Le nouveau quartier de la Confluence, qui s’étend au-delà de Perrache, est l’un des projets urbanistiques les plus ambitieux de ces dernières années. Pour la mairie, l’objectif est clair : placer la ville à la pointe du développement économique et de la modernité en Europe et assurer ainsi la prospérité et le rayonnement international de Lyon. Toute personne qui fréquente régulièrement les lieux depuis plusieurs années a ainsi vu tomber, uns à uns, tous les vieux docks et disparaître cette zone autrefois passionnante à arpenter. A la place, on peut y observer tout ce qui se fait de plus extravagant en matière d’architecture moderne. Derrière le tape-à-l’oeil et le clinquant de ce nouveau quartier de luxe, cet article tente de cerner les enjeux à la fois politiques, économiques et psychogéographiques de ce vaste projet urbain, véritable prototype de la ville capitaliste moderne.
Vous pouvez lire le scan de l’article en pdf, extrait du second numéro de l’Internationale Utopiste, à paraître dans les prochains jours (avec tout plein de photos, maquetté au ciseau et tube de colle) :
Ou la version texte brut ci-dessous :
Avec le déclin des grandes industries dans les villes, le déplacement vers les banlieues des grands pôles d’activités et des ports industriels, tout un ensemble de grands entrepôts, hangars, voies ferrées, immenses dalles de béton a été livré à l’abandon au siècle passé. Voilà qui fut à l’origine, dans la plupart des grandes villes, de ce qu’on appelle la « zone ». Coupe-gorge, espace de non-droit, territoire perdu et déprimant pour les uns, la « zone » fut, pour quelques-un(e)s dont je fais partie, un terrain de jeu privilégié. Avec les vieux quartiers labyrinthiques des centre-villes, j’ai toujours classé ce type d’endroits parmi les secteurs psychogéographiques les plus forts et les plus intéressants. Il est difficile de retranscrire le puissant sentiment d’aventure qui anime le piéton perdu dans de tels endroits. On dira qu’il faut être fou pour trouver du charme à un tas de ruines, à des bouts de fer rouillé et à des vitres cassées. Un territoire pour les clodos, les voyous et les drogués...
Et, pourtant, combien d’instants passés à arpenter ces grands espaces déserts (de jour comme de nuit), tour à tour dans un état de semi-hallucination et avec le sentiment d’excitation d’un enfant policé laissé tout d’un coup sans surveillance ? D’abord, ces quartiers avaient une âme, une mémoire. Et ceci suffisait déjà à les rendre bien plus aimables que ces quartiers modernes aseptisés fraîchement sortis de terre. Difficile de ne pas penser à tous ces ouvriers qui travaillaient sur ces grues, dans ces entrepôts et se retrouvaient dans ces petits rades minables après le travail. Je n’ai aucun penchant pour l’ésotérisme et je ne crois pas au fantôme (même si je pense qu’un certain degré de naïveté à ce sujet peut rendre l’existence bien plus passionnante...). Je crois, cependant, qu’il subsiste dans certains lieux une forme de mémoire. Moi, quand je me promène dans ces friches industrielles, j’imagine et visualise sans problème la vie qui avait pu avoir lieu ici...
Aujourd’hui, dans la « zone », il n’y a plus que des portes battantes des courants d’air et une mythologie qui nous laisse libre d’imaginer, cachée derrière un mur, toute une faune dangereuse digne de l’ancienne cour des miracles. Une telle architecture, à la base, a quelque chose d’assez inhumain. Le fait qu’elle ait été construite pour le stockage et la distribution des marchandises (modelée par les impératifs de l’économie) en est très certainement la raison. Tout est fait, à la fois, pour contenir de grands volumes et permettre une circulation directe et sans perte de temps. Voilà qui a façonné des quartiers à angles droits, constitués d’une série d’îlots (entrepôts, hangars) séparés/reliés par de grandes allées en lignes droites, larges et imposantes.
