La salle G des comparutions immédiates est remplie en ce début d’après-midi. Une quarantaine de personnes est venue soutenir Mickaël [1], le camarade arrêté quelques jours plus tôt. Pour contre-carrer cette présence amie, les flics ont trouvé un bon prétexte : ils interdisent l’entrée dans la salle dès que toutes les places assises sont occupées (ce qu’ils ne faisaient pas quelques années en arrière). Ceux qui n’ont pas de place restent donc devant le tribunal.
Après une affaire de violences conjugales bien sordide, c’est au tour de Mickael d’être amené à la barre par les policiers du tribunal. Depuis quatre jours, il n’a pas pu rentrer chez lui [2] ni entrer en contact avec ses proches.
L’unique chef d’accusation sur lequel repose toute la procédure est lu : « Transport de substances explosives. détention ou le transport de substances ou produits incendiaires ou explosifs ». Un délit sanctionné par une peine « pouvant aller jusqu’à sept ans de prison » [3] comme ne se prive pas de le rappeler le juge, pour bien imprimer dans les cerveaux du public que malgré les apparences, on est face à une affaire somme toute assez grave [4].
« Les faits sont simples » commence le juge. C’est sûr. Mais il arrive à trouver le moyen de raconter n’importe quoi. Selon lui, Mickaël serait un « contre-manifestant », parce qu’en fait, vendredi dernier, il n’y avait pas moins de deux manifestations dans la presqu’île lyonnaise : « Une de l’extrême droite, et l’autre des anarchistes ». On comprend qu’en prenant autant de libertés avec la réalité, le reste du procès va être salé.
La manifestation, continue le juge, a été interdite par la préfecture [5] Les policiers étaient donc déployés en nombre et ont procédé à des « contrôles préventifs », le nom euphémisé pour « contrôle au faciès de ce qui ressemble à un manifestant ». Mickaël est connu par la police pour son engagement antifasciste. Il s’est donc rapidement fait arrêter.
Le juge lit les procès-verbaux et notamment celui qui mentionne ce qui a été trouvé sur Mickaël : un sac de sport avec des pétards et un méga, ainsi qu’un fumigène et des tracts. Mais attention, le fumigène n’a pas été trouvé dans le sac de sport mais sur lui. Et on ne lui l’a fait pas à monsieur le juge. Le détail troublant lui a immédiatement sauté au visage :
Le juge : « Pourquoi le fumigène n’était pas dans le sac comme les pétards ?
Mickaël : [un peu interloqué par la question] : bah je sais pas, je l’avais avec moi, comme ça.
J. : N’était-ce pas parce que vous apprêtiez à vous en servir immédiatement, avant que les policiers ne procèdent à votre interpellation ?
M. : Non ».
Le juge continue : la police a aussi trouvé un mégaphone « qui appartient à un groupe antifasciste auquel vous appartenez ». Mais là aussi, un détail a sauté aux visages des policiers. L’oeil averti des fonctionnaires de police a pu déceler un auto-collant sur ledit porte-voix. Lequel sticker représente un CRS qui prend feu. Il y a donc matière à enquêter, à questionner.
J. : « À qui appartient ce mégaphone ?
M. : C’est le mégaphone du groupe, c’est pas le mien.
J. : Qu’est-ce que vous avez à nous dire sur cet auto-collant ?
M. : Ça fait longtemps qu’il est là. »
Le juge rappelle ensuite le « contexte » : un rassemblement contre un squat réservé aux SDF français de « race blanche ».
J : « Qu’est-ce que vous vouliez faire avec cette manifestation ?
M. : Je voulais alerter la population sur l’ouverture d’un squat de fascistes dans le centre-ville de Lyon. C’est tout, je n’y allais que pour ça.
J. : Ah bon ? Et pourquoi y aller avec des pétards et un fumigène ? Si c’était pour alerter simplement, des tracts et un mégaphone suffisent. Point barre.
M. : Ça, c’était pour le folklore, être visible.
J. : Vous savez que vous risquez jusqu’à sept ans de prison pour ce que vous venez de faire ? »
Un dernier détail n’a pas échappé aux fins limiers qui ont arrêté Mickaël : il était en possession de pétards. Mais pas n’importe lesquels. Des pétards qui méritent une petite enquête. Pour en avoir le cœur net, les policiers sont allés dans un magasin d’artifices. Et le commerçant a été catégorique. Ces pétards ne sont pas vendus dans le commerce. Parce qu’ils font plus de bruits que les autres. Ils ont été donc été achetés sur Internet. Un tel travail d’enquête et une conclusion aussi révélatrice méritent bien d’être mentionnés dans le dossier d’accusation.
Et le fumigène ? Il faut aussi creuser de ce coté là. Le juge est on fire et son raisonnement implacable. On peut certes en trouver (des fumis) dans des commerce en France mais ils sont interdits dans les enceintes sportives. On ne voit pas bien le rapport. Mais pour le magistrat, tout est clair et limpide. Si l’objet (dont la fonction est de faire de la fumée) est interdit dans les stades, et bien c’est interdit partout en fait. « C’est pour éviter que ça dégénère. Souvent il y a des heurts dans les rassemblements d’extrémistes, souvent ça se termine avec des blessés. » Dans la vision policiaro-judiciaire, Mickaël est un extrémiste, il venait avec de quoi faire en sorte que ça dégénère et qu’il y ait des blessés. Heureusement la police l’a arrêté à temps. On n’est pas dans Minority Report, mais au tribunal de Lyon avec un camarade qui risque de retourner en prison.
