“Palestine libre, de la Mer au Jourdain”. Depuis le début du mois en Allemagne, ce slogan peut désormais vous valoir une peine allant jusqu’à 3 ans de prison ou une amende car il est considéré comme le “signe” d’une organisation terroriste interdite, à savoir le Hamas.
La semaine dernière, Elon Musk, le patron du réseau social X, anciennement Twitter, a mis en garde ses utilisateur·ices : l’utilisation sur son réseau de ce slogan, qu’il considère à titre personnel comme un appel à “l’extrême violence” ou au “génocide juif”, est désormais contraire au règlement et pourra conduira à une suspension. Le 6 novembre dernier aux États-Unis, l’élue démocrate d’origine palestinienne, Rashida Tlaib, a été pénalisée pour l’avoir utilisé car il s’agirait pour ses collègues d’un « cri de ralliement pour la destruction de l’État d’Israël et le génocide du peuple juif ». La Fédération de football britannique annonce quant à elle qu’elle consultera la police si des joueurs utilisent l’expression “considérée comme blessante”. Toujours en Grande-Bretagne, Andy McDonald, député travailliste a été suspendu de son parti pour avoir déclaré lors d’une manifestation : « Nous n’aurons pas de repos tant que nous n’aurons pas justice, tant que tous les peuples, Israélien et Palestinien, entre le fleuve et la mer, ne pourront vivre en liberté et en paix ». Enfin, plus proche de nous, Caroline Yadan, élue macroniste, a affirmé dans un tweet le 10 novembre que ce slogan était “celui du Hamas” et qu’il exprimait la volonté “d’exterminer tous les juifs”.
“Palestine libre, de la Mer au Jourdain”. Si vous avez manifesté votre soutien au peuple palestinien les semaines, mois ou années passées, vous avez dû croiser ce slogan. Et vous en aviez certainement une tout autre compréhension. Mais peut-être que ces dernières semaines vous avez commencé à douter, à y croire… et s’il constituait en réalité bel et bien un appel à l’extermination de tous·tes les Juif·ves ?
L’histoire du slogan et le projet qu’il contient
Il n’est pas évident de savoir où et quand émerge ce slogan. Le chercheur américain Elliott Colla retrace sa première utilisation à l’époque des accords d’Oslo, en 1993, dans un contexte où l’OLP est critiquée par de nombreux·ses Palestinien·nes – en particulier les réfugié·es et leurs descendant·es – pour son soutien à la solution à deux États. Une solution qu’ils et elles considèrent comme un abandon et une acceptation du fait colonial. Rappelons qu’avant cela, l’OLP exigeait la création d’un État palestinien, laïc et démocratique, assurant l’égalité des droits à tous·tes ses citoyen·nes, quelque soit leur religion ou leur origine. Un État démocratique de la Mer au Jourdain.
Que désigne au juste “ de la Mer au Jourdain” ? Il s’agit du territoire de la Palestine dite historique, située entre le fleuve Jourdain à l’est et la mer Méditerranée à l’ouest. À partir de la fondation de l’État d’Israël en 1948 et avec ce que les Palestinien·nes ont nommé la Nakba, ils et elles n’ont pu vivre en liberté et dans la dignité sur ce territoire mais aussi en dehors de celui-ci. Ils et elles ont été chassé·es de leurs terres par les milices sionistes puis par l’armée israélienne, et privé·es de leurs droits depuis. À l’issue des guerres de 1948-1949, 78% de leurs terres font alors partie de l’État d’Israël, le reste tombe entre les mains de l’Égypte et la Jordanie. Le nettoyage ethnique – comme le désigne l’historien israélien Ilan Pappe – et l’apartheid qui s’en est suivi – comme le décrivent de nombreux·ses chercheur·ses et activistes d’abord palestinien·nes, suivi·es par de nombreuses ONG des droits de l’homme – font partie d’un processus continu et toujours en cours. Les Palestinien·nes ont été divisé·es et ont vu leurs droits niés de multiples façons par l’État israélien, “de la Mer au Jourdain” :
– À Gaza, les Palestinien·nes sont soumis·es à un blocus cruel depuis 2006 qui les prive des biens les plus élémentaires, et subissent régulièrement la violence des campagnes militaires israéliennes.
– En Cisjordanie, ils et elles vivent sans droits de citoyenneté sous l’occupation militaire et sont confronté·es à la violence des colons.
– À Jérusalem-Est, ils et elles vivent dans un vide juridique et sont constamment menacé·es d’expulsion.
– En Israël, où ils et elles constituent près de 20% de la population, y sont des citoyen·nes de seconde zone, perçu·es comme des ennemi·es de l’intérieur.
– Enfin, à l’étranger, ils et elles se voient refuser le droit de retour pourtant inscrit dans le droit international en raison des lois israéliennes discriminatoires.