À l’époque où tout était rutilant, le tout devait fasciner par son gigantisme (qui provoque un sentiment d’écrasement semblable à celui qui peut prendre un piéton face à d’immenses buildings) mais, à ceci près, ces quartiers devaient avoir bien peu de charmes. Contemporain de leur construction, j’aurais sans doute écrit les pires choses contre eux (ce qui laisse un peu d’espoir pour nos quartiers modernes... la « zone » de demain ?). La rouille et l’abandon leur ont donné un caractère poétique. Ici, on se sent à découvert, en terrain hostile et inconnu.
La « zone », au milieu d’un espace urbain hyper-policé et hyper-asceptisé, c’est comme une grande respiration. Là où, habituellement, tout est propre et ordonné, la zone est sale, chaotique. Les vitres sont cassées. Il y a des détritus, des déchets, des gravats de partout. Le métal a un quelque chose de mélancolique. La rouille le ronge. Il est plein d’aspérité, cabossé, détruit, tordu. Là où les maisons sont normalement habitées, protégées, closes, le vent s’engouffre ici par tous les côtés. Les portes sont battantes. Il n’y a plus de portes. Là où tout est kitsch, prisonnier d’une sorte de présent perpétuel, ici le temps ronge les murs. Ça pue la nostalgie, la mort et l’histoire. Là où tout est systématiquement lissé, aseptisé, sécurisé, tout est dangereux, menaçant, tranchant quand on se promène dans la zone. Le moindre tesson de verre ou éclat de vitre brisé menace de vous déchirer la peau. On se prend les pieds dans des bouts de fer. Ici, les règles courantes de notre société n’ont plus court. Nous voilà en zone de non-droit, en terrain anarchique. Là où tout est prévisible, ici tout est possible. Même le pire !
Nous marchons à découvert, libres de circuler à notre guise, de jouer avec les éléments du décor, de taguer les murs sans voisin pour se plaindre, de squatter des entrepôts déserts. Ici, seule l’imagination est reine. C’est ton territoire, construis-le, approprie-le toi, joue avec. Ici, il n’y pas de cols blancs, pas de gens respectables. Tous les gens qu’on y croise ont un air louche. À chaque pas, à chaque bruit, on s’attend à voir surgir des inconnus. C’est un décor de vieux films policiers, un scénario de documentaire punk, un récit d’école buissonnière. Vous et moi, nous savons y jouer. Je rêve de maisons où faire peur, de fêtes somptueuses, de recoins plein de lubricité, de murs qui resplendissent de couleurs. C’était un petit coin de mystère à deux pas du centre-ville, un peu de passion et de désordre dans un décor généralisé de chiottes de gare. Bref ! Pour résumer et pour dire les choses très simplement, la « zone », dans nos villes modernes, c’était une des dernières possibilités de l’aventure.
Il y avait un peu de tout ça, il y a peu de temps encore, dans les anciens docks de la presqu’île à Lyon, entre Perrache et le confluent du Rhône et de la Saône. Je garde le souvenir de merveilleuses dérives dans ces lieux. Il y avait ces vieilles grues rouillées, ces grandes allées désertes et ces vieux entrepôts abandonnés d’un autre temps. Tout était rouillé, usé, abîmé et, du même coup, sauvage. On s’y sentait un peu plus libre qu’ailleurs. La promenade y avait, invariablement, des airs d’école buissonnière. Pisser dans la Saône, en regardant l’autoroute, au loin, était une distraction comme une autre. Au hasard d’un mur, on y découvrait de magnifiques graffs. On courait dans des allées vides et le bruit de nos pas et de nos voix qui résonnaient faisait partie du plaisir. On frissonnait un peu, parfois, quand le ciel était gris et donnait aux lieux des airs menaçants. On grimpait au bord de la voie ferrée. On se cachait au milieu des ruines. Et chacun de ces petits jeux était une façon de s’approprier l’endroit. Ce n’est pas tous les jours, vous savez, qu’on peut dire : « ce petit bout de ville, pour quelques minutes encore, est à nous car nous sommes les seuls à l’apprécier et à savoir y jouer ». Parfois, on s’arrêtait, sans rien faire et c’était bien. Avec le recul, je regrette juste de ne pas en avoir suffisamment profité. Mon imagination s’est affutée depuis...
