Les informations, les déclarations, les décisions prises au Japon et partout dans le monde dès les premières heures de l’emballement du réacteur n° 1 de Fukushima et encore plus dans les jours qui ont suivi permettent de démontrer comment fonctionne l’« administration d’un désastre ». En toute lumière, se met en place le mécanisme par lequel les nucléocrates peuvent être certains de récupérer en toute occasion et à tout moment le catastrophisme d’écologistes peu conscients des réalités politiques.
Précisons d’emblée qu’il n’y aura pas de « catastrophe finale », au sens où l’on parle, dans d’autres domaines, d’un « jugement dernier », c’est-à-dire une disparition instantanée et globale de l’humanité. Car rien n’est joué, à l’inverse des prédictions alarmistes qui, depuis un demi-siècle, s’effilochent les unes à la suite des autres une fois que le terme qu’elles ont elles-mêmes fixé est dépassé. La catastrophe sera graduelle, comme à Fukushima ; elle franchira un par un, parfois avec d’importants sauts dans le danger, les niveaux de l’échelle qui nous rapprocheront du désastre. Or, au fur et à mesure que les catastrophistes nous annonceront – selon l’implacable logique dans laquelle ils se sont engagés depuis un demi-siècle – les degrés suivants, les nucléocrates auront beau jeu de leur répliquer qu’en effet, il est urgent de prendre des mesures. Le fond de la réponse au catastrophisme est aussi simple que cela, et tel est en effet ce qui s’est passé depuis le 11 mars. On administre un désastre en se rangeant du côté d’un alarmisme modéré, lequel implique d’assumer des décisions difficiles – lesquelles sont de toute façon nécessaires –, en tirant tout le profit possible de ceux qui, à une extrémité, attisent le feu de l’enfer et annoncent la « catastrophe finale » sans être en mesure de rien proposer d’immédiat pour l’éviter. Tel est bien le drame des catastrophistes avec Fukushima : ils n’ont rien à proposer dans l’immédiat pour empêcher les réacteurs de fondre.
À l’inverse, les mesures que prend le lobby nucléaire sont très loin d’être démentes ou « catastrophiques ». Ces mesures relèvent de cette administration du désastre que les nucléocrates maîtrisent plutôt bien et qui condamne le catastrophiste à assister, en spectateur, à la course vers l’abîme. Car le nucléocrate n’a pas d’autre solution, en temps de crise, que d’être d’accord avec le catastrophiste ; mieux, même : le nucléocrate se sent responsable de la situation, comme un père de famille est « responsable » de ses enfants, et il a tous les atouts en main pour cela. Les nucléocrates sont les véritables maîtres de la situation à tous les niveaux : ils sont à l’origine du progrès que certains tentent de remettre en question au moment d’une crise comme Fukushima – et donc, aux yeux des masses, ils sont ceux qui sont le plus à même de savoir ce qu’il faut faire pour conjurer le désastre. Ils sont encore ceux qui semblent les plus « responsables » au sens d’assumer des responsabilités éthiques, puisque, en cas de crise aiguë, ils sont encore et toujours les seuls à prouver qu’ils savent modifier leur point de vue, alors que les catastrophistes semblent d’éternels vaticinateurs. Et en effet, tant Tepco au Japon que l’Autorité de Sûreté Nucléaire en France avouent que nous vivons une crise majeure, et ils expliquent comment les ingénieurs tentent d’y remédier. Ils sont donc, à ce moment dramatique, forcément crédités d’un respect dû à ceux qui ont en main une part de notre destin et qui, de manière visible (« spectaculaire », selon le sens donné à ce mot dans la Société du spectacle) s’imposent comme les seuls capables de faire quelque chose à ce moment précis de crise.
Peu importe qu’ils soient aussi les membres d’un lobby qui est la cause première de la crise. Peu importe en effet, et pour des raisons parfois fort simples, auxquelles ne pense jamais le catastrophiste. Par exemple, une centrale âgée de quarante ans a forcément été construite selon d’autres règles, en respectant des exigences que le nucléocrate dit « moindres » que celles que l’on imposerait aujourd’hui ; d’ailleurs, les ingénieurs qui ont construit Fukushima en 1971 sont à coup sûr soit à la retraite, soit décédés. La responsabilité, d’un coup, devient diffuse, sans coupable à désigner, et c’est un véritable travail politique que de montrer la responsabilité globale du lobby nucléaire. Si cela était simple, nous aurions su imposer un vrai débat sur le nucléaire voire son refus, mais les nucléocrates jouent sur le temps qui passe et qui est facteur de progrès – une évidence ô combien contestable, mais si répandue : qui n’y croit pas, à cette vulgate du progrès ?
