Là où on a été très embêté, c’est après 1981, car toutes les catégories qui n’avaient jamais manifesté sont descendues dans la rue... Ils refusaient les itinéraires, ils nous cherchaient. Ils n’étaient plus dans une logique du jeu.
Ce sont les manifestations qui sont les victimes de cette violence idiote de black blocs décérébrés qui s’en prennent aux policiers.
Le déchaînement récurrent de violence lors des marches de protestation met en péril le droit fondamental de manifester.
Quelle indignité !
Par un retournement plus que scabreux on voudrait nous faire croire que ce ne sont ni les interdictions des préfectures, ni les dispositifs policiers qui mettent en péril la possibilité de prendre la rue. Quand on dit de telles inepties c’est qu’on a une idée bien à soi de ce que doit être une « manifestation ». Une idée qui se précise quand le même genre d’énergumène propose des mobilisations virtuelles, statiques, assises, ou encore dans des stades ou sur des autoroutes. Décidément, nous n’avons pas la même idée de la lutte collective.
1. La manif est une menace
La manifestation telle qu’on la connaît, avec ses codes, ses rituels, ses parcours, est une forme de mobilisation tout « en retenue ». Il s’agit de montrer que pour l’instant on a la politesse de rester calme. Qu’un événement, ou le vote à venir d’une loi, nous met hors de nous, mais qu’on est encore assez sympa pour le mettre en scène (« ça va péter »). Ça reste, au fond, une menace. « Regardez nous sommes nombreux » et « si vous vous obstinez, on pourrait bien... tout casser ». Si l’on ôte la seconde partie de la phrase, la mise en scène devient une mascarade. Dans ce cas, marcher revient à répondre à un sondage, ou à voter : à dans cinq ans !
2. La manif est un outil démocratique, cassé
La menace de la révolte, contenue dans toute manifestation, s’éteint quand « prendre la rue » devient un instrument du « jeu démocratique ». Quand elle n’est plus qu’une variable d’ajustement des politiques gouvernementales. Et la masse, un appui pour les négociateurs (« écoutez-nous, car dehors ça gronde »). Sauf que l’outil s’est usé (principalement dans le vide), et s’est cassé.
Depuis, au moins (feu) Giscard d’Estaing, les gouvernements disent « la rue ne gouverne pas ». Et ils n’ont guère prêté oreille aux plus grands défilés (2010 contre la réforme des retraites), ni aux plus longs mouvements (2020 contre, encore, la réforme des retraites). Hé ho, le dialogue social c’est fini ! Qui doit se sentir dupé ? Ceux et celles qui ont cru à cette fable : qu’il suffisait de marcher, de convaincre, et d’être plus nombreux à la prochaine manif’. De cette parenthèse historique il reste tout de même la forme-manif (sonos, merguez, ballons) folklorique, et inoffensive.
3. La manif n’appartient à personne
On entend ces jours-ci revenir l’éternelle complainte des « organisateurs déçus » et des « manifestations gâchées ». À croire que la manif est une fête d’anniversaire, à laquelle on se rend pour faire plaisir à quelques névrosés, pour réaliser la chorégraphie fantasmée qu’eux seuls avaient imaginé pour la journée. Une manif n’est pas des organisateurs : c’est une émotion (un sentiment de scandale, de révolte, de colère) que tentent de capturer ces mêmes organisateurs en s’en imaginant les instigateurs. Quiconque est sorti dans la rue sait ainsi que c’est précisément ce sentiment qui l’a précipité en-dehors, et non les beaux yeux de Taha Bouhafs, ou la prose soignée de M. Alimi.
La manif n’est ainsi faite que de celles et ceux qui s’y rendent, et qui déterminent par leur composition, leur détermination, et dans l’expression de cette émotion primordiale qui leur est propre ce qui s’y déroule. Il n’y a pas de déterminations minoritaires dans la manif, il n’y a que quelques déterminations, et beaucoup de récupérations.
Nique les récupérations.