Et puis il y avait la confluence elle-même. Une étroite bande de terre entre les eaux. L’essentiel de l’endroit, aujourd’hui encore, est herbeux. Tout au bout, il y a des branchages, des détritus déposés par le courant et puis tout un tas de cygnes et de canards. Il y a même des nids au milieu de vieilles bouteilles en plastique et de canettes rouillées. Il y a cette voie ferrée aussi... On n’en aperçoit les deux rails qu’à l’extrémité. C’est très étrange. Ils disparaissent sous les eaux. C’est sans doute un des éléments les plus impressionnants du lieu, l’un de ceux qui le rendent vraiment à part. C’est con à dire mais, ici, on comprend l’impact qu’ont toujours eu les confluents dans l’imaginaire collectif. Avant, on leur attribuait un caractère sacré et, si on enlève toute idée de transcendance à ce terme, je comprends ça. On est là, entouré par les eaux, à côté de ces deux fleuves dont on ressent toute la puissance. C’est fascinant. De nos jours, bien sûr, le lieu est bien différent. Il y a le pont de la Mulatière, juste à côté, et le bruit des voitures qui circulent à toute vitesse sur l’autoroute. Il y a ces grands pilonnes pour la navigation et ces petits murets en béton. Il n’empêche que cet endroit est, à mes yeux, l’un des endroits les plus marquants de Lyon, psychogéographiquement parlant.
Il y avait un peu de tout cela, mais il faut croire que ça ne pouvait pas durer - pas dans cette société là en tout cas. On dira que c’était inévitable. Comment une ville comme Lyon, en quête de développement et de rayonnement international, aurait-elle pu laisser à l’abandon un tel espace ? Rappelons aussi qu’il s’agit de l’entrée de ville, lorsqu’on arrive par l’autoroute du sud... Ce sont deux logiques incompatibles qui s’affrontent. L’éloge de la zone ci-dessus est ludique, psychogéographique et donc poétique. J’aimerai qu’il puisse subsister, dans nos villes modernes, de tels espaces de respiration, des lieux abandonnés, en ruine, livrés à l’imagination des piétons de passage qui se l’approprient, une terra incognitae qu’aucune carte ne renseignerait, un nouveau far west. Les situationnistes ont imaginé, en 1959, une ville mouvante utopique (qu’ils situaient, pour une raison que j’ignore, en pleine forêt vierge),
« les nouveaux quartiers d’une telle ville [étant] construits toujours plus vers l’ouest, défriché à mesure, tandis que l’est serait à part égale abandonné à l’envahissement de la végétation tropicale ».
Le tout, disaient-ils,
« présenterait l’avantage d’une mise en scène de la fuite du temps, sur un espace social condamné au renouvellement créatif ».
Je ne peux qu’approuver de tels mots. Je rêve d’une société qui n’aurait pas peur du vide, du vacant, qui saurait laisser derrière elle des territoires en ruine, livrés à la dérive et au jeu. Voilà, bien sûr, qui est du chinois pour notre époque et pour la minorité qui nous gouverne. Sa logique à elle est économique et spectaculaire : économique, parce que tout espace vide n’est, à ses yeux, qu’un terrain potentiel d’investissement et de développement d’activités économiques ; spectaculaire, parce que les villes d’aujourd’hui sont gérées comme des marques, comme une vitrine dont il s’agit sans cesse de valoriser l’apparence. Ces deux aspects se recoupent, bien sûr : les mairies ne valorisent l’image de leurs villes qu’aux seules fins d’attirer sur leurs territoires des investisseurs et d’en favoriser le développement économique.