Ainsi “de la Mer au Jourdain” est une protestation contre l’histoire de la fragmentation de la Palestine, et l’éparpillement de son peuple contre :
– le plan de partition de l’ONU de 1947 divisant le territoire en deux États,
– l’occupation israélienne de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza à partir de 1967,
– les accords d’Oslo, qui ont fragmenté la Cisjordanie en un archipel de bantoustans,
– l’érection du mur de séparation au lendemain de la seconde intifada.
Ce slogan dit l’attachement du peuple palestinien à son territoire, mais constitue aussi un projet politique : “Palestine sera libre”, la deuxième partie du slogan, renvoie à l’aspiration du peuple palestinien à la libération, à la justice et à l’égalité sur l’ensemble de ce territoire.
Mais certain·es commentateur·ices affirment que ce slogan est celui “du Hamas”. Nous venons de voir qu’il n’était pas spécifiquement lié à cette organisation palestinienne, mais à la cause palestinienne dans son ensemble. Peut-on alors s’étonner que le Hamas, qui est une organisation qui se revendique de cette cause, puisse l’employer, comme de nombreux·ses autres acteur·ices de la scène politique palestinienne ? Retenir uniquement l’utilisation de cette expression par les dirigeants du Hamas, tout en ignorant le contexte émancipateur dans lequel les Palestinien·nes et leurs soutiens l’inscrivent, témoigne au mieux d’un niveau inquiétant d’ignorance des opinions palestiniennes, au pire d’une tentative délibérée de salir leurs aspirations légitimes.
« Jeter les Juif·ves à la mer » et le transfert effectif de la population palestinienne
L’idée qu’au fond, les Palestinien·nes ne désirent qu’une chose, l’extermination des Juif·ves, tire ses origines d’un mythe propagé dans le sillage des guerres de 1948-1949. Or, selon l’historien Shay Hazkani, les appels au meurtre des Juif·ves ou à “jeter les Juif·ves à la mer” sont totalement absents des documents de propagande destinés aux Palestinien·nes et aux combattants arabes qu’il a pu consulté dans les archives. D’après ses recherches, il ressort que les allégations concernant le projet de « jeter les Juif·ves à la mer » proviennent au contraire de la propagande des forces sionistes. Peut-être, dit-il, pour encourager les combattants de la Haganah et des autres milices sionistes, à laisser le moins de résidant·es palestinien·nes possible dans les zones qui devaient devenir l’État d’Israël. Notons tout de même, que si il y a bel et bien eu alors des personnes jetées à la mer, c’était les Palestinien·nes expulsé·es de Jaffa, Haïfa et d’ailleurs.
La chercheuse Palestinienne Maha Nassar, le rappelle : il n’y a jamais eu de déclaration d’un officiel palestinien appelant au déplacement forcé de Juif·ves de Palestine. Par contre, la volonté de transfert de la population palestinienne est, elle, bien présente dans les écrits des dirigeant·es sionistes et ce depuis la fin du XIXe siècle, comme l’explique l’historien palestinien Nur Masalha dans son livre Expulsion of the Palestinians : The Concept of « Transfer » in Zionist Political Thought, 1882-1948. L’idée d’un transfert de population devient même hégémonique chez les cadres du mouvement sioniste, à partir des années 1930, selon l’historien israélien Benny Morris.
Un cas d’école d’instrumentalisation de l’antisémitisme et du sentiment d’insécurité des Juif·ves
Revenons au temps présent, au slogan aujourd’hui et aux réactions qu’il suscite. Certain·es insistent, comme l’organisation AJC, qu’il nie le droit d’Israël à exister en tant qu’État juif, et que donc l’expression elle-même est antisémite, que les manifestant·es devraient plutôt appeler à la reconnaissance d’un État palestinien aux côtés d’Israël – et non à un État qui le remplacerait. Mais ils et elles semblent ignorer la réalité. Il existe un fort consensus scientifique sur le fait qu’une solution à deux États n’est plus réaliste, notamment à cause de l’ampleur de la colonisation en Cisjordanie et des conditions de vie à Gaza.
Enfin, d’autres défendent que la question n’est pas de savoir si le slogan est ou n’est pas antisémite, mais que le simple fait que certain·es Juif·ves se sentent menacé·es par celui-ci devrait suffire à l’abandonner. C’est une façon de ne pas répondre à ce sentiment d’insécurité, et revient à ignorer en réalité les conditions matérielles qui le produisent : notamment la violence systématique, structurelle, du fait colonial israélien, qui instaure d’impossibles rapports sociaux entre Palestinien·nes et Israélien·nes, qui les abîment, et qui affectent également les Juif·ves vivants hors d’Israël. Même si les tentatives d’interdiction et de répression autour du slogan peuvent découler d’une préoccupation honnête, le fait de le qualifier d’intrinsèquement d’antisémite – le rendant inacceptable – revient à réduire au silence les voix palestiniennes et à tuer dans l’œuf un débat nécessaire et vital.
Ces multiples interprétations, taillées pour être polémiques, servent en réalité d’écran de fumée aux discussions qui existent, notamment entre Palestinien·nes et Israélien·nes, autour des scénarios qui permettraient d’assurer la paix et la sécurité pour tous et toutes entre la Mer et le Jourdain. Elles ont fait de ce slogan historique d’une lutte de libération nationale, un épouvantail destiné à assimiler la cause palestinienne à une cause terroriste ou antisémite.
Appelons un chat un chat. Il est vrai que la fondation d’un État de tous·tes ses citoyen·nes entraînerait la fin de l’État d’Israël tel qu’on le connaît, c’est-à-dire en tant qu’État d’apartheid régit par un principe de suprématie juive. Ce régime, impliquant la subordination, l’expulsion ou l’élimination des Palestinien·nes “de la Mer au Jourdain”, n’est pas une idée récente défendue par une poignée de ministres d’extrême droite mais une réalité concrète et assumée comme telle. Et à la différence de l’idée d’un État réellement démocratique sur ce même territoire, celle-ci ne suscite pas un effroi généralisé et demeure impunie.
De la mer au Jourdain, un slogan israélien
Ci-dessous, Bezalel Smotrich, ministre des finances, à Paris en mars 2023. Sur son pupitre, un territoire reprenant le symbole de l’Irgoun, milice sioniste active en Palestine mandataire – un territoire qui ne s’étend non pas de la Mer au Jourdain, mais de la Mer au Jourdain et au-delà de celui-ci. Oui, il s’agit de l’extrême droite suprémaciste, et oui sa présence dans cet événement a tout de même suscité quelques réactions. Encore heureux.
Les raisons du backlash
Il faut comprendre que le backlash mondial auquel on assiste et qui se cristallise autour de ce slogan est une réaction à la large mobilisation contre la brutalité coloniale israélienne. Cette mobilisation s’exprime dans la rue et dans les espaces militants, trouve des échos dans certains médias, à l’université et même chez certain·es élu·es politiques. Aujourd’hui, plus que jamais, le monde entier, et notamment l’Occident, ne peut plus ignorer que le problème dépasse largement la question de l’Occupation de la Cisjordanie. L’indifférence envers la souffrance des Palestinien·nes et le mépris vis-à-vis de leurs revendications politiques se dissipent. D’autre part, la focalisation se limitant à une seule souffrance entre la Mer et le Jourdain, celle des Israéliens et Israéliennes, est rejetée. L’illusion selon laquelle la question palestinienne peut être enfouie sous le tapis tandis que l’apartheid israélien se maintient ne tient plus, et la Palestine revient au centre du débat public, ce qui ne réjouit pas les soutiens inconditionnels de l’État israélien. Enfin, le deux poids deux mesures qui caractérise les débats sur Israël et la Palestine est de plus en plus flagrant et nous révèle en creux la persistance de la colonialité et des réflexes racistes de nos sociétés.
Soulignons également que l’affirmation selon laquelle ce slogan serait l’expression de l’intention génocidaire palestinienne repose en fait sur la déshumanisation des Palestinien·nes. La croyance selon laquelle une Palestine libérée conduirait nécessairement à “jeter les Juif·ves à la Mer” prend racine dans des hypothèses profondément racistes. On ne pourrait finalement pas faire confiance aux Palestinien·nes : même s’ils et elles réclament l’égalité, leur véritable intention est l’extermination. Et c’est ainsi que la violence dont ils et elles sont la cible devient un peu plus acceptable, un peu plus légitime.
Rappelons que cette logique n’est pas exclusivement réservée aux Palestinien·nes. Les groupes subalternes, comme par exemple les Juif·ves, sont toujours jugés indignes de confiance et accusés d’avoir secrètement pour projet de détruire les sociétés dans lesquelles ils évolueraient.
De la Mer au Jourdain, la Palestine sera libre
Nous ne pouvons évidemment pas parler de ce qui se trouve dans le cœur de chaque personne qui convoque ce slogan. Cependant, nous devons rappeler ce que cette phrase signifie politiquement, ce qu’elle contient comme histoire et comme aspiration. Libérer la Palestine, c’est mettre fin aux institutions qui assurent la poursuite d’un processus de spoliation, de relégation et de négation des droits de tout un peuple. C’est œuvrer à transformer les rapports sociaux entre Palestinien·nes et Israélien·nes et mettre un terme au colonialisme qui les abîme tous·tes.
Évidemment, les Palestinien·nes en sont les premières victimes et sont les principaux sujets de cette transformation. C’est ainsi à partir de la réparation de leurs droits que se discute un tel projet : il faut ainsi partir de leurs revendications. Celles-ci peuvent changer en fonction du contexte et de l’évolution du rapport de force. Mais le cœur du projet national palestinien a cependant historiquement été celui d’un État démocratique unique. C’est là un horizon juste, et il revient à nous tous·tes d’en réunir les conditions.
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