Après avoir entendu les 121 signataires du « Manifeste sur le droit à l’insoumission », la lettre de Jean-Paul Sartre qui se solidarise avec les porteurs de valises et, plus encore, la déclaration de Paul Teitgen révélant qu’il a quitté ses fonctions de secrétaire général de la préfecture de police d’Alger en raison de la pratique généralisée de la torture, il n’est plus possible d’ignorer qu’au nom de la France sont employées des méthodes contre lesquelles les Résistants s’étaient dressés vingt ans auparavant.
Il n’est plus possible non plus d’ignorer que les Francais aident les Algériens. L’arrestation, le procès et la condamnation de Suzanne Gerbe s’inscrivent dans la routine de la répression contre ces Français qui ont décidé de parler avec des actes pour exprimer leur solidarité et leur volonté de sauvegarder l’amitié franco-algérienne.
À vrai dire il y’a longtemps déjà que tout avait été dit sur les méthodes employées par les tortionnaires français. Seuls doutaient encore - et cela faisait tout de même beaucoup de monde - ceux qui ne voulaient ni voir ni entendre.
Dès janvier 1955, Claude Bourdet dans France Observateur et François Mauriac dans L’Express avaient dénoncé l’usage de la torture en Algérie.
En 1957, Pierre-Henri Simon avait publié Contre la torture (le Seuil). Bien qu’elle n’adhère pas à la thèse politique de Simon, Suzanne Gerbe est fortement impressionnée par son livre et quelques autres (Itinéraire, de Robert Bonnaud et Le front, de Robert Davezies), ainsi que par divers articles de Bourdet et de Pierre Vidal-Naquet. Il serait plus juste de dire qu’elle est « appellée à l’action ». Car Suzanne Gerbe n’est pas une spectatrice et refuse même de se prétendre « intellectuelle ». Elle se veut avant tout être une femme d’action.
En 1959, après une conférence de Pierre Vidal-Naquet organisée par l’Union de la Gauche Socialiste, un petit parti dont elle est membre et qui sera l’année suivante la principale composante du Parti Socialiste Unifié (PSU), elle fanchit le pas et décide de s’engager aux cotés des Algériens en lutte pour leur dignité et l’indépendance de leur pays. Elle le fait pleinement et sans naïveté, n’hésitant pas un certain jour à transporter une arme[...].
Dans son action, elle se distingue non seulement de la « Paroisse Universitaire » mais aussi du mouvement non-violent dont elle est pourtant proche. Politiquement engagée, solidaire de la cause des Algériens, elle refuse de placer une barrière, artificielle à ses yeux, entre ce qui serait moralement noble ou à tout le moins acceptable - la compassion, l’aide humanitaire, voire la collecte de fonds - et ce qui serait inacceptable (pour être moral ? pour un chrétien ? pour un Français ? ) : que la collecte des fonds serve à acheter des armes destinées à lutter contre l’armée française.
Agissant ainsi, Suzanne Gerbe ne se sent ni coupable ni héroïque. Elles sait ce que’elle risque : être rejetée comme traître par une grande partie de la communauté nationale, être aussi condamnée à une lourde peine d’emprisonnement.
Elle apprendra plus tard - le réseau est trop rigoureusement cloisonné pour que de telles informations parviennent aux « petits soldats » - que Francis Jeanson fondateur, trois ans auparavant, du réseau, a sauvé la vie denombreux Français en obtenant du FLN, durant l’automne 1958, que la population civile ne soit pas visée par les attentats.
Quant à l’héroïsme, Suzanne Gerbe n’y pense même pas. Ayant fait ce qu’elle a cru devoir faire, estimant avoir devant elle beaucoup à faire encore pour participer à la construction d’un monde plus humain, elle choisira, lors de son procès, d’adopter un profil bas. Devant ses juges, la militante anti-colonialiste s’effacera sans état d’âme devant la professeur généreuse, naïve certes, imprudente sans doute. Ainsi retrouvera-t-elle, après tout de même plus de deux mois d’enfermement, l’air de la liberté et la vraie vie qu’elle aime avec passion.
[...] Le mérite principal de cette histoire [1] est de montrer comment, chez un être soucieux de cohérence, la volonté d’assumer sa condition humaine peut conduire au refus du conformisme, au rejet de l’ignorance volontaire et finalement à l’acceptation du risque de l’engagement dans un combat concret.
Mère de famille, professeur, il a été naturel pour Suzanne Gerbe [2], voire nécessaire, de mettre en jeu le confort d’une vie tranquille et heureuse, pour rester elle-même, tout simplement. Si simplement qu’en lisant son histoire [3], la pensée s’insinue que tout le monde pourrait en faire autant...
Suzanne Gerbe et ses camarades du réseau Jeanson illustrent cette vérité si précieuse : en toute circonstance, toujours quelques guetteurs, au plus profond de la nuit, éclairent un chemin où les frères des hommes peuvent marcher la tête haute. Tant il est vrai qu’en cette sombre époque de la guerre d’Algérie où l’on vit renaître, provocante, la barbarie, les « porteurs de valise » que beaucoup dénonçaient alors comme des traîtres, ont été porteurs d’espoir.
Extrait de la préface du livre Un automne à la prison de Montluc, de Suzanne Gerbe, Edition L’Harmattan.
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