C’est ainsi qu’est né le grand projet urbain de « La Confluence », à Lyon, sur la presqu’île, au-delà de Perrache. Le projet est extrêmement ambitieux : étendre le centre-ville, doubler la superficie de la presqu’île et placer Lyon à la pointe du développement urbain en Europe. Le potentiel foncier est énorme (plus de 70 hectares) et la population du quartier devrait plus que doubler (de 7000 à 17000 habitants, selon les prévisions). Comme l’explique le texte officiel de présentation du projet, « avec Lyon Confluence, le Grand Lyon se donne les moyens d’attirer, en plein centre, les emplois, les services, les institutions et les grands événements qui caractérisent les villes capitales, et ainsi de construire son avenir sur la scène internationale ». En une seule phrase, les deux facette du projet sont résumées : développement économique et rayonnement international de la ville. Dès aujourd’hui, comme s’en vante le « Site économique du Grand Lyon », « décideurs et investisseurs affluent à la Confluence ». Le projet « Confluence » affiche déjà fièrement à son tableau de chasse les entreprises et organismes suivants : GDF-Suez, Le Progrès, Eiffage, Cardinal, siège de la région Rhône-Alpes, Banque de France, ainsi que tout un complexe de galeries d’art de luxe et le chef étoilé Nicolas Le Bec. Et ce n’est qu’un début ! Un immense centre commercial est en construction. Un grand pôle de loisirs se met en place, avec notamment un complexe UGC. Le quartier se prépare aussi à accueillir toute une série de commerces et de bureaux, la priorité étant accordée aux « entreprises innovantes » et au secteur tertiaire. Côté immobilier, les sommes brassées sont faramineuses. L’investissement, dit-on, est de 1,15 milliards et, comme le précise le Grand Lyon, « ce n’est qu’un début ». Les plus grands groupes immobiliers sont sur le coup. Dors et déjà, les logements de luxe qui sont construits dans le quartier se vendent à des prix exorbitants. La spéculation va bon train et les investisseurs affluent de partout.
Il faut dire que tout est mis en oeuvre pour cela. Le projet « Confluence » a la folie des grandeurs. Les projets architecturaux les plus fous ont été mis en place. On peut déjà y observer tout ce qui se fait de plus extravagant en matière d’architecture moderne : formes destructurées, choix des matériaux et autres prouesses de fer et de verre. Surplombs, traverses aériennes, matériaux qui renvoient la lumière, reliefs en trompe l’oeil, assemblages cubiques audacieux : tout, dans le quartier, a des airs de prouesse technique. L’endroit est dors et déjà une attraction touristique, alors que de nombreux bâtiments ne sont même pas encore finis ! Et que dire de cette marina creusée au milieu de la presqu’île ? de ces cascades végétales ? le tout à la pointe du développement durable et des constructions éco-compatibles, s’il vous plaît ! et tout ça, une fois de plus, n’est qu’un début... Attendez de voir le musée de la Confluence, tout au bout de la presqu’île, par exemple ! On met le paquet du côté événementiel aussi : le marché gare accueille tous les ans le célèbre festival des « Nuits Sonores » ; tous les deux ans, la Sucrière accueille la Biennale d’Art Contemporain ; tandis que quelques galeries d’art prestigieuses sont déjà installées là-bas à l’année. N’en rajoutons plus : avec le projet « Confluence », Lyon tente, ni plus ni moins, de se placer à la pointe de la modernité en Europe.
Le chantier est commencé depuis plusieurs années et, de loin en loin, j’ai suivi l’avancée des travaux. Petit à petit, la zone a cédé du terrain. Tout a été rasé, à certains endroits. Pendant quelques temps, il n’y avait plus rien. Des gravats, un sol désolé derrière une rangée de barrières qui barrait l’accès au terrain. Et puis les grues se sont mises à pousser de partout et les travaux ont commencé à partir de cette tabula rasa. On a éventré la presqu’île, creusé la terre et laissé s’engouffrer les eaux, retrouvant ainsi une ancienne marina (tout ce secteur de la presqu’île est totalement artificiel et a connu divers états suivant les époques). Vers les douanes, le processus a été un peu différent. On ne valorise pas l’image d’une ville sans conserver quelque chose de son patrimoine, n’est-ce pas ? C’est là que se trouvent les vieilles grues qui servaient autrefois à décharger les bateaux. C’est là qu’il y avait l’ancien bâtiment des douanes. Toute une mémoire qu’on a décidé de ne pas