Le déclencheur : le retour de quotas controversés
Par une décision de la Cour suprême en juin, le gouvernement de la Première ministre Sheikh Hasina a rétabli le système de quotas dans les emplois publics, qui avait été suspendu en 2018 suite à la pression de manifestations. Ce système prévoit que 30 % des quotas limités soient réservés aux membres de la famille des héros de la guerre d’indépendance du Pakistan de 1971, laissant seulement 44 % des emplois basés sur le « mérite », c’est-à-dire les résultats aux concours. Les manifestant.e.s anti-quota revendiquent que seuls persistent les quotas pour les minorités ethniques et les personnes handicapées, qui leur réservent six pourcent des emplois gouvernementaux. Dans un contexte d’accès à l’emploi très difficile pour les jeunes, les emplois publics sont l’un des secteurs les mieux payés et les plus prisés du pays.
Une manifestation a lieu dès le 6 juin, lendemain de l’annonce de la Cour Suprême. Puis, au début du mois de juillet, des milliers d’étudiant.e.s de toutes les universités ont spontanément envahi les rues de Dacca, Chittagong et d’autres villes du pays. De l’université de Dacca à Jahangirnagar, en passant par Rangpur et Cumilla, les jeunes ont organisé des sit-in sur les principales avenues de la capitale qui compte 30 millions d’habitants. Le mouvement s’est rapidement étendu à d’autres villes, des universités de l’intérieur du pays s’y sont jointes ainsi que des lycées. Les étudiant.e.s refusent toute affiliation aux différents partis politiques, allant parfois jusqu’à demander l’exclusion de tout parti ou organisation étudiante liée à un parti, bien que toutes les organisations étudiantes, partis d’opposition et certains syndicats prennent part au mouvement. Récemment, le mouvement s’est aussi étendu aux habitant.e.s de certains quartiers et aux parents d’étudiant.e.s. Des manifestations ont eu lieu quasiment tous les jours du mois de juillet ; le 10 juillet les étudiant.e.s avaient par exemple bloqué un axe majeur de la capitale ainsi qu’une place aux abords d’un commissariat, occupant cette dernière pendant plusieurs jours.
Les manifestations ont tourné à l’émeute à partir du lundi 15 juillet. Dans de nombreuses universités du pays, des étudiant.e.s de la Ligue Chhatra, aile étudiant du parti au pouvoir la Ligue Awami, ont attaqué les étudiant.e.s anti-quota, souvent avec la collaboration de la police. Des affrontements ont eu lieu un peu partout à coup de jets de pierres, de bâtons et de barres de fer, les étudiant.e.s anti-quota usant du nombre pour repousser les attaquant.e.s. A la suite, les affrontements ont continué un peu partout dans la capitale : les manifestant.e.s y ont par exemple bloqué un axe majeur pendant plus de quatre heures, près de l’ambassade des États-Unis, y affrontant les forces de police – un bilan donnera plus de 15 flics blessé.e.s dans la seule capitale, 6 manifestant.e.s tué.e.s et plus de 500 autres blessé.e.s.
Suite à des déclarations très mal accueillies de la première ministre en début de semaine, les manifestations ont continué à s’intensifier.
La police fortement prise pour cible…
Depuis, les manifestant.e.s continuent de prendre la rue chaque jour, en dépit des interdictions et déploiement de force de la police, affrontant ceux-ci durant de nombreuses heures un peu partout dans le pays tout en bloquant des axes routiers et ferroviaires majeurs (on dénombrera par exemple plus de 26 points de blocage à Dacca dès le 16 juillet). De nombreuses voitures et motos sont incendiées dans toutes les rues, même après la promulgation du couvre-feu, avec par exemple une rame de métro incendiée le 20 juillet à Dacca. Quelques jours plus tôt, le mercredi, c’était un péage qui était incendié, suivi d’une station de métro entière ravagée par les flammes le jeudi, de 26 bus le vendredi ou encore de trains le dimanche.