4. Qui tient encore à ce qu’on se tienne tranquille ?
Accepter le délire sécuritaire actuel, consistant à manifester encadrés par des policiers armés, sans pouvoir se défendre avec du matériel aussi rudimentaire que des lunettes ou un masque de chantier, dans des zones décidées à l’avance par la préfecture et de plus en plus loin des centre-villes, en s’étant fait contrôler voire fouiller au préalable, et rentrer chez soi une fois le piétinement rituel terminé, c’est non seulement céder à un chantage (« c’est la condition du maintien du droit de manifester »), mais c’est aussi accepter qu’il n’y a plus de victoire possible.
Car rappelons cette évidence : qui certifie qu’une manif est bonne ? Qui lui « donne » le droit de se tenir (comme si ce droit n’était pas acquis) et dicte les comportements acceptables ? Ceux la même qui crient « ce n’est pas la rue qui gouverne » !
Et celle-ci encore : dissocier le bon grain de l’ivraie, dénoncer les ennemis intérieurs pour mieux se draper de la respectabilité est une technique de gouvernement. Vouloir être respectable devrait nous amener à nous poser la question : respecté par qui ? A qui s’agit-il en fait de montrer patte blanche ? Vouloir que les manifestations « se passent bien » (c’est-à-dire qu’il ne s’y passe rien), c’est quémander la reconnaissance du nombre à un pouvoir qui s’en contrefout. Puisque « ce n’est pas la rue qui gouverne », les réformes infâmes se succèdent, et ce ne sont pas les « tables rondes » organisées par les différents ministères qui changent quoi que ce soit.
5. La peur ne doit plus changer de camp
L’agitation politique et médiatique sur la question des manifestations trahit une inquiétude. Pour ceux et celles qui tiennent à l’ordre des choses, il faudrait que les manifestants se désolidarisent de leur propre colère, de leur propre puissance. Comme c’est impossible on donne à cette colère une forme fictive, en façonnant l’image d’un méchant-black-bloc (sans véritable lien avec la manifestation). La rage faite profession. On ne sait pas dire ce qu’il est, qui il est, qu’importe. Les arrestations ne viennent jamais éclairer son existence (car derrière les masques, il y a ... tout un chacun), mais là encore, ce n’est pas le sujet ! Le sujet (à droite de l’Assemblée, et tout autant à gauche) c’est que tout le monde doit s’en désolidariser ! Et pourquoi pas même arrêter de défiler, tant que l’on ne l’aura pas chassé, ce spectre. A la fin de la pièce, tout le monde reconnaîtra que c’est la police (oui, celle-là qui creva des yeux, arracha des mains, explosa des dents) qui garantit nos libertés - notamment celle de défiler paisiblement, calmement, sans faire trop de bruit, chuuuut… Clap de fin.
6. Ni folklore, ni division : victoire
À moins que... l’on quitte le langage du pouvoir. Que l’on quitte la morale, les histoires de bons et méchants, qui n’existent que pour endormir les enfants. Qu’on parle de pratiques, celles que l’on veut partager, celles qui rendent plus forts, celles font gagner. Qu’on parle de la menace que l’on a envie d’incarner. Prendre la rue du coup c’est quoi ? Assurément il y a plusieurs versions. « Brouter le béton » encadré par des lignes et des lignes et des lignes de policiers, ce n’est rien d’autre qu’expérimenter l’impuissance. Ça ressemble assez à de la tristesse en barre. Comme si ce monde n’en distillait pas assez, de la tristesse.
Qu’est-ce qui s’y oppose ? La joie de tenir ensemble - ce qui implique de casser les codes, les habitudes. Il y a eu ces dernières années quelques expériences allant en ce sens. Ce fut, dans les mouvements sociaux, le Cortège de Tête. Puis l’énergie (les méprisants ont dit « naïveté ») des Gilets Jaunes. Qui ont montré à la fois, que le débordement n’est pas une histoire de professionnels, que la puissance ne se mesure pas à l’adrénaline, que la dissociation, aussi, mène à la défaite. Voilà qui nous indique un début de méthode. Pour sortir de l’impuissance politique, cesser d’être des atomes individuels, sortir de la masse sociale, informe - terrains d’exercice du gouvernement. Et apercevoir, à condition d’avoir chassé la police de nos têtes autant que des trottoirs, que l’on est pas si loin. Pas si loin de devenir ingouvernables.
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