totalement effacer. Le tout n’en était pas moins à l’abandon, jusque là. Les premiers à oeuvrer à la réhabilitation de ce secteur furent, comme souvent, les Artistes. La Sucrière a accueilli pendant quelques années le festival des Nuits Sonores et continue d’accueillir, tous les deux ans, la Biennale d’Art Contemporain. Puis les travaux d’envergure ont commencé. La politique, ici, fut celle de la coquille vide : on a entièrement vidé les lieux pour n’en garder que les murs extérieurs. Autour de cette ossature, on a construit du moderne, du chic, du clinquant, tout en conservant cette délicieuse touche prolo des anciens docks. Dans les rues environnantes, on a appliqué la politique du kärcher. En peu de temps, toutes les innombrables camionnettes de prostituées qui bordaient le cour Charlemagne ont été délogées (il ne reste plus, dans le quartier, que quelques prostituées de l’est, le long de l’autoroute). Au revoir toute la faune indésirable de ce lieu de mauvaise vie ! _ Derrière la gare de Perrache, on a même fermé les prisons St-Paul et St-Joseph, destinées aujourd’hui à accueillir l’Université Catholique de Lyon. Le ménage n’est pas encore fini mais ça ne saurait tarder. Il subsiste encore quelques habitations de fortune vers les docks. Vers le bout de la presqu’île, dans un secteur où les travaux ont à peine commencé, un homme d’une cinquantaine d’années habite seul dans un vieux bus immobilisé depuis quinze ans. En discutant avec lui de l’évolution du quartier, alors que je lui demandais timidement s’il ne craignait pas d’être expulsé très prochainement, il s’est montré plutôt optimiste. Je n’ai pas voulu insister mais, quand on sait que son bus va se trouver au pied d’un immeuble plutôt chic et juste en face d’une série de galeries d’art de luxe, j’ai peu d’espoir pour lui...
Il y a quelques semaines de cela, je suis retourné voir les lieux plusieurs fois, après pratiquement deux années sans y être allé. La dernière fois, je n’avais pas pu faire un pas sans être bloqué par des clôtures. Les travaux le long des quais de Saône ont énormément avancé depuis et l’on peut s’y promener à nouveau librement – même si tout est loin d’être terminé. C’est par ce côté que j’ai abordé les lieux, le long de la rivière, depuis la caserne de police et cette sorte de petit amphithéâtre ombragé au bord de l’eau, face à une rangée continue de péniches. Tout ça, je connaissais déjà. Le choc, c’est en arrivant vers la marina... Ce jour là, il y avait un soleil magnifique et c’était un drôle de contraste. On arrive d’abord vers une sorte de petit étang avec de grandes pelouses devant. En soi, le lieu est plutôt agréable et nul doute que, durant l’été, ces pelouses seront bientôt un lieu prisé. Mais ce n’est pas ça qui attire le regard en premier.
Au second plan, il y a ces rangées de nouveaux immeubles. Là se dressent d’étranges assemblages cubiques de verre et de métal. Le tout a des airs futuristes et ressemble à un décor de science-fiction. Les formes sont déstructurées. La façade multiplie les décrochés et les décalages, tant et si bien que certains de ces immeubles ressemblent à un jeu de lego, à un complexe empilage de cubes (chacun de ces mini-bunkers correspondant à une unité d’habitation). Le tout tient de la prouesse technique : les derniers étages de ces immeubles sont très souvent en surplomb, il n’y a pas de murs porteurs sur toute la hauteur. L’effet visuel est étrange. Si vous voulez, c’est un peu comme si on regardait un tableau de Mondrian en trois dimensions. C’est peut-être intéressant mais vous vous verriez vivre là-dedans ? Le tout est à la fois fascinant et répulsif. Certains matériaux réfléchissent la lumière (comme s’ils étaient recouverts de papier aluminium). Ce montage géométrique complexe déroute le regard. On verrait, tout d’un coup, passer une voiture volante, que personne ne serait étonné. Mais quelle que soit la recherche esthétique de l’ensemble, quelle que soit la déstructuration des formes, c’est le côté massif et rectiligne des bâtiments que l’on retient. Quelles que soient les jeux géométriques des architectes, on ne retient qu’une série de cubes. Le tout manque cruellement de couleurs et le choix des matériaux (verre et métal) ne laisse qu’une impression de froideur. L’ensemble donne l’impression d’un jeu abstrait de formes, intellectuellement et techniquement intéressant, mais ennuyeux et répulsif d’un point de vue psychogéographique.
