie de taule.
Si la personne ne respecte pas cette interdiction, et va manifester quand même, elle risque 1 an d’emprisonnement et 15’000 euros d’amende.
La nouveauté, c’est que le juge pourra aussi prévoir que la personne condamnée devra pointer chez les flics au moment de la manif’, pendant toute la durée de l’interdiction de manifester !! En prime, le juge devra désigner « le type de manifestations concernées ». On imagine déjà le militant vegan interdit de participer à la végépride et toute autre manif antispéciste, la militante syndicaliste interdite de 1er mai et toute manif relative au droit du travail, la squatteuse interdite de… En perspective, un fichage politique directement dans les décisions de justice.
Dans la nouvelle loi, en plus, si la personne ne va pas en manif, mais ne va pas non plus pointer chez les flics, elle encourt six mois et 7’500 euros.
VII. Faire banquer TOU·TE·S les manifestant·e·s
Aujourd’hui, si il y a des dégradations en manif, ça se passe comme ça : les assurances remboursent les commerçant·es, puis les assurances se retournent contre l’État, et l’État rembourse (article L211-10 du code de la sécurité intérieure). Et si quelqu’un·e est condamné·e pour avoir brisé une vitrine, il y a de fortes chances qu’ielle ait à rembourser le/la commerçant·e – à part si celui-ci ne porte pas plainte.
La nouvelle loi ne changera rien sur toutes les manifs déclarées avant sommation de se disperser, ce sera pareil qu’avant. Mais si la manif n’est pas déclarée, ou si la manif ne se disperse pas après sommation, et que des manifestant·e·s se font chopper et condamner pour attroupement (armé ou non), alors… l’État pourra leur demander de rembourser toutes les dégradations faites pendant la manif. Même si ces manifestant·e·s-là n’y sont pour rien !
Au final, sauf ce dernier article qui fait écho aux lois scélérates [1] du XIXe siècle, les autres articles et dispositions de la nouvelle loi ne feront que renforcer des outils répressifs qui existent déjà, mais qui ne sont pas beaucoup utilisés. Ils seront surtout utilisés plus facilement quand la situation politique se tend, quand un mouvement prend de l’ampleur et (ou) lorsqu’il y a une crainte de débordements. On perçoit bien l’intérêt soudain du gouvernement pour ce projet de la droite la plus sécuritaire, au moment où il peine face à la colère.
Tout l’enjeu sera donc de voir quelles dispositions de cette loi vont être adoptées, comment seront mis en place ces dispositifs, et de faire preuve d’imagination pour les contourner.
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