édito
L’ILLUSION DU POUVOIR
LA GUERRE CONTINUE
Quelle guerre ? La guerre aux migrants du Sud du monde.
Quel pouvoir ? Celui des États, et leur illusion de tout pouvoir : même contrer le cours de l’histoire et stopper les mouvements de populations fuyant les conditions économiques, politiques, climatiques créées chez elles par le Nord du monde. L’illusion de se croire tout permis : y compris le droit de livrer la guerre au droit à la vie de millions d’hommes, de femmes, d’enfants de pays ravagés par la misère et les crises, par les conflits armés et économiques exportés par les pays du Nord partout dans le monde.
À en croire les experts de l’Ined [Institut national d’études démographiques] et d’autres organismes d’études (internationaux et nationaux, Onu, États-Unis) sur la population mondiale, celle-ci passerait de 7,3 milliards en 2015 (estimation) à 9,8 milliards en 2050 (projection), avec un accroissement d’environ deux milliards et demi de personnes. Pour se faire une idée des effets prévisibles sur la géoéconomie politique de la planète dans les années à venir, le plus significatif est de voir, au sein de la prévision globale, les estimations et projections concernant les grandes régions du monde.
L’Amérique et l’Asie augmenteraient globalement de 24% et de 21% respectivement : pourcentages importants au plan local, mais moins au plan global. L’Europe diminuerait de 2% : avec des différences non négligeables entre pays du nord et de l’ouest en accroissement (mais diminution en Allemagne), et pays du sud et surtout de l’est en diminution. Et l’Afrique ? L’accroissement global y serait de 111% : avec une population plus que doublée, passant de moins de 1,2 à presque 2,5 milliards, et trois régions sur cinq au-dessus de la moyenne (Afrique occidentale, centrale et orientale).
Que signifient ces chiffres ? D’abord que plus de la moitié de l’accroissement de la population mondiale viendrait du seul continent africain. Ensuite que les gouvernements européens (et en général occidentaux) ne peuvent ignorer ces prévisions qui émanent de leurs instituts de recherche. Enfin, que sans un changement rapide, radical et général de sa situation économique et politique, Mère Afrique aura beau faire, trimer, serrer dans ses bras ses 1,3 milliard d’enfants supplémentaires en seulement 35 ans : elle aura un mal fou à les nourrir, à les faire embaucher quelque part, vivre décemment, elle ne pourra jamais les retenir.
Le 11 et 12 novembre derniers, à Malte, se sont réunis, d’une part, dirigeants de l’Europe et chefs d’État et de gouvernement européens, de l’autre chefs d’État africains, pour adopter une « politique nouvelle » commune envers les migrants. Minute de silence à la mémoire des morts ; complainte en hommage à « ceux qui ont perdu la vie en mer à la recherche d’une vie meilleure » ; appels au « respect de l’État de droit et des droits de l’homme »… et après ?
Après, par respect sans doute du droit à une vie meilleure, à la vie tout court, l’auguste réunion a sans frémir, au milieu de la mer des morts, ripaillé aux frais de l’argent public, marchandé sans rire prix et « aides » de la « politique nouvelle » (les uns offrant moins, les autres demandant plus), enfin passé un accord sur le sort des vivants, derrière leur dos.
Changement ? Pour sûr. Dans la continuité, l’aggravation et la banalisation du pire.
Le but spécifique du « sommet » eurafricain a été, comme par le passé, la mise en place de dispositifs policiers et militaires interétatiques d’attaque aux libertés de millions d’Africains. En plus, cette fois-ci, loin d’être bilatérales, les négociations ont dépassé le stade du multilatéralisme et sont devenues globales, en quelque sorte, impliquant l’ensemble de l’Union européenne et une cinquantaine de pays d’Afrique et d’Europe. Le « plan d’action commun » adopté vise à empêcher de force les prolétaires africains d’émigrer. Maniant les gros sous (3,6 milliards d’euros promis), l’UE a acheté les régimes africains corrompus et avides, qui ont convenu de perpétrer, contre la Déclaration universelle des droits de l’homme qui dit que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien », le crime de dénier justice à leurs peuples, en leur ôtant la liberté humaine fondamentale d’émigration.
« Hotspots », « points d’accès », « centres d’accueil » (« de tri »), « centres de rétention administrative » (en France ; mais en Italie : « d’identification et d’expulsion »), « centre polyvalent pilote » (au Niger), « centres d’aide au retour »… inépuisable est la panoplie d’euphémismes, l’art du truquage, intarissable l’imagination administrative, pour maquiller la réalité des camps de concentration et d’emprisonnement pour migrants, qui existent et qui vont exister, des deux côtés de la Méditerranée.
Or de deux choses l’une, vu les projections sur la population mondiale : ou bien l’incapacité de voir plus loin que le bout de son nez, l’autisme politique aveugle, est une maladie constitutive de ces organismes d’État, ou bien il y a là une volonté précise : aider à laisser faire « les choses ».
Il est risible (signe de l’abîme entre propagande d’État et vie réelle) d’affirmer, comme l’a fait par exemple fin juillet au Kenya le président américain, qu’avec la « croissance des classes moyennes » en Afrique « la pauvreté est en diminution ». C’est grâce entre autres à un semblable optimisme béat, oublieux des faits et méfaits d’une économie à deux vitesses (du « fossé des inégalités » entre populations et classes pourvues de « pouvoir d’achat » et celles qui n’en ont pas et n’en peuvent avoir), qu’au sortir du colonialisme une majorité de pays d’Afrique ont été poussés au bord du précipice : pratiques et idées, alors et encore dominantes, en Occident, qui veulent que le développement suive, pour l’essentiel, dans une situation historique sociale et mondiale profondément changée, les voies connues de la « modernisation », les voies de l’Europe (ou d’ailleurs) d’autrefois.
Non seulement les graves erreurs, les lourdes fautes et les pires crimes d’un passé récent, mais de nouveaux et plus immenses désastres humains se produiront immanquablement, par la « force des choses ». Même dans les grandes régions développées, ou en forte croissance économique, une population plus que doublée en l’espace de 35 ans entraînerait d’énormes problèmes. Comment prétendre que la plus démunie, la plus affamée entre toutes s’en sorte sans tragédies ? Tout est prêt pour que l’abominable arrive.
De la flambée démographique, une « crise migratoire » interafricaine éclatera, quand les gouvernants des bidonvilles africains estimeront qu’ils ne pourront plus absorber, comme aujourd’hui, l’excès de population d’autres pays.
Dans cet état de choses, les migrants vers l’Europe (en particulier d’Afrique subsaharienne, où l’émigration est affaire de vie ou de mort) se multiplieront sans cesse, en proportion de leur besoin d’avenir. Délocalisation de la « crise migratoire » européenne en Afrique du nord, militarisation à outrance des frontières, guerre aux migrants qui continue et s’amplifie, cela aura comme résultat la recherche de nouvelles et plus extrêmes routes d’émigration, la sujétion à d’autres et plus féroces réseaux de passeurs, des parcours plus voraces de vies humaines. La réalité dépasse déjà l’imagination. Le génocide social des prolétaires du Sud du monde n’est qu’au début.
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