Quand on s’approche un peu des lieux, on se heurte à ce qui ressemble à une série de cages à lapins de luxe. J’imagine des intérieurs chics et designs et une série de décors abstraits qui, inévitablement, m’inspirent l’ennui. Plus on s’approche et plus cette impression domine. On est même surpris, quand on regarde ces immeubles, d’apercevoir quelqu’un sur un balcon ou derrière une fenêtre tant rien, ici, n’est à dimension humaine. On comprend l’importance qui est accordée à la végétation environnante et pourquoi, sur les « vues d’artistes » qu’on trouve dans le quartier on a mis autant de plantes vertes sur tous les balcons : sans cet ajout de verdure, le tout serait proprement irrespirable. À ce niveau d’abstraction, il est indispensable de réinjecter un peu de nature...
L’autre élément qui frappe le piéton, c’est cette dialectique ouvert/fermé propre à cet ensemble. De partout, les blocs d’immeuble sont ouverts et traversés par de grandes allées et traverses intérieures sur-élevées par rapport au niveau du trottoir. De partout, des trouées... jusqu’à la voie ferrée qui traverse carrément les bâtiments du centre commercial. Il est pourtant impossible de circuler librement dans ces lieux. Chacunes de ces allées, parcs et autres traverses sont barrées par de grandes barrières et autres grilles closes commandées par une armée de digicodes et surveillées par toute une série de caméras. A moins d’avoir la chance de trouver une grille anormalement ouverte ou mal fermée, impossible de circuler au milieu de ces immeubles et allées dont l’accès est systématiquement privatisé. Écrasé par ces structures imposantes, le piéton est prié d’aller voir ailleurs...
En continuant sa promenade, il se retrouve, tout d’un coup, au bord de la marina. Dans quelques temps, ça sera peut-être plus animé. Quand il fait beau, ça peut être sympa d’être au bord de l’eau. Et puis j’imagine déjà les fêtes branchouilles sur le pont d’un bateau ! Là, pour l’instant, c’est juste une grande ligne droite bétonnée, déserte, entre ces deux rangées de Lego. On longe le futur centre commercial et le « pôle de loisirs et de commerces ». Le coeur du quartier, n’est-ce pas... Sur une passerelle, en retournant vers les quais, un homme d’une cinquantaine d’années m’aborde, intrigué de me voir tourner en rond dans ce quartier avec mon appareil photo. Il m’explique venir de Paris et accompagner son fils qui semble être un riche investisseur en quête de placements immobiliers juteux. Il me demande mon avis sur les lieux. Moi, il y a quelques minutes, j’étais en train de visiter le « village de ventes » avec une mine circonspecte. Je lui parle de mon impression de froideur et lui me répond que c’est un bon placement, plein d’avenir. Il est gentil mais on ne se comprendra pas...
Un peu plus loin, je passe devant l’immeuble du « Progrès » puis arrive vers le secteur de la Sucrière. C’est là qu’on trouve une des attractions architecturales les plus importantes du quartier : une sorte de cube orange, avec un toit en terrasse, et... comment dire ? avec un de ses angles complètement creusé. Ça fait un peu comme un soleil ou un globe représenté en creux. Pour être franc, je trouve surtout ça de très mauvais goût. Si l’on laisse de côté la prouesse technique, on dirait que ce cube est recouvert, sur tout le reste de sa surface, par un filet de camouflage (sauf que, là, il est orange pétant...). Je me demande l’impression que ça donne, vu de l’intérieur. Les autres bâtiments, à côté, sont plus sobres. Designs, chics, mais plus sobres.
