ILLUSTRATION DE VALFRET
Les 23 et 24 octobre prochains, le Comité des droits humains de l’ONU va examiner le sixième rapport périodique de la France sur l’application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans ce rapport, et quoiqu’elle soit sommée par les Nations unies de « fournir des informations sur le nombre de personnes blessées ou décédées à la suite ou au cours d’opérations de police lors d’arrestations », la France ne prend même pas soin de détailler le nombre de personnes tuées par des tirs policiers. Pourtant, depuis l’entrée en vigueur de la loi Cazeneuve du 28 février 2017, ce nombre a été multiplié par cinq. Ce lundi, Flagrant déni adresse une note au Comité des droits humains de l’ONU, pour dénoncer la triple inertie de la France en la matière. Car malgré l’explosion du nombre de personnes tuées et l’émoi et le scandale provoqués par les images de la mort de Nahel Merzouk à Nanterre le 27 juin 2023, les pouvoirs publics sont jusqu’à présent restés notoirement inactifs.
D’abord, sur le plan législatif, un rapport de l’Assemblée nationale, rendu à l’issue d’un long et dense travail, a abouti le 29 mai dernier à un désaccord des deux députés rapporteurs. L’un, membre de la majorité présidentielle, a conclu à la nécessité de ne pas changer la loi, sur la base d’arguments spécieux. Thomas Rudigoz écrit notamment que « revenir en arrière serait aussi donner raison à tous ceux qui considèrent que cet article et son 4° constituent des “permis de tuer” ». Résoudre le problème nécessiterait en effet d’admettre qu’il existe. Car, en dépit des témoignages unanimes émanant d’autorités nationales diverses, de magistrats, de juristes, et même d’un avocat de policiers, l’ex-député Rudigoz estime, lui, que le texte « apparaît clair et ne laisse place à aucune marge d’interprétation ». Du côté de la majorité présidentielle, le débat parlementaire a fortement manqué de sérénité et de bonne foi.
L’autre rapporteur, Roger Vicot, membre du Parti socialiste (parti qui avait été l’initiateur du funeste projet de loi) faisait de son côté amende honorable, estimant qu’« il ne faut pas laisser dans le cadre juridique des formulations qui pourraient faire penser que le cadre a été assoupli et l’usage de l’arme facilité ». Le groupe PS à l’Assemblée nationale avait immédiatement annoncé le dépôt d’une proposition de loi en ce sens. Hélas, sur ces entrefaites, la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République a annulé tous les travaux parlementaires. Sur le plan législatif, le dossier est pour l’heure laissé en l’état.
Ensuite, sur le plan réglementaire, la plupart des acteurs et experts auditionnés par l’Assemblée se sont accordés pour critiquer la rédaction d’une « instruction » interne de la police. Ce texte, sur lequel nous avions déjà alerté, affirmait explicitement aux policiers que la nouvelle loi entraînait un « assouplissement » du cadre légal. Bien qu’une nouvelle instruction interne ait été adoptée depuis (et rendue publique par Flagrant déni il y a quelques mois, après maintes relances auprès du ministère de l’Intérieur), l’ambiguïté demeure. Les deux députés recommandent donc la rédaction d’une « instruction commune à la DGPN et à la DGGN relative à l’usage de l’arme, sur le modèle de celle de la gendarmerie », cette dernière étant beaucoup plus claire. Les services du ou de la futur·e ministre de l’Intérieur vont-ils suivre ces recommandations ? En attendant la réponse à cette question, le flou réglementaire demeure.
La troisième inertie est judiciaire. Comme nous l’avons déjà raconté, la Cour de cassation semble avoir, également en mai dernier, validé le principe juridique du « permis de tuer ». Mais elle l’a fait implicitement, sans donner les détails de son raisonnement, si bien que le débat juridique n’est toujours pas clairement tranché. L’affaire Luis Bico, sur laquelle la Haute juridiction était amenée à se prononcer, était pourtant un cas d’école. C’était la première fois que la justice allait pouvoir donner son interprétation de l’article L435-1 issu de la loi de février 2017. Mais dans sa décision sommaire de « non-admission » du pourvoi, rendue le 15 mai dernier, elle s’est abstenue de le faire, évacuant ce problème juridique avec une formule type.
La famille de Luis Bico, qui a dû subir cette énième et obscure décision judiciaire après que Luis avait été tué par la police en août 2017, vient de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), jeudi 12 septembre. Dans la requête, que Flagrant déni a pu consulter, la famille reproche à la justice française d’avoir blanchi le policier qui a tué Luis. Argument principal : « au moment des tirs, rien n’indique que le déplacement par M. Bico de sa voiture mettait quiconque en danger », écrit Lucie Simon, l’avocate de la famille. « Les agents s’étaient écartés » et selon divers témoins, « les personnes présentes alentour s’étaient “écartées et mis[es] à l’abri” ». Il n’y avait donc pas de « danger imminent » au moment des tirs.
Cette notion d’« imminence » est au cœur du débat juridique (et politique) autour de l’article L435-1 du Code de la sécurité intérieure, adopté en février 2017 suite à la loi Cazeneuve. Pour la CEDH, le principe est clair : l’usage de la force meurtrière par la police est interdit s’il n’y avait pas de danger imminent. Dans le droit français, à cause de la triple inertie des pouvoirs législatif, réglementaire et judiciaire, ce principe continue de faire l’objet de débats infinis depuis l’adoption de la loi de 2017. En attendant, la police continue de tuer. Depuis l’adoption de ce texte, une centaine de personnes est morte suite à un tir policier.
LA REDACTION DE FLAGRANT DENI
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