Le récit de Fatiha : « Ils ne m’ont jamais informée, comme s’ils avaient abattu un chien errant »
Entretien avec Paul Le Derff, partie 1 : « La légitimité policière tient surtout à la faible condamnation des policiers »
Entretien avec Paul Le Derff, partie 2 : « Des brèches dans la forteresse »
Le récit d’Awa : « Combattre le silence : les 4 tactiques du Collectif Babacar »
Sept ans de prison. En octobre 2023, la cour d’assises d’appel du Rhône a sanctionné d’une peine de réclusion criminelle le gendarme Romain D. pour avoir abattu Yanick Locatelli, cinq ans auparavant. A notre connaissance, c’est l’unique condamnation de forces de l’ordre suite à un refus d’obtempérer mortel. Inférieure aux quinze années de prison requises par l’avocat général, elle vient alourdir la peine de cinq ans (dont trois avec sursis) écopée en première instance.
Le soir du 11 mars 2018, à Baie-Mahault en Guadeloupe, le gendarme et son collègue tentent de contrôler une voiture arborant des fausses plaques à une station-service. Le conducteur tente de s’enfuir. Les pandores tirent sept balles, deux atteignent le cœur et le poumon de Yannick Locatelli, qui décède peu de temps après.
C’est l’histoire d’un magistrat qui « fonce » …
Les gendarmes invoquent la légitime défense. Sur la base de leur déclaration au lendemain du drame, le procureur de la République de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) relaie aussitôt cette thèse auprès de l’AFP. Les militaires « sortent du véhicule pour un contrôle et le gars fonce », déclare Xavier Bonhomme au lendemain des faits, tout en soulignant la « série de cambriolages et vols avec violence entre Baie-Mahault et Sainte-Rose » dont il suspecte M. Locatelli. Le magistrat ne manque pas de mentionner le profil de la victime : condamné à huit reprises à des peines de prison ferme ou avec sursis, dans des affaires de vols et de trafic de stupéfiants.
Las, une vidéosurveillance issue des caméras de la zone commerciale vient fracasser le récit du parquet. « On y voit clairement que la voiture recule. Elle ne présentait pas de danger », souligne Me Paul Sollacaro, avocat de la famille Locatelli, assurant que « la vidéo récupérée a annihilé la déposition des deux gendarmes et a démontré qu’ils s’étaient entendus pour maquiller la vérité ». Confronté aux images, l’auteur du coup feu mortel réagit devant l’IGGN : « Je pense que j’ai eu peur au moment où le moteur a vrombi, je le voyais foncer vers moi. Pour moi, il avançait, et en fait, il reculait. » Son collègue reviendra également sur son témoignage pour livrer une version correspondant à la vidéo. La légitime défense n’est finalement pas retenue. Deux semaines après l’intervention mortelle, Romain D. est mis en examen. « Cette constance dans la volonté de neutraliser Yannick Locatelli par l’emploi à plusieurs reprises d’un moyen létal caractérise l’intention homicide », conclut la juge d’instruction. Cinq ans après l’intervention létale, le gendarme est jugé coupable d’homicide volontaire.
Que se serait-il passé si la vidéo de la scène n’avait pas démenti la version officielle ? Cette question revient régulièrement à propos des violences policières. Le meurtre de Yannick Locatelli a beau avoir été condamné par la justice française, il a d’abord été, sinon justifié, au moins rendu tolérable par le ministère public, qui a invoqué des circonstances atténuantes. Ce dernier, tenu au secret professionnel par la loi, peut toutefois « rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause », indique le code de procédure pénale. Or le choix par le parquet de tenir une conférence de presse ou de publier un communiqué dépend du degré d’intérêt, d’indifférence ou de médiatisation généré par une intervention policière létale, relève le chercheur en sciences politiques Paul Le Derff (voir nos entrevues).
Le précédent Malik Oussekine
Plusieurs affaires d’homicides policiers reflètent cette communication pour le moins hasardeuse des parquets. L’exemple le plus emblématique demeure sans doute celui de Malik Oussekine. Cet étudiant parisien sort d’un club de Jazz le 06 décembre 1986 quand il est appréhendé en marge d’une manifestation étudiante. Passé à tabac par trois policiers du peloton des voltigeurs motocyclistes, le jeune homme de 22 ans est laissé pour mort sous un porche de la rue Monsieur Le Prince.
En période de cohabitation et en plein mouvement social, l’affaire prend très vite une tournure politique. Le lendemain des faits, le procureur publie un communiqué : « Suivant les premières constatations […], les violences constatées (ecchymoses au visage, à la main, à la jambe gauche) ne seraient pas susceptibles d’avoir entraîné la mort. Le décès serait dû à “une décompensation cardiaque créée par l’état pathologique rénal antérieur du patient” ».
Plusieurs témoins directs de la scène relatant des violences policières seront déterminants. Une contre-expertise médicale fait alors état de traces de coups et de fractures sur le corps de ce français d’origine algérienne : « Il s’agissait donc apparemment de plaies vitales consécutives soit à des lésions de violence, soit à des lésions qui se seraient produites en tombant », déclare le docteur Fortin. Cette bataille d’expertises médicales, se poursuivra lors du procès aux assises en 1999. Les jurés trancheront en condamnant les trois voltigeurs à de la prison avec sursis (de deux à cinq ans) pour « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».
Confronté à ses premières déclarations, le procureur M. Jéol se défendra auprès du Monde : « Il ne s’agissait que de constatations, pas de conclusions. De plus, il n’y avait dans ce communiqué aucun mot de moi. Je me suis borné, comme c’est courant, à mettre des conditionnels ».
L’affaire Ihich et l’invention de la « bavure médicale »
Rendre les éventuels antécédents médicaux des victimes des forces responsables de leur propre mort est une constante de l’impunité policière (voir ici et là). Mais ce type d’explications peut se poursuivre jusque devant les tribunaux… La procédure concernant le décès d’Aïssa Ihich au commissariat de Mantes-la-Jolie a duré onze années, avant de se solder en 2002 par la condamnation à huit mois de prison avec sursis des fonctionnaires pour « violences aggravées ».
Alors qu’il rentrait chez lui le 27 mai 1991, le jeune homme de 18 ans est violemment interpellé par trois policiers qui le suspectent d’avoir jeté des pierres contre eux. Emmené au commissariat, il est retrouvé inanimé dans sa cellule au bout de 36 heures. Aïssa était asthmatique et ne cesse de le clamer tout au long de sa garde-à-vue. Sa famille apporte au commissariat ses médicaments que les policiers refusent de lui donner, faute de certificat médical ou d’autorisation du procureur. Le médecin, qui n’a pas mentionné la maladie de l’intéressé sur son certificat, avait jugé son état compatible avec sa détention.
Quatre jours plus tard, aucune information judiciaire n’est ouverte à l’encontre des agents. Maître Henri Leclerc, avocat de la famille Ihich, décèle dans cette inertie du parquet « la faute et le mensonge des services de l’État » ayant « tout fait pour empêcher que cette affaire vienne devant un tribunal ». Deux jours après le décès du jeune adulte, le procureur de la République, Yves Colleu, qui avait demandé le prolongement de sa garde-à-vue au-delà de 24 heures, déclare au journal d’Antenne 2 qu’« Aïssa est mort des suites d’une crise d’asthme et si coups il y a, ce sont des coups très légers et ils ne sont en rien responsables de cette crise. »
Des experts médicaux noteront pourtant dans un rapport de février 1992 « qu’il peut exister un lien indirect entre les coups reçus et la survenue de la crise d’asthme ». Un élément non retenu par le juge d’instruction qui prononce un non-lieu en faveur des policiers… finalement cassé par la cour d’appel de Versailles en 1997.Inculpés pour « violences avec armes n’ayant pas entraîné d’ITT de plus de huit jours », ces derniers comparaissent cinq ans plus tard devant le tribunal correctionnel.
En guise de « coups légers », Aïssa affirmait avoir été frappé à la tête par des matraques. Des accusations confirmées par trois CRS qui auraient tenté de s’interposer lors de l’arrestation musclée de leurs collègues. À la barre du premier procès en 2001, l’un d’eux parle de violences « avec un manche de pioche », ajoutant que « le jeune a été roué de coups ». Jusqu’au bout, le représentant de l’État tente d’exonérer les fonctionnaires. Parlant de « bavure médicale », il charge davantage le médecin impliqué. « On me reproche de ne pas avoir poursuivi les policiers, mais il n’y avait aucune preuve », se justifie l’avocat général devant le tribunal, avant de ne requérir aucune peine à l’encontre des agents violents. Analyse du conseil de la famille Ihich : « Je ne comprends pas l’acharnement, la constance du ministère public à étouffer ce dossier. Je crains qu’il ne soit le premier avocat des policiers. »
A Villiers-le-Bel, circulez, il n’y a rien à voir
Même sollicitude pour le policier qui avait renversé Lakhamy Samoura et Moushin Sehhouli à Villiers-le-Bel le 25 novembre 2007. Dans cette « affaire d’État », selon l’expression de l’avocat des familles des deux adolescents Jean-Pierre Mignard, un non-lieu avait d’abord été prononcé, avant d’être annulé par la cour d’appel de Versailles.
Cette fin de non-recevoir judiciaire avait été requise par la procureure de Pontoise, Marie Thérèse de Givry, quelques mois après le décès des jeunes gens. Dès le lendemain du drame, la magistrate exonérait les forces de l’ordre de toute responsabilité, qualifiant la collision d’« accident de la circulation », lié à un « refus de priorité ». Pas vraiment l’avis de certains habitants :« Les policiers les ont volontairement tamponnés », affirme un témoin. « Ils voulaient les bloquer sur le trottoir. […] Les policiers ont coupé la route à la moto », détaille un autre. Pour sa part, la procureure prend faits et causes pour la version policière, arguant que trois témoins la confirmaient. Selon elle, le véhicule de police, qui n’était pas « particulièrement en opération », circulait « normalement », sans gyrophare ni sirène quand la mini-moto, non homologuée et roulant « à vive allure », avait « la troisième vitesse engagée ». Les policiers « n’ont quasiment pas eu le temps de la voir arriver », ajoutait-t-elle.
Marie-Thérèse de Givry confie toutefois une enquête à l’IGPN pour non-assistance à personne en danger et « homicides involontaires », tout en répondant aux accusations de délit de fuite de la voiture de police après le choc mortel :« Je ne laisserai pas dire que les services de police n’ont pas porté assistance aux jeunes. Ces jeunes ont été secourus. Les pompiers sont arrivés tout de suite. Tout a été fait pour tenter de les sauver. » Une information judiciaire contre X – alors que les protagonistes sont connus – est ouverte le 28 novembre suivant.
Six ans plus tard, le procureur n’est plus le même lors du procès, mais l’argumentaire demeure identique. L’avocat général impute exclusivement aux adolescents la faute de leur décès.Dans son réquisitoire, Henri Génin charge la « prise de risque des deux jeunes », leur « comportement routier aberrant », faisant état de « fautes ahurissantes » et pointant « une vitesse démentielle ». Problème : durant l’instruction, une expertise technique révèle que le véhicule de police roulait à plus de 64 km/h, en phase d’accélération – et non à 50 km/h, comme l’avait déclaré le conducteur en uniforme.
Résultat : si le tribunal reconnaitra des « torts partagés », la « série d’infractions » des adolescents n’est « pas de nature » à exonérer de ses propres fautes lepolicier au volant du véhicule. Ce dernier écopera de six mois de prison avec sursis pour homicide involontaire.
Si les premières prises de position du parquet n’empêchent pas nécessairement la justice de poursuivre les auteurs de violences policières, elles n’en demeurent pas moins déterminantes quant à l’issue judiciaire. Le choix de certaines qualifications juridiques lors des enquêtes préliminaires ou lors d’éventuelles inculpations peuvent conduire à minimiser les faits ou à freiner les procédures. Habitué à ce genre d’affaires, Maître Yassine Bouzrou l’a constaté à de nombreuses reprises. « Calomniez ! Calomniez ! … Même si juridiquement, ça ne tient pas la route, il en restera toujours des traces, même des années après », expliquait l’avocat au média Basta !. « Ensuite, c’est très compliqué de rétablir la vérité… »
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