On y trouve des bars lounge, un restaurant, une terrasse de café surveillée par plusieurs caméras, une chute d’eau artificielle et tout un tas de galeries d’art déprimantes. Une question, d’ailleurs, en passant... Pourquoi ces galeries sont-elles toutes agencées pareil : d’immenses murs blancs au milieu desquels sont perdus de minuscules tableaux ? De l’extérieur, j’ai toujours l’impression de sentir une odeur de javel... C’est dans ce secteur que sont généralement exposées les oeuvres de la Biennale d’Art Contemporain. Bref, cette partie du quartier est destinée à des loisirs chics et cultivés. Bientôt, on y dégustera des cocktails hors de prix en discutant de la valeur des toiles de tel ou tel artiste, le tout en admirant un coucher de soleil sur la Saône. So chic... n’est-ce pas ? Tout ça, coincé entre la voie ferrée et la rivière, entouré d’immenses parkings goudronnés pour accueillir les visiteurs. Au-delà, quand on continue en direction de la pointe de la presqu’île, ce ne sont que des projections d’artistes et de vieux bâtiments abandonnés sur lesquels sont placardés des permis de construire. Sur l’un d’entre eux, tous les deux mètres, on trouve la mention « réservé » suivie d’un numéro. Le musée de la Confluence, lui, n’en est encore qu’aux débuts des constructions, caché derrière des palissades bleues qui nous mènent jusqu’au confluent de la Saône et du Rhône, là où une voie ferrée disparaît sous les eaux.
Pour terminer cet article, je me garderai bien d’émettre un avis strictement esthétique sur ce nouveau quartier. Comme je l’explique ailleurs dans ce zine, poser le problème de l’architecture moderne sur le seul terrain de l’esthétique est un faux débat. Qu’on le veuille ou non, l’architecture ne peut pas être un art comme les autres. Il est immédiatement politique. Même si mon point de vue sur la question ne laisse pas beaucoup de doute, je ne tiens pas à me prononcer sur la beauté (ou non) de ces lieux. Parlons de psychogéographie, plutôt ! En me promenant dans ce quartier, les adjectifs suivants n’ont cessé de me venir en tête : froid, aseptisé, abstrait, ennuyeux, policé. Tout, ici, est en ligne droite, à angle droit. Tout est balisé, canalisé, sans surprise. En soi, c’était déjà le cas à l’époque des vieux entrepôts sauf que tandis que l’ancienne zone était le lieu du possible le nouveau quartier est celui du prévu. Les matériaux sont froids, sans âme (si on peut dire). Impossible de se promener à sa guise : l’espace est cloisonné, privatisé et, sans cesse, le passant s’y heurte à une armée de grilles fermées, de digicodes et de caméras de vidéo-surveillance. Il n’y a aucun recoin, tout est lisse, impossible de se cacher ou de se dérober au regard. Tout est sans mystère, sans aventure possible, sans passion. La seule chose à faire, ici, c’est de prendre en photo les immeubles. D’acteurs, dans la « zone » d’autrefois, nous ne sommes plus que spectateurs d’un décor futuriste qui évoque plus le 1984 d’Orwell que la ville de nos rêves.
J’aimerais souligner un dernier point, pour finir. Il y a, dans ce nouveau quartier, une absente. Une victime, même ! Nos grands architectes, avec leurs prouesses techniques, leurs espaces clos et leur marina ont effacé la rue de leurs plans. C’était le rêve de Le Corbusier : supprimer la rue. Et bien il semble que la Confluence concrétise ce projet. On passe ici d’un bloc à un autre et, entre les deux, il n’y a que de l’air : des pelouses, des parkings ou des sortes de parvis, mais pas de rue. On dira que l’espace est plus « ouvert », ainsi. À mes yeux, il est surtout excluant. Face à nous, des assemblages cubiques, leurs cours intérieures et leurs allées où il nous est impossible de pénétrer (à moins de posséder les codes pour ouvrir les grilles). Nous sommes là, au milieu de ce jeu de construction, et il n’y a rien à s’approprier. Je rêve de ruelles étroites où se perdre, de labyrinthes passionnants où l’on débouche, tout d’un coup, sur une petite place animée. Je rêve de la « zone » perdue et de son atmosphère d’aventures. Je rêvais à tout ça en quittant ce quartier. En basculant sur son côté Rhône, je retrouvais de vieux bâtiments en ruines mais impossible d’y accéder : à peine je faisais mine d’y rentrer qu’un vigile en voiture s’approchait de moi... Devant l’un d’entre eux, au niveau du trottoir, quelques slogans étaient peints sur les murs, annonçant les travaux à venir dans cette partie là du quartier. L’un d’entre eux revenait plus souvent que les autres :« hier le marché de gros, demain le quartier du marché ». Décidément, on n’a pas fini de s’emmerder, par ici...
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