A de nombreuses reprises, les manifestant.e.s ont pu prendre le dessus sur les policiers, poursuivant ceux-ci dans les rues jusqu’à les faire retourner au poulailler, faisant de nombreux blessés parmi leurs rangs. On décompterait ainsi 15 flics blessés le mardi 16 (dont un mort à Rangpur), 104 policiers blessés le jeudi 18, 150 envoyés à l’hôpital le vendredi 19 (et 150 autres légèrement blessés). Deux flics auraient été battus à mort le vendredi. Samedi 20 juillet, la police de Dacca annonce un flic mort et 267 autres blessés. Le lendemain, 4 nouveaux policiers sont tués à Narsingdi et plus de 70 blessés.
Le jeudi 18, des manifestant.e.s vont ainsi poursuivre des policiers en fuite jusqu’à ce que ceux-ci se réfugient dans les bureaux à Dacca de la télévision publique Bangladesh Television. Iels vont alors mettre le feu au bâtiment, ainsi qu’à des dizaines de véhicules garés devant et dans l’enceinte, forçant la télévision à passer hors ligne le lendemain d’une allocution de la première ministre. Le même jour, des hélicoptères avaient dû aller secourir une soixantaine de flics coincés sur le toit du bâtiment de l’Université Canadienne, une université privée où d’intenses affrontements avaient eu lieu et où les manifestant.e.s avaient pris l’avantage.
On décompte aussi 50 kiosques de polices (des points de contrôle pour la circulation) incendiés rien que le jeudi et de nombreux autres à chaque manifestation successive, de nombreux véhicules de flics vandalisés voir incendiés, plusieurs postes de police incendiés ou vandalisés. Des blindés des flics et paramilitaires sont attaqués de toute part, forcés de fuir. L’un est incendié quelques minutes après que des dizaines de flics s’en soient échappés le jeudi 18. Le même jour, un véhicule de police qui venait de foncer dans la foule est complètement ravagé de tous les côtés, le policier à l’intérieur est tabassé et caillassé.
Dès le 16 juillet, le poste de police de la zone du Laboratoire Scientifique était vandalisé, celui de Jatrabari le 17, puis c’est au tour du bureau du commissaire adjoint de la police routière de Rampura de prendre feu le 18. Le lendemain, le commissariat de Rampura était lui aussi pris d’assaut pendant deux heures, où les manifestant.e.s ont vandalisé un fourgon de police, incendié une moto, et mis en fuite les flics. Le même jour, c’était le bâtiment du PBI (Police Bureau of Investigation, une unité spéciale chargée d’enquêter sur les crimes) qui partait en fumée à Dacca. Dans la nuit suivante, du vendredi au samedi, des milliers de personnes ont assiégé une base de la police à Rangpur, incendiant aussi dans la journée le poste de police de Tahjat, le bureau de la Branche Détective de la police (impliquée dans de nombreux meurtres policiers dans le pays), le bureau du commissaire adjoint ou encore pillant et incendiant les véhicules policiers qui étaient garés devant un commissariat. Dans la journée du samedi, des milliers d’autres ont attaqué l’immeuble de la police routière à Narayangani, incendiant une partie de celui-ci et forçant 34 policiers retranchés dedans à se faire évacuer par hélicoptère. Dans la même journée, le commissariat de Mohammadpur (Dacca) est encerclé, le poste de police de Jalalabad est incendié à Sylhet (une ville au nord-est du pays), les domiciles privés de policiers sont fouillés et attaqués.
…mais pas les seules cibles !
Le gouvernement a fait fermer toutes les universités, publiques et privées, indéfiniment à partir de mercredi 17, envoyant la police anti-émeute et la force paramilitaire BBG (Bangladesh Border Guard) sur les campus. Quelques heures après la promulgation de cette interdiction le mardi soir, de nombreux.ses étudiant.e.s ont refusé de sortir dans quasiment toutes les universités publiques. Iels ont alors commencé à se barricader dans les dortoirs et à occuper des endroits clés du campus. A l’Université de Dacca, les étudiant.e.s ont occupé la zone située proche de la résidence du vice-chancelier, sous la surveillance des forces de police et paramilitaires.
A l’Université de Jahangirnagar, après une décision du vice-chancelier de la faire fermer de force, les étudiant.e.s ont attaqué le bâtiment du registraire pour en prendre le contrôle, enfermant des membres de syndicat de l’université avec le VC. Ce dernier a appelé la police, qui n’ont pu l’évacuer qu’après une heure d’affrontements. La police a forcé les étudiant.e.s à quitter le campus ou à s’y cacher, pour échapper à la répression, tandis que le gouvernement a coupé l’électricité du bâtiment pour empêcher l’occupation. Après la mort d’un étudiant de l’université Begum Rokeya à Rangpur le 16 juillet, les étudiant.e.s incendient la résidence du vice-chancelier, 5 véhicules garés devant dont celle du VC, et ravagent le rez-de-chaussée du bâtiment pendant que celui-ci et du personnel de l’université au second étage.