Voici un autre exemple illustrant ce fait fondamental – où l’on voit que la croyance au progrès triomphe et se montre quasi inébranlable. Voici ce qui rend notre tâche, celle des opposants au progrès technologique qui détruit l’humanité et la planète, très complexe. Cet exemple se situe hors temps de crise, en France, et concerne les déchets radioactifs du centre expérimental de Cadarache. Dans le numéro 190 (février 2011) de sa revue Contrôle, l’Autorité de Sûreté Nucléaire écrit (c’est nous qui soulignons) : « Depuis l’implantation des premières installations nucléaires en France dans les années 60, la stratégie d’entreposage et de stockage des déchets nucléaires a évolué. Ainsi, certaines installations dédiées initialement au stockage définitif ont pu voir, au travers des avancées techniques et l’évolution de la politique dans le domaine, leur statut changer pour être considérées comme des zones d’entreposage temporaire. Aujourd’hui, à la demande de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), ces installations qui ne répondent plus aux exigences de sûreté actuelles sont en voie de désentreposage et les déchets sont transférés vers de nouvelles zones d’entreposage dans l’attente d’un transfert vers les exutoires finaux. » La dialectique est très simple, mais pourquoi compliquer les choses si cette vision de la technologie qui progresse avec le temps se révèle la plus efficace des propagandes ?
Pourtant, lorsque l’article rentre dans les détails, on croit lire une mauvaise fiction : « Le stockage en tranchées avait fait l’objet d’études préliminaires sur maquette in situ […]. Chaque tranchée consistait en un volume trapézoïdal d’environ 5 mètres de profondeur, 40 mètres de long et 10 mètres de large. Creusées en pleine terre avec un fond recouvert uniquement d’une couche de gravier d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, ces tranchées étaient remplies avec des déchets technologiques et des déchets de procédés, déclarés au moment de leur enfouissement comme “de faible activité” par les installations nucléaires d’origine (photo).
Elles étaient ensuite comblées et recouvertes par de la terre précédemment enlevée. Les déchets radioactifs les plus superficiels étaient à environ un mètre de la surface du sol et recouverts d’un remblai en forme de dôme d’au moins 1 mètre d’épaisseur. »
À ce stade de la lecture, l’on a du mal à imaginer l’inconscience des concepteurs, d’autant que, continue l’ASN, « ce mode de stockage a été utilisé jusqu’en 1974 », que « l’assainissement de ces tranchées […] nécessite aujourd’hui d’importants moyens techniques » et que « la nature des déchets entreposés, la traçabilité des déchets stockés dans ces tranchées était à l’époque bien moindre que celle exigée aujourd’hui par l’ASN. Ainsi, la nature, l’activité, le conditionnement et le volume de ces déchets sont entachés d’incertitudes qui sont susceptibles de générer des difficultés pour la reprise de ces déchets. De plus, du fait que ces tranchées avaient initialement pour vocation le stockage définitif, les conditions d’entreposage (enfouissement en pleine terre ; conditionnement des déchets ni bloqués ni enrobés) n’avaient pas été conçues pour faciliter la reprise des déchets. […] Le stockage de ces déchets a ainsi entraîné au fil du temps la contamination d’un volume de terre au contact des déchets que le CEA estime à 3000 m3 environ », ce qui finalement est très peu mais il ne s’agit pas là de minimiser le problème ; le but est de déplacer l’attention du lecteur, car la véritable « catastrophe » dans ce stockage aberrant de déchets radioactifs consiste plutôt dans l’absence totale de prise en compte du risque à l’origine. Et voici comment le nucléocrate retourne la situation et l’emporte par K.-O. technologique : « L’ASN exige que les exploitants assument leur responsabilité première et mettent en place une gestion sûre, rigoureuse et transparente de tous les déchets. Ils doivent donc effectuer les opérations nécessaires afin de rendre les déchets compatibles avec les spécifications d’accueil des installations de traitement, d’entreposage et de stockage existantes. »
Le dernier mot est essentiel, à Cadarache comme à Fukushima : les administrateurs du désastre se présentent d’emblée comme les seuls capables de mettre en œuvre tout ce qu’il y a de mieux au moment actuel selon les technologies existantes. Le catastrophiste devrait être comblé, puisque le nucléocrate l’affirme : la catastrophe est possible (c’est aussi ce que dit le catastrophiste) et nous mettons absolument tout en œuvre pour l’éviter (ce qui ne peut que réjouir le catastrophiste qui prétend ne pas être suicidaire et ne vouloir qu’alerter…). La supériorité éminente du nucléocrate sur le catastrophiste ne fait aucun doute ; elle est rhétorique et concrète, immédiate, et surtout politique. Elle découle de la place même à laquelle le catastrophiste place la perspective funeste : au cœur même de son discours politique. Or, la logique de la nucléocratie est, dans ce monde-ci avec ces règles-ci, incontestable, et l’on peut perdre sa vie militante à la contester, l’on se trompera de cible. Tout cela parce que le fond du problème n’aura pas été pris en considération.
