Comme toutes les luttes revendicatives, légitimes et nécessaires , celle qui mobilise contre la loi sur les retraites, reste une lutte défensive des « conquis » qui, paradoxalement, si elle aboutit, arriverait à confirmer le statut quo d’une retraite à 62 ans qui était déjà un recul par rapport à la retraite à 60 ans. S’enfermer dans une logique comptable de nos vies, c’est masquer les questions sous-jacentes à l’objet des retraites, le travail et le salariat.
Mais, au-delà de son objet matériel, cette lutte porte des enjeux symboliques (qui ont du sens) qui relèvent de la dignité et de la reconnaissance dans ce rapport de force avec le pouvoir au-delà de l’objet social, c’est la question politique du pouvoir qui se pose avec l’émergence du désir de refaire l’histoire au lieu de la subir, comme c’est le cas depuis quelques années. Face au déni de démocratie permanent imposé par ce gouvernement, les feux de poubelles ne sont rien à côté des illusions qui partent en fumée, pour celleux qui pouvaient encore nourrir quelque espoir dans nos institutions ou dans la pratique du vote utile.
La volonté politique de vouloir nous faire payer le droit de vieillir est bien l’expression de la dictature de l’économie sur nos vies, qu’il nous faut monnayer et marchander en permanence par l’asservissement au travail.
Face à ce déni de « démocratie » imposé par le 49.3 et le déficit de représentation politique, le mouvement social se déplace de l’objet initial des retraites et se politise.
Si cette capacité du mouvement à élargir la focale, à reprendre conscience de sa force face à la résistance armée du pouvoir, la dénonciation de la violence policière n’est plus seulement le fait de militant•e•s, mais devient populaire. La dénonciation de cette violence inhérente à l’Etat peut devenir un nouvel objet de focalisation.
Le mouvement contre l’allongement de la durée du travail est bien une remise en cause de la valeur travail, comme les protestations contre les violences policières et l’usage du 49.3 dénoncent un système globalement répressif.
La confiance du mouvement social se construit avec la capacité d’obtenir des résultats et de ne pas être mis systématiquement en échec. Les manifs ritualisées renforcent le sentiment d’impuissance, et donc le défaitisme. Aujourd’hui la diversification des modes d’action (grèves, blocages, occupations, manifs traditionnelles et sauvages) permet d’exercer une pression continue sur le pouvoir, mais visiblement pas suffisante.
Cette confiance viendra aussi de la capacité à s’émanciper de la volonté de contrôle des tuteurs politiques, partis et syndicats, pour ceux qui prétendraient encore à ce contrôle au lieu de se mettre au service du mouvement social qu’ils sont censés accompagner. Cette volonté de se libérer de toute représentation abusive a été particulièrement exprimée lors du mouvement des gilets jaunes, une des raisons pour laquelle partis et syndicats ont nourri beaucoup de suspicion à l’égard de ce mouvement populaire, tout en appelant en permanence par leur discours à la mobilisation et au réveil des masses populaires ! Le paradoxe du fantasme du soulèvement populaire étant que lorsque ce mouvement, dans sa diversité et sa complexité, s’auto-organise, il n’est plus reconnu par ceux là mêmes qui l’idéalisent.
La théorie marxiste d’un prolétariat rédempteur qui détiendrait la vérité et les clés de l’émancipation contre le système capitaliste est une théorie qui mériterait d’être redéfinie, à commencer par le terme prolétariat. Avec la diminution progressive de la classe ouvrière, les classes dite moyennes ont de plus en plus de difficultés à s’identifier à ce prolétariat. Pourtant, plus de 8,5 millions de personnes en France vivant en dessous du seuil de pauvreté pourraient s’y reconnaître. Les classes moyennes, quant à elles, sont partagées entre le désir de changement et le pouvoir d’achat, lui-même remis en question par l’inflation et le blocage des salaires. Cette revendication du pouvoir d’achat, bien que légitime, ne doit pas faire oublier le manque de pouvoir d’agir, le manque de sens au travail, la soumission au lien de subordination et au chantage à l’emploi. L’illusion du bonheur consumériste vient également se heurter à la question écologique (pollution, pillage des ressources naturelles…). La classe moyenne se retrouve ainsi prise dans une contradiction entre ses revendications en tant que consommatrice et ses revendications en tant que citoyenne. La tentative d’en faire des consomm’acteurs/ices pour tenter d’influencer une maigre part de ce qui est produit, n’est que trop souvent l’occasion pour les industriels de développer une nouvelle part de marché par des actions de greenwashing notamment. Par exemple, la production industrielle du bio ou de steaks végétaux n’entraîne aucune mise en cause du process général de la production agro-alimentaire de masse.
La paupérisation d’une partie de la population creuse les inégalités entre celleux qui n’ont pas ou plus accès aux biens essentiels et celleux qui défendent le mythe du bonheur par l’ascension sociale. La pauvreté matérielle des exclus du système de consommation fait écho à la pauvreté d’une vie où il faut vendre son temps pour la gagner, avec ce que cela implique de souffrance au travail, difficilement compensée par un accès aux loisirs consommables. Ce qui pose la question : de quoi sommes nous riches et de quoi sommes nous pauvres ?
Un mouvement social qui pose la question du pouvoir et de la manière dont sont prises les décisions, devient un mouvement politique. Les nouveaux prolétaires sont dans la multitude des petites mains, rivées à leur clavier d’ordinateur ou attachées à la logistique de la grande distribution, sans parler des catégories C du secteur public et des petit•e•s paysan•e•s.
En ce qui concerne les cadres supérieur•e•s, jouant un rôle actif dans le maintien du système d’exploitation, iels n’échappent pas au mépris de celleux qui les utilisent en les pressant comme des citrons, ou en les balançant comme des Kleenex à chaque fermeture d’entreprise. Celleux-là mêmes deviennent des victimes du système qu’iels sont censé•es servir (au sens de la servitude des esclaves par rapport à leurs maîtres). Leur idéologie élitiste et méritocratique a de la peine à convaincre à cause d’un ascenseur social en panne, même pour celleux qui prétendent à la promotion par l’accès aux études supérieures, si possible dans les écoles privées.
La classe bourgeoise définie traditionnellement comme propriétaire des moyens de production et vivant de la plus-value produite par les travailleur/euses, marque la frontière avec tou•tes celleux qui ne vivent que de leur travail. La notion d’embourgeoisement est souvent attribuée à une partie des classes moyennes qui tendent à se rapprocher des classes supérieures notamment par leur mode de consommation et l’accès à la propriété, oubliant son appartenance à la classe des travailleurs/euses. C’est ainsi que « lutte des places » vient se superposer à la visibilité de la lutte des classes.
La conscience de classe qui conditionne le sentiment d’appartenance et la capacité de mobilisation n’est plus le seul pôle d’identification collective comme l’illustrent les luttes féministes, écologistes, antiracistes, etc. Ces luttes qui sont transversales aux classes sociales entraînent une segmentation, tout en subissant le déterminisme des inégalités sociales.
Aux grands idéaux des années 70 se substituent des engagements déclinés selon les modes de domination subis par exemple en tant que femmes, minorités sexuelles et de genre, personnes racisées, sans-papiers, handicapées, etc. Les identités qui se construisent dans ces différentes luttes se superposent à l’appartenance de classe ou l’annule, selon que le cercle d’appartenance se referme sur lui-même ou s’ouvre aux autres luttes. Cette déclinaison des engagements n’est plus simplement lié à la défense d’une cause extérieure mais fait plutôt référence à ce qui est vécu au quotidien, individuellement et collectivement, en lien aux différents modes de domination, accompagné d’un travail personnel de déconstruction des normes et des représentations socio-culturelles.
La loi sur les retraites est particulièrement fédératrice car touchant toutes les catégories socio-professionnelles, et même si on peut l’analyser à travers l’impact spécifique sur les conditions des femmes, cela s’inscrit néanmoins dans une lutte globale.
Lorsque le doigt montre la lune, il y en a toujours pour regarder le doigt. C’est le cas pour les réformistes de tous poils, partisans de la paix sociale et donc du statut quo, qui focalisent leurs revendications sur le minimum syndical. L’expression politique de ce mouvement n’en est qu’à ses balbutiements sous la forme de clameurs anti-Macron et son monde, dans un langage qui ne sera pas celui du discours autonomisé des politiciens qui parlent à notre place. C’est la réappropriation par le peuple de sa parole politique qui éclipsera le vacarme des discours politiciens envahissant l’espace médiatique jusqu’à le rendre inaudible.
Le dépassement du rempart institutionnel avec sa représentation politique dégradée est possible sous la forme d’Assemblées populaires locales, fédérées entre elles au niveau national, pour servir de tremplin à la constitution d’un Forum Social sur toutes les questions qui mériteraient d’être débattues et solutionnées. À partir de là, se poserait la question de la mise en œuvre d’un nouveau projet politique, social et économique en créant les structures adaptées et les délégations nécessaires pour la mise en place d’un changement radical.
Entre celleux qui prônent un changement par la voie institutionnelle qui mène à l’impasse sous prétexte de réalisme politique, et celleux qui prônent un idéalisme du tout et tout de suite qui s’enferment dans le schéma révolutionnaire du passé, une autre voie est possible, à réinventer en s’inspirant des luttes qui visent à se réapproprier l’espaçe social ou environnemental (ZAD, occupations, redistribution et reconquête des bien communs, blocage de la production et de la distribution…).
Il ne suffit pas de dire qu’on ne veut pas du pouvoir, car d’autres se chargent dans tous les cas de l’exercer à nos dépends.
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