Le samedi 20, un ancien maire de Gazipur appartenant au parti au pouvoir est attaqué par des manifestant.e.s, gravement blessés tandis que son garde du corps succombe de ses blessures. Deux autres leaders du parti au pouvoir ont aussi été attaqués, l’un des deux tués. Un local de la section jeunesse du parti au pouvoir est incendié le 17 juillet, ainsi que de nombreux bâtiments gouvernementaux dans les jours qui viennent, tel qu’un bâtiment du ministre des transports le jeudi, les bâtiments de la Bangladesh Road Transport Authority (d’après un témoin, par des enfants de 14/15 ans) et de 4 autres bâtiments gouvernementaux ainsi que du Setu (une ONG) le vendredi, ou celui de la City Corporation (le gouvernement local de la ville de Dacca) le samedi. Des domiciles de politiciens ont aussi été attaqués, tandis que samedi on voyait apparaître les premières nouvelles de magasins pillés (qui ont continué dans la journée de dimanche, au milieu d’affrontements avec la police), la vandalisation d’une Banque de Dacca, ou l’incendie de deux camions de pompier le vendredi.
Le vendredi 19, c’est à la prison de Narsingdi (un district au nord de la capitale) que se sont attaqué.e.s les manifestant.e.s. Plus de douze mille d’entre elleux auraient attaqué la prison armé.e.s de bâtons, de crosses de hockey et de machettes, auraient libéré les 826 prisonnier.e.s qui y étaient enfermé.e.s, puis y auraient mis le feu, ainsi qu’à trois casernes voisines. Le surintendant de la prison raconte que le personnel aurait été pris en otage, toutes leurs armes confisquées, par les manifestant.e.s qui ont complètement ravagé l’intérieur de la prison pendant cinq heures avant l’incendie final, après être entré.e.s en brisant le cadenas du portail à l’aide de marteaux. Les matons ne se seraient échappés qu’à l’aide de prisonniers qui les auraient aidé à prendre une tenue civile pour quitter la prison. 85 armes et plus de 10 000 cartouches de munitions auraient été récupérées dans la prison, dont 12 armes ont déjà été reprises par les autorités, tandis que le reste aurait été réutilisé dans les affrontements du dimanche 21, la ville étant déclarée « hors de contrôle » par certaines sources.
Une répression meurtrière
Suite à la radicalisation des manifestations, la réponse du gouvernement a été une répression à grande échelle. La première ministre Hasina a rapidement envoyé la police et des forces paramilitaires attaquer les manifestations, soutenues par la Ligue Chhatra. Elle déploie désormais l’armée dans tout le pays, installant un état d’urgence à l’aide d’un couvre-feu total et à durée indéfinie dès le 19 juillet, jour où la police a aussi interdit toute manifestation. Le gouvernement a coupé internet, les réseaux sociaux et les moyens de communication ; empêchant nombre d’informations de sortir du pays ainsi que la coordination des étudiant.e.s, qui passait grandement par Facebook et WhatsApp. Cette répression est inédite sur deux aspects : c’est la première fois que Hasina déploie l’armée contre une révolte de ses 15 ans au pouvoir, et c’est aussi la première révolte dans l’histoire récente du Bangladesh où un mouvement de contestation se poursuit en dépit du déploiement et des attaques des forces de l’ordre.