Bref tout ça pour dire que n’importe quel élément dans un dossier d’accusation est transformé dans le délire de la machine judiciare en preuve incriminante, en circonstance aggravante. Comme par exemple avec la question du travail : le chômage des prévenus irrite souvent les magistrats et est reproché aux inculpés (parfois explicitement : « monsieur passe son temps à ne rien faire »). Ici, face à quelqu’un qui est en CDI, le fait de travailler dans un métier « au service des gens » devenait incriminant car il est censé « protéger la population » et non pas « la mettre en danger » avec un fumigène (dixit le juge).
Une autre affabulation dans le même genre mérite d’être citée. C’est celle du procureur concernant le caractère politique de l’arrestation. Le procureur à Mickaël : « Je ne vous reproche pas d’infraction à caractère politique mais de droit commun ». Mickaël a en effet fait une courte grève de la faim pour protester contre son arrestation. Ça n’a pas bien plu au procureur [6]. C’est qu’il n’aime pas qu’on lui rappelle son rôle politique dans la machine à briser les manifestations qu’est ce tribunal.
Résumons les éléments sur lesquels s’appuie l’appareil judiciaire : un fumi était prêt à être utilisé (c’est tellement dangereux que c’est interdit dans les stades de football). Des pétards d’importation qu’on ne trouve pas en France. Un mégaphone avec un auto-collant anti-police. Avec tout ça, la justice doit sévir. Et c’est sans rire et le plus sérieusement du monde que le procureur annonce « compte-tenue de de la gravité des faits, je vous demanderai [au juge] de prononcer une peine de 3 à 5 mois d’emprisonnement ferme ». Avec l’emploi du terme « gravité » pour qualifier le fait de se pointer à un rassemblement avec de quoi mettre de l’ambiance, on serait tenté de se demander quel mot ils vont employer pour juger des meurtres ou des viols. Mais on n’a pas le temps de se poser ce genre de question que déjà l’avocat de la défense prend la parole et entame sa plaidoirie lamentable où il finit par demander... la même peine que le procureur. Mais en sursis avec mise à l’épreuve. On croit rêver.
Finalement Mickaël est condamné à 100 jours-amende à 12 euros par jour, soit 1200 euros d’amende. Il ne retournera pas dormir dans la taule de Corbas. Le cauchemar prend fin (provisoirement puisque le parquet a fait appel un jour après).
Il faut mettre en lien cette histoire avec d’autres pour arriver à percevoir comment sinstalle progressivement un certain climat de neutralisation des manifestations remuantes sur Lyon (et ailleurs en France). On voit se dessiner un acharnement contre certains manifestants pris isolément mais qui à chaque fois vise l’ensemble d’un mouvement. Il y a l’histoire de cette manifestante qui s’est vue convoquée dernièrement par la police puis la justice pour des slogans en manifestation (« tout le monde déteste la police », « la police assassine, la justice acquitte », etc.). Ou ces manifestants rennais, accusés d’avoir « agressé » un policier avec… un pommeau de douche lors d’une manif Ni Lepen ni Macron et qui se sont fait perquisitionner la semaine dernière et placés collectivement en détention. Aujourd’hui, c’est un camarade condamné pour avoir amené dans un rassemblement politique de quoi mettre de l’ambiance.
Dans ces affaires-là, à chacune de leurs arrestations et de leurs condamnations, les machines policière et judiciaire se figurent remporter une petite victoire. Se faisant, elles espèrent rogner tout ce qui fait la joie de prendre la rue à plein, tout ce qui fait le sel des manifestations, l’aspect enivrant des cortèges, la haine de la police qui s’y déploie joyeusement, le fait d’inverser brièvement les rapports de force et d’arriver (parfois) à faire reculer la flicaille. Comme dirait un syndicaliste, protégeons nos acquis.
Depuis un an et demi que l’état d’urgence a été proclamé, le pouvoir ne fait que se durcir : interdictions de manifestation, nouvel arsenal législatif anti-terroriste, réforme de la « légitime défense » des policiers, etc. C’est comme si en face, ils avaient repris à leur compte un vieux slogan de l’autonomie italienne des années 70 et qui affirmait (face au Capital et aux flics) : « vous payerez tout, vous payerez cher ». Leur stratégie est : en frapper un, pour en terroriser cent.
C’est pourquoi s’il est nécessaire d’être solidaires avec les inculpés et de faire front ensemble, il est tout aussi nécessaire de ne pas se laisser impressionner. Le pouvoir est minable. Parce qu’en face, ils aimeraient que nos manifs ressemblent à des enterrements, il faut répondre à la provocation que constitue cette condamnation et ne pas hésiter une seule seconde à pimenter les prochaines manifestations – comme celle du 19 juin avec le Front social (ou celles de la rentrée qui ne vont pas manquer de se produire contre le gouvernement Macron) – à l’aide d’une marée de fumigènes et de pétards.
Ici chacun sait ce qu’il veut, ce qu’il fait quand il passe.
Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place.
Demain du sang noir sèchera au grand soleil sur les routes.
Chantez, compagnons, dans la nuit la liberté vous écoute.
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