La ville au carré

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« Le but du projet urbain du Carré de Soie s’inscrit
dans une dynamique de reconquête de la première couronne Est
de l’agglomération lyonnaise. » (Communiqué du Grand Lyon)

Jamais on n’avait dit autant de bien de
Vaulx-en-Velin ces quatre dernières
années. À la trappe les émeutes du Mas du
Taureau, l’assassinat de Thomas Claudio
par la police le 6 octobre 1990, les pillages
et l’incendie du centre commercial... À la
trappe les révoltes des banlieues, la précarité,
les populations captives et la misère.
Bienvenu sur un « territoire potentiellement
riche, riche en particulier de son environnement
naturel, riche de son patrimoine
industriel, de ses friches, riche de ses équipements
sportifs, riche de son accessibilité, riche
de part son positionnement charnière entre la
périphérie et la ville centre [1] ».

Le carré de soie, est une vaste opération de
recolonisation territoriale ciblant toute la
partie sud de Vaulx-en-Velin jusqu’au métro
Cusset à Villeurbanne, soit 500 hectares.
Le projet a débuté en 2003 et, selon les
pronostics, ne sera véritablement terminé
qu’en 2027. Positionné stratégiquement
à l’échelle de l’agglomération, il se situe
directement dans l’axe qui relie l’aéroport
international St-Exupéry au centre de Lyon
en passant par la Part-Dieu, sur le trajet de
la nouvelle ligne de tram-train LEA/Lesly
(qui permet désormais de se rendre à l’aéroport
en 20 minutes), au bord du canal de
Jonage et enfin tout contre le périphérique.
Il a également l’atout définitif de se situer
en plein coeur des banlieues de l’Est Lyonnais.
Un point de fixation capital, à la fois
dans la gestion des flux de population et de
marchandises de l’Est de l’agglomération
mais aussi pour décomposer et recomposer
un territoire qui depuis les émeutes de
Vaulx-en-Velin est considéré par les autorités
comme difficilement contrôlable.

La recolonisation a débuté le 1er avril dernier
avec l’ouverture du centre commercial,
une immense galerie marchande de l’envergure
de la Part-Dieu, gérée par Altaréa
et la foncière Euris. Elle regroupe 45 enseignes,
un multiplexe Pathé et 15 restaurants.
Évidemment, le symbole saute aux yeux :
construire un gigantesque centre commercial
à l’endroit même où, 15 ans plus tôt
les jeunes de Vaulx en brulaient un autre.
Mais c’est sans doute moins le symbole
qu’il faut retenir que les réalisations pratiques
permises et légitimées par le centre
commercial : canalisation et orientation des
fl ux dès la sortie de la nouvelle station de
métro-tramway La Soie vers le centre commercial,
7 vigiles à oreillettes qui parcourent
en permanence la nouvelle rue marchande,
enfin, dix caméras à 360° toutes
neuves qui jalonnent et couvrent chaque
recoin d’une longue ligne droite, dégagée
de tout obstacle. La sécurisation est à la
mesure de l’édifice, tout est fait pour que
n’y advienne que ce qui est prévu, l’achat
et la marche forcée.

« C’est bien là l’enjeu des métropoles : attirer
des hommes et des femmes porteurs de
richesses, de talents, d’esprit d’entreprise, des
hommes et des femmes qui font le choix d’une
ville où se réaliser, où faire fructifier leurs
talents, où élever leurs enfants, où s’inscrire
dans des réseaux de relations vivants... une
ville où exister et vivre vraiment, une ville où
être tout simplement. Et pour cela, toutes les
métropoles sont en compétition. Et Lyon la
discrète a besoin de mieux faire connaître ses
atouts, Lyon la discrète a besoin de séduire ! »
(Communiqué de l’Agence pour le Développement
Économique)

Avant même l’ouverture du centre commercial,
le premier tour de magie de la Soie
aura été de créer ex-nihilo ce carré, qui ne
correspond à rien d’existant et regroupe
sans distinction un immense territoire composé
d’au moins six quartiers distincts [2], des
friches industrielles et des terrains vagues.

Un bien nommé carré qui n’est en fait ni
plus ni moins qu’une marque, destinée
comme toutes celles de son espèce à faire
connaître et reconnaître la qualité des produits
qui lui sont associés. L’astuce de la
marque « Carré de Soie », est d’avoir été
vendue comme un désert, comme un environnement
à peupler et ce en générant, à grand renfort de marketing, l’apparente
disponibilité du foncier. La marque vend
des ruines, les investisseurs les retapent.
Alors même que la communauté urbaine
de Lyon ne possède elle-même presque
aucun terrain sur le carré, la marque fait
partie de sa stratégie de communication,
elle est un artefact de plus pour vanter la
plus prestigieuse encore, Only Lyon, qu’elle
exporte déja depuis deux ans. Mis en série
avec le ravalement récent des berges du
Rhône et les réalisations à venir du stade
de l’Olympique Lyonnais, du musée des
confl uences, de la gigantesque Tour Oxygène,
le label Only Lyon est en passe de
permettre à « Lyon la discrète » de devenir
Lyon l’ostensible, une capitale européenne,
concurrentielle et attractive. Et le carré de
soie, d’après Only Lyon, y contribuera fortement
 : « Poursuivre l’ambition urbaine avec
des projets emblématiques, attirer et fidéliser
les leaders d’opinion économiques, renforcer
son système financier et tertiaire pour en faire
un pôle de portée mondiale, développer son
potentiel touristique, voilà les objectifs que
réalisera le Carré de Soie [3] ».

