22 novembre 2015
Il me suit dans la cuisine. M’accule contre le mur. Hurle dans ma figure.
Et me saisit par la gorge avec les deux mains ouvertes et refermées autour de mon cou.
Serre. Me soulève.
Et hurle « C’est comme ça que tu veux que ça se finisse ! »
Hurle encore. Mon corps raide qui attrape ses mains. Ma stupeur. Les cris encore. « Se finisse ». « Se finisse quoi ? ».
Me lâche enfin.
Rugissante, me tenant le cou encore douloureux, je m’éloigne en reculant. Et lui qui gronde « Tu es folle ! Complètement folle ! Pauvre malade ! »
Je cherche à quitter l’appartement. Je fonce vers la porte en attrapant un sac et un manteau. Puis mes clés au crochet de l’entrée. Ouvre la porte.
Sur le palier, en hurlant encore, il me rattrape, me pousse à terre, m’arrache les clés de la main, me pousse encore.
La lumière s’éteint. Je suis dans les escaliers. Au milieu d’une volée de marches.
La lumière se rallume. Mes voisins d’en dessous me voient descendre en titubant, hagarde.
Et je reste prostrée derrière leur porte d’entrée. Longtemps.
Ils veulent appeler le 17. Ils ne comprennent pas bien ce que je raconte.
Je me réfugie chez une amie qui vit dans une rue voisine. Et là j’explique un peu mieux.
Lui dans l’appartement. Après l’étranglement, les hurlements, les clés arrachées.
Les enfants dans leurs lits.
Moi dehors et sidérée.
Elle appelle le 17.
Trois voitures arrivent. Une dizaine d’hommes en uniforme arrivent dans son salon. Me font raconter. Mon amie m’aide à dire.
« Mais Madame, est-ce que s’il s’excuse demain matin, vous porterez plainte ? »
« Y a-t-il des armes chez vous Madame ? »
« Vous savez comment sont les hommes Madame ! Demain il vous offrira des fleurs. Demain ce sera pardonné »
Mon amie s’énerve. « Ce mec a été violent ce soir et il est seul avec les enfants. Il ne veut pas ouvrir, vous devez y aller »
Lui emmené en garde à vue. Eructant dans le hall de l’immeuble en me voyant.
Le policier sur mon seuil m’ouvrant la porte et m’assurant que la garde à vue durera au moins jusqu’à 11h le lendemain matin. Il est 23h. J’ai douze heures devant moi quand je referme la porte et que je fais le tour des lits des enfants pour m’assurer qu’ils dorment bien.
Minuit et demi. Ou une heure du matin.
Coup de téléphone.
Le policier qui est en ligne me dit d’emblée : « Votre mari vient de quitter le commissariat Madame »
« Votre mari est un homme sensé qui ne vous veut aucun mal Madame »
Je demande des explications. « Comment ça ? Vous ne deviez pas le garder jusqu’à demain matin ? Comment je fais moi ? »
Et la réponse siffle : « Il faut parler avec votre mari Madame »
L’appartement a deux portes d’entrée. Lui est parti avec le double d’une des serrures. Fermer de l’intérieur. Pour la porte dont je n’ai pas la clé, bloquer la porte avec une chaise.
Mon amie et son compagnon sont restés avec moi.
Cette nuit-là, en état de choc et tremblante, je vais à l’hôpital pour faire constater les violences. J’ai mal partout. Je ne parle pas calmement. J’attends des heures aux urgences. Je rentre au petit matin.
Quelques heures plus tard, je dépose plainte. En début d’après-midi, Lui est appelé au commissariat. Il fait une déclaration qui contredit tout ce que j’affirme.
Je suis envoyée à l’Institut médico-judiciaire. Des marques de strangulation au cou. Un hématome noir sur tout le genou et le tibia droit. C’est écrit.
En fin de journée, confrontation. Il nie encore.
A 19h, on m’appelle pour me dire que le procureur ne donnera pas suite « faute de preuves ».
8 octobre 2019
Depuis un mois, des groupes de jeunes femmes collent des messages sur les murs des villes. Partout. Elles sont jeunes, elles sont nombreuses. Elles veulent juste que les crimes faits aux femmes s’écrivent sur les murs. Que la rage dévoile leurs prénoms et les conditions de leurs morts. Dire que les services sociaux, la police et la justice échouent à prévenir ces meurtres de femmes. Parce qu’on ne les entend pas, parce qu’on ne les croit pas, parce qu’on ne les protège pas. Parce qu’on ne les aide pas assez quand elles veulent partir et se mettre à l’abri. Parce que leurs cris de détresse se heurtent à des « Il faut parler avec votre mari Madame ». Parce que des hommes quittent les commissariats en pleine nuit. Parce que des femmes sont laissées seules devant la possibilité que ça recommence. Parce que parfois elles en meurent.
Ce 8 octobre à Lyon, trois femmes sont interpelées avec leurs messages rageurs et leurs brosses à tapisser dégoulinantes de colle. « Féminicides partout, justice nulle part » encore humide au mur.
Le policier qui leur parle le fait comme on sermonne des gamines. Les ridiculise. Relève leurs identités. Confisque les appareils photos.
« Pour ça Mesdemoiselles, vous allez passer la nuit en garde à vue »…
Ce monde où l’on menace de garde à vue trois femmes qui collent des feuilles A4 sur les murs avec un mélange de farine et d’eau, mais où on renvoie gentiment chez lui un homme qui a étranglé et poussé sa compagne dans les escaliers. Où des milliers de femmes attendent de l’aide, cognent aux portes, manquent de solutions pour quitter leur domicile ou en chasser leur conjoint violent. Où des hommes écrasent leurs compagnes, leurs ex-compagnes, leurs partenaires ou les prostituées qu’ils fréquentent. Où des plaintes s’empilent, sont classées sans suite. Où des dépôts de plainte sont continuellement refusés. Où des femmes, découragées d’avance, ne poussent pas la porte des commissariats.
Ce monde-là sécrète tout seul l’envie de ne pas se terrer. De fabriquer de la colle dans les cuisines, de peindre des kilomètres de mots rageurs, de recouvrir les murs des villes. Ces mots en lettres capitales que vous avez tou·tes vues, c’est le hurlement sous la peur, la peur pour soi, la peur pour elles. Celles qui les collent ne sont pour la plupart pas des activistes. Colle à tapisser qui partira avec la pluie, feuilles de brouillon mouillées, peinture de récupération. Slogans et messages composés ensemble pour dire la réalité crue des morts invisibilisées, des mortes qu’on oublie, de celles dont on se sent loin ou proche, de toutes celles qui peuvent se faire casser la gueule plus ou moins impunément, et, un jour, en mourir.
A ces femmes-là, le policier du 8 octobre a dit : « Collez ça dans votre salon, pas sur des murs qui ne sont pas à vous ».
Ben justement, les salons sont déjà pleins de cris, des salons des pauvres aux salons des riches. Les violences faites aux femmes se jouent la plupart du temps dans les maisons, dans les appartements, dans les chambres, dans la touffeur des draps, dans l’intimité des ménages. C’est là qu’elles perdurent, qu’elles sont chez elles, qu’elles peuvent être tues et étouffées. Quand elles jaillissent sur les murs, en lettres rouges et noires, au nez des passants, sous les phares des voitures, là où on passe et repasse indifférent·es, ça commence à faire peur. Ça commence.
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Rue des Anges, il y a le commissariat de la nuit du 22 novembre 2015. C’est de celui-ci que dépendaient les policiers qui ont interpelé les colleuses le 8 octobre dernier. C’est un commissariat comme les autres.
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