La répression policière a déjà fait de nombreux morts, certaines sources parlant de plus de 150 personnes tuées – notamment par la police, tandis que de grandes difficultés à décompter les morts et blessés apparaissent. On comptait 6 personnes tuées suite aux manifestations du lundi 15 juillet, au moins 11 le mardi, une seule le mercredi, entre 38-41 le jeudi, entre 60-75 le vendredi, entre 25-26 le samedi (d’après une autre source, 105 personnes auraient été tuées sur le vendredi et samedi cumulés), et au moins 8 le dimanche. Samedi 20, le gouvernement donnait l’autorisation à la police de tirer à vue, laissant imaginer que ce nombre ne risque que d’encore grandir (bien que certains généraux et groupes de jeunes militaires auraient refusé l’ordre, et qu’a priori celui-ci n’a pas été appliqué par l’armée patrouillant le samedi). Des dizaines de porte-paroles et leaders de partis d’opposition, de l’organisation Students Against Discrimination (qui appelle aux manifestations du mouvement) ou d’autres militant.e.s connu.e.s (comme un porte-parole des manifestations de 2018) sont arrêté.e.s, ainsi que leurs familles. Certains témoignent avoir été enlevés et torturés par des agences gouvernementales, notamment pour les faire appeler à la fin des manifestations. Plusieurs milliers de personnes ont déjà été arrêtées par la police.
De la propagation de la révolte
Les étudiant.e.s ont depuis le début refusé de rentrer dans toute négociation et discussion avec le gouvernement, notamment suite à la répression violente. En plus de formuler de nombreuses demandes minimales (sur les quotas, la démission de membres du gouvernement ou de dirigeants de la police ou de la direction de certaines universités, le dédommagement des familles des tué.e.s et blessé.e.s, l’interdiction de toute organisation étudiante liée aux partis dans les universités, la réouverture de celles-ci…), iels conditionnent toute possibilité de discussion à une justice rendue pour toutes les personnes tuées, notamment des actions contre les policiers et étudiants pro-gouvernementaux. Trois coordinateurs du mouvement étudiant anti-discrimination auraient rencontré des ministres pour leur présenter un plan de revendication en 8 points le samedi 20 juillet, vite contredits par d’autres coordinateurs qui refusent ce plan en 8 points ou affirment qu’ils continueront à manifester jusqu’à démission de l’exécutif.
Ainsi, lorsque le dimanche 21 juillet, la Cour Suprême est revenue sur la réforme, descendant les quotas à 5% pour les descendants des héros de la guerre d’indépendance (ce qui donnerait une répartition de 93% au mérite 5% descendants 2% pour les personnes handicapées, les personnes trans et les minorités ethniques), la coordination des étudiant.e.s a immédiatement refusé de s’arrêter là, sortant de nouveau dans la rue malgré le couvre-feu et la présence de l’armée. Les étudiant.e.s demandent justice pour toutes les morts dans les manifestations, une protection contre une future répression de tout.e manifestant.e (que ce soit par l’administration des universités ou par la justice), que la première ministre prenne la responsabilité de la répression, et d’autres mesures dans cette direction. De nombreux partis politiques et organisations étudiantes ont, au soir du 21 juillet, revendiqué une seule chose : la démission de la première ministre Sheikh Hasina et de tout son gouvernement.
Tout au long de la semaine, des sites officiels ont été hackés par un groupe appelé THE R3SISTANC3 : le site de la banque centrale, de la première ministre, de la police nationale, du parti au pouvoir ou encore de la Ligue Chhatra. Ces sites, dont certains sont encore hors-ligne, affichaient notamment un message indiquant d’« Arrêtez de tuer les étudiant.e.s. Ce ne sont plus des manifestations. C’est désormais une guerre. » L’Alliance des Etudiant.e.s des Universités Privées du Bangladesh (PUSAB, qui se revendique comme la plus grande organisation étudiante du pays) a appelé au soir du 21 juillet à une révolte de masse, sous le slogan « Now or Never, Do or Die« , indiquant que ce serait son dernier communiqué jusqu’à la révolte (parlant du « premier jour de l’indépendance » en référence à la chute du gouvernement). Au fil des jours, les manifestations prennent un ton bien plus anti-gouvernemental, faisant monter la revendication de démission d’Hasini, décrite comme une dictatrice autoritaire.
Au 18 juillet, des affrontements auraient eu lieu dans au moins 26 des 64 districts du pays. Au 19 juillet, ceux-ci s’étaient déjà étendus à 47 districts. Ce dimanche 21 juillet, de nouveaux pans de la population continuent de rejoindre la révolte tandis que celle-ci se poursuit avec de nouveaux affrontements dans plusieurs villes du pays, dans lesquelles des journalistes à Dacca affirment que les manifestant.e.s ne reculent plus même devant les tirs à balles réelles.
Force aux révolté.e.s !
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