Inutile de dire que la propagande associée
à « Only Lyon » omet d’évoquer l’éviction
brutale d’un camp occupé par 400 Rroms
installé sur l’îlot Yoplait, celle-ci ayant eu
lieu dans la plus grande discrétion pendant
l’été 2007. La misère n’aura ni entravé
l’avancée des travaux, ni nuit à l’image
onirique du futur quartier.
« Le concept de parc habité
suppute des percées visuelles,
évitant les habitations
en continu le long de la rue et
une végétalisation au maximum.
Une sorte de cité-jardin. »
(Communiqué de la mission
« Carré de Soie » du Grand Lyon)
Une autre spécificité de la marque Carré
de Soie est sa terrifiante modernité : avant
tout un centre commercial, mais aussi un
pôle « loisir » (qui comprend la rénovation
de l’hippodrome), un pôle financier « éthique
 », un « éco-quartier », le tout agrémenté
de « mise en valeur du patrimoine industriel
 », et de « trames végétales ». De quoi
attirer les investisseurs de tous horizons,
de quoi rendre séduisante une ancienne
cité ouvrière dévastée par le chômage et
des terrains vagues.

Les projets d’éco-quartier et de pôle financier
éthique sont parfaitement ajustés à ce
qu’attendent les futurs consom’acteurs.
Le « pôle éthique » prévu pour recevoir
11 500 m2 de bureaux à destination des
entreprises dites « solidaires » et une
grande surface « Biocoop » permettront
à la nouvelle classe d’entreprendre et de
consommer juste. L’éco-quartier, labellisé
HQE (Haute Qualité Environnementale)
dessinera une « trame paysagère » entre
les façades végétales et garantira l’homogénéité,
le bon goût et la faible « empreinte
écologique » des futurs habitants. Ceux-là,
dont on peut supposer d’ores et déjà leur
passion pour « l’environnement », pourront
en outre amener leurs enfants le dimanche
au « Caredo », un centre d’éducation
aux milieux aquatiques, installé sur les
berges du canal qui proposera dès cet été
des « sentiers pédagogiques » et autres
« découvertes nature ». Tout ça au coeur
de la métropole, sans même avoir à quitter
le carré.

Nature, développement durable, économie
solidaire, la reconquête de l’Est ne
se contente pas de la vidéo-surveillance,
il lui faut en plus toute la légitimité d’un
urbanisme « raisonnable », dont le souci
s’étend de la rue jusqu’à ce que les gens
vont manger ou jeter à la poubelle. Un
urbanisme qui met sur le même plan gestion
de population et gestion environnementale,
qui classe et sélectionne les bons
usagers en préconisant les bons usages.
Évidemment, tous ceux qui n’auront pas
les moyens d’habiter le paradis artificiel
seront relégués encore un peu plus loin
du centre ville, à l’écart des flux de circulations
et des « cités jardins ».

Les gens qui vivent là bas, certains depuis
60 ans, n’ont pas droit au chapitre. Alors
que le projet de centre commercial est déjà
dans les tuyaux depuis 2001, la concertation
est amorcée en mai 2003 par une
« phase d’écoute » dans les mairies de
Vaulx-en-Velin, Villeurbanne et dans la station
de métro Laurent Bonnevay. Si on rapporte
le temps de parole alloué d’un côté
aux porteurs de projet - soit Altaréa -, de
l’autre aux habitants, c’est tout à fait clair.
La concertation permet aux élus locaux
de maîtriser leur agenda participatif et du
même coup de la transformer en outil de
communication de proximité.

Les réunions de concertation se passent à
peu près toujours de la même manière :
les médiateurs, généralement des architectes
ou des sociologues, exposent le projet,
dans tous les sens et selon tous les angles,
ils font intervenir les élus, des experts,
des acteurs du projet, des partenaires qui
ont tous à charge de montrer à quel point
le carré est profitable à la collectivité.
Ces mêmes médiateurs ont également à
charge d’enregistrer, de reformuler et de
recadrer la parole de ceux qu’ils appellent
les habitants. Ceux là, après avoir été destitués
de leur connaissance du quartier,
sont rabaissés à la hauteur des trottoirs,
convoqués pour ne parler que de ce qui
ne compte pas, des poubelles et des crottes
de chien.

Cependant, il y a peut-être un os, la dernière
phase de la concertation qui vient de
commencer et concerne plus spécifiquement
les secteurs Tase et Yoplait, réserve
peut-être des surprises. D’un côté une
association regroupant 15 petites associations
dont des habitants des cités ouvrières
Tase, « le cercle de la soie rayonne », qui
s’auto-organise pour défendre sa propre
définition du quartier [4] ; de l’autre plusieurs
départs d’incendie la veille de réunions de
concertation. La publicité, même politique,
ne suffit pas toujours à défaire un lieu de
son esprit et à chasser tous les fantômes
de la révolte.

En 1924, ouvrent les usines de textiles
artificiels SASE (soierie artificielle de l’Est
Lyonnais), dont l’activité va se poursuivre
jusqu’à sa fermeture en juillet 1980. Avec
les usines renommées Tase en 1935, c’est
un monde qui s’est construit au cours du
XXe siècle à la Soie. Séparé de la ville par
le canal de Jonage, le carré s’est constitué
en cité autonome, géré et réglementé par
la famille Gillet, propriétaire des usines.
Sur le modèle des cités-jardin et dans le
plus pur esprit paternaliste du capitalisme
du début du siècle, les cités Tase
proposaient aux ouvriers un ensemble de
logements, commerces, loisirs, jardins, et
équipements, le tout entièrement sous le
contrôle des Gillet. Des récits de l’odeur
insoutenable qui régnait dans le quartier
à celui du licenciement en 1935 de 145
ouvriers antifascistes italiens suite à la
première grève, ce n’est pas précisément
l’image d’une cité radieuse qui émane du
glorieux passé des « grandes cités Tase »
vendu sur les prospectus du Grand Lyon.
Plutôt l’illustration de la gestion de la pauvreté
ouvrière de l’époque, par l’habile
confusion entre vie et travail, logement et
usine, labeur et loisirs. « Quand il y avait
des problèmes dans la cité, on n’appelait
pas les fl ics, on portait plainte à l’usine
et c’est elle qui s’en occupait [5] ». Mais on
ne s’y trompe pas, du bon vieux flicage à
l’ancienne au fl icage post-moderne, seuls
les dispositifs de contrôle changent.
Une des ailes de la Tase devrait dès 2012
accueillir un nouveau siège pour Interpol,
et de l’ensemble de l’usine, seule la
façade sera conservée. Celle-ci, qui restera
debout grâce à d’habiles étayages artificiels,
sera avec le café-cantine populaire « La
boule en soie » le seul vestige de la vie
collective foisonnante du quartier. Le bar
du coin, investi par les ouvriers depuis 60
ans, va sembler plus anachronique que
jamais, sans ouvriers ni vie de quartier,
coincé entre les construction high-tech et
les caméras de vidéosurveillance. Et il y a
fort à parier qu’une fois l’aménagement du
Carré achevé, la cantine soit ou complètement
désertée par les anciens ouvriers - relégués aux confins de la ville - ou réinvestie
par les nouveaux bourgeois, attirés
par le caractère pittoresque et empreint
d’histoire du lieu.

Le carré de soie n’est pas simplement une
marque, un éco-village ou des usines en
toc, mais la manifestation d’un mode de
gouvernement complètement renouvelé
et modelé à la mesure du danger que les
banlieues de l’Est lyonnais représentent
pour le pouvoir. Car ce n’est certainement
pas un hasard si la ville de Vaulx-en-Velin
a obtenu en 2007 le « trophée national de
l’aménagement urbain ». Le prix vient clôturer
un premier cycle débuté avec l’installation,
en 1997 des premières caméras
de vidéosurveillance en France. Douze
ans plus tard, les caméras ont trouvé leur
décor, et l’agencement de gadgets écologiques,
politiques, commerciaux et culturels
sont venus parfaire l’efficacité du dispositif.
Le désert vendu aux promoteurs s’est
transformé en autre type de désert, plus
fun, plus doux, et bien plus effrayant.
Il y a maintenant une tête de pont dans la
ceinture Est de Lyon, une tête de pont qui
par sa nature expansive, appelle à la sécurisation
de l’ensemble du territoire. Dans la
ligne de mire, tous les espaces jugés pathogènes
 : le Carré s’étend et contaminera
bientôt les communes de Bron, Décines et
Vénissieux, elles-aussi en plein processus
de réhabilitation. À moins bien sûr que
tout ne se passe pas comme prévu dans
l’agenda de la ville, à moins que certains
barbares réécrivent une fois encore l’histoire
et inventent une fin toute autre.

Notes

[1Gérard Claisse dans Concertation sur la première
phase du projet Carré de Soie : phase de
dialogue et des propositions, page 10.

[2On peut considérer qu’il y a six grands quartiers
distincts au sein du carré de soie : le
secteur Bonnevay-Cusset (rue de la Soie, rue
Jara et pôle multimodal), Cyprian-les-Brosses,
Vaulx-Sud (entre la route de Genas et l’avenue
Roger Salengro, quartier Logirel-Les Brosses),
Vaulx-Nord-Est (quartier de La Balme), l’ensemble
Tase (usines Tase, petites et grandes
cités) et la cité de transit des mahraba proche
de La Balme. Dans toutes les plaquettes de
communication à destination du grand public,
aucun de ces espaces ne fait l’objet d’une quelconque
évocation.

[3http://www.onlylyon.org : les actions Only Lyon

[5Témoignage d’un ancien habitant de la grande
cité Tase.

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