« Nous, c’est simple, on a que des pierres »

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Du mercredi 13 au 23 octobre, un peu partout en France, les lycéens se joignent au mouvement.
À Lyon