En effet, la possible catastrophe n’est pas le problème ; elle n’en est que l’une des manifestations plausibles. L’on ne peut être écologiste sans être « politique ». L’écologie est une politique, globale au sens où elle prend en compte l’ensemble des données, culturelles, sociales, humaines, éthiques, en tout cas tout ce qui relève de la vie en premier lieu, et elle considère tout le reste, en gros ce qui appartient à l’économie et à la technologie, comme second. Or, chaque jour, trente mille personnes meurent de faim, et cela a un sens politique profond. La faim dans le monde tue environ dix millions de personnes par an, soit environ un être humain sur dix ! C’est énorme. Et cette donnée est politique avant tout. Elle est sociale, humaine ; elle a des implications éthiques ; son absence dans notre imaginaire planétaire est en soi une donnée culturelle fondamentale car cela prouve que nous pouvons tout à fait vivre alors qu’un dixième d’entre nous mourront de faim dans un monde prétendument d’abondance.
Fukushima relève de la politique, de l’économie, de la technologie, et d’un coup, d’un seul, cette catastrophe – car c’en est une, sans contestation possible – acquiert une dimension médiatique mondiale. C’est le spectacle dans toute son horreur, qui nous montre du vrai pour détourner notre regard du « encore-plus-vrai » : aujourd’hui, alors que le Japon est détruit par des catastrophes qui n’ont rien de naturel, des millions d’êtres humains sont directement menacés par la catastrophe majeure de l’ère capitaliste, la paupérisation absolue d’une part importante de l’humanité, qui se traduit d’abord par l’incapacité de les nourrir. Nos adversaires – et ce ne sont plus les seuls nucléocrates, mais tous les partisans d’un système de production inégalitaire et destructeur, les capitalistes pour les nommer – sont bien plus habiles que les catastrophistes. Ils savent imposer le débat exactement là où ils sont les plus forts. Et, à Fukushima, le catastrophiste est tombé dans le piège du nucléocrate.
Toute critique des « dérives » de la technologie sans une vision radicale et radicalement opposée au progrès technologique apportera de l’eau au moulin destructeur du capitalisme, car le fonctionnement même de celui-ci repose sur l’accumulation non seulement de moyens de production et de marchandises, mais aussi de destructions et même de catastrophes. Ni la Seconde Guerre mondiale ni aucune guerre n’ont troublé la marche du capitalisme vers sa domination globale et sans partage à l’ère actuelle. Qui donc oublie que le capitalisme était en pleine forme dans les années qui ont suivi 1945 ? Fukushima, malgré l’horreur de cette situation et le drame que vivent les Japonais, ne troublera pas davantage la marche de la technoscience vers sa domination sans partage de notre environnement. En ce sens, Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima, de même que la propagation des OGM sur cette planète, ne sont que l’image de la contamination de notre pensée par les catégories du Maître : la catastrophe maîtrisée – et la Seconde Guerre mondiale a débouché sur la « libération », qui est en dernière analyse la maîtrise de la folie guerrière – est le meilleur atout idéologique du Capital. On peut choisir de renforcer cet atout en criant au loup avec les loups et en ne regardant pas ce qu’est, au fond, la catastrophe réelle, ou alors en n’ayant pas le courage de la dénoncer. Car, dans un monde qui croit à ce point au développement, au confort, au progrès et à toutes les balivernes technologiques, c’est bien du courage plutôt que de l’inconscience qu’il faut pour proclamer que la catastrophe est quotidienne, qu’elle n’est pas un dommage collatéral du progrès ou du capitalisme mais son essence même.
Ce n’est pas la catastrophe qu’il s’agit d’éviter, c’est le système dont il nous faut sortir, et vite. Sortir du nucléaire ? Sortir du capitalisme, plutôt – donc en finir avec les guerres, les Fukushima, les Monsanto et la destruction de tant d’humanité, et le plus vite possible.
Philippe Godard, 16 mars 2011 [1]
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