Il faut se défier des organisations. On est bien d’accord. Fuir leurs tristes réunions, leurs cortèges bêlant avec autocollants, drapeaux et camionnettes sonos… fuir leur folklore d’autant plus affirmé qu’elles brassent du vent ou tournent à vide, cherchent à mobiliser pour encarter et encarter pour mobiliser, sans aucune prise à la situation . Le problème, on le sent bien à chaque fois, c’est que les organisations travaillent d’abord à leur conservation, au maintien de leur identité historique, de leur petit pré carré.
D’où vient alors leur (relative) attractivité ? C’est qu’elles offrent, de fait, la possibilité d’une vie un peu plus collective, comme une promesse de solidarité… On voudrait pouvoir « compter sur l’organisation lorsqu’on y arrive plus, quand il est devenu difficile de tenir une vie tiraillée entre mille exigences et concessions ». Cette idée que la vie serait plus supportable à plusieurs n’est pas scandaleuse d’emblée. C’est même une hypothèse politique fondamentale pour qui veut échapper à la tyrannie de l’individualisme contemporain, à cette certitude qu’il n’existe au fond que des solutions individuelles (sur le mode de la débrouille ou de la réussite au mérite, du travail honnête ou du billet de loto providentiel). Mais bien souvent la promesse n’est pas tenue. Au sein d’un parti ou d’un syndicat on a du mal à élaborer une vie réellement commune ; on est juste plusieurs avec le même autocollant. Et si ces groupes offraient des espaces pour mettre en place des solidarités matérielles effectives (autour des questions vitales du type comment on mange, comment on se loge, comment on se défend sans les flics, face aux flics, comment on se parle …), et bien il y ferait tout simplement bon vivre.
Le groupe affinitaire n’est pas la réponse idéale au travers des organisations politiques classiques.
Mais à la différence de ces dernières il se constitue en force agissante. C’est un mode pour reprendre l’initiative dans le réel : se grouper, ouvrir une maison à plusieurs plutôt que de bosser individuellement pour se payer un loyer ; travailler collectivement des textes, les penser ensemble plutôt qu’espérer se former à l’école, où on nous fait comprendre individuellement si on a compris ou pas, notes à l’appui ; bouger à plusieurs en manif pour y faire quelque chose, plutôt qu’être compté comme une voix à l’appui de tel ou tel mot d’ordre et repartir bien tranquillement regarder les résultats à la télé. Le groupe affinitaire est une forme collective pour reprendre l’offensive. Comme individu on n’est pas porteur de grand chose. Pas plus au taffe que dans la rue face à un contrôle de flics. Ou en manif, donc ; l’individu isolé venu crier ses slogans n’a que peu de prise sur la situation : il est l’élément de base des cortèges pacifiés là où les bandes ou les groupes d’affinités s’organisent pour et dans l’émeute , débordent le SO pour reprendre l’initiative. Et on ne forme pas spontanément un groupe en manif. Au contraire on peut agir spontanément et efficacement parce qu’on existe comme groupe en dehors, parce qu’on a discuté tactiquement, politiquement de ce qu’on venait faire dans la situation, de comment on le sent, etc. Sur la base donc de toute une circulation d’expériences, d’affects, de savoirs faire… L’individu-citoyen qui délègue son pouvoir politique, l’individu-consommateur coincé dans son appartement ou sur son plan de carrière ne trouvent pas à se maintenir dans l’offensive ; tel qu’en eux-mêmes, ils appartiennent trop à la situation normale.
Le groupe affinitaire mêle étroitement le vécu personnel et un plan politique qui nous traverse et nous lie de façon décisive.
On habite le groupe et il nous habite. C’est une affaire de vérités communes, si on entend par « vérités » des manières de se vouer à ce qu’on fait, d’habiter un geste (pour faire en sorte qu’il nous appartienne en propre). Et là, les gestes on les commet à plusieurs. « La réflexion dans le groupe est un échange de paroles, d’expériences, d’interrogations pour mieux comprendre ce qui fait de nos vies un vrai champs de bataille, où s’exercent oppressions, soumissions, compromis et résistances ». Difficile de ne pas capter comment les rapports de pouvoir qui nous traversent nous affaiblissent (y compris individuellement) en jouant tout particulièrement sur la séparation : séparation d’avec les autres, d’avec le monde, la ville, les forêts, d’avec notre puissance d’agir pour transformer les situations. La misère affective et matérielle dépend de tout un processus d’enfermement dans le « moi ». Le « moi » de l’individu démocratique renvoyé à sa petite impuissance individuelle, son intime conviction et sa liberté de parole (troquées contre la moindre capacité d’action), sa liberté de déléguer la moindre parcelle de puissance politique sans jamais l’exercer directement. Ou le « moi » de l’individu libéral, un être de contrat qui ne conçoit de relation que révocable en fonction de ses préférences ou de la plus value existentielle escomptée, incapable de se lier aux autres ou au monde pour ce qui lui est vital sans en passer par des médiations marchandes (sur le mode de la consommation, d’un calcul de ses intérêts, etc.).
Le groupe affinitaire fait une différence parce que ça nous met en contact avec une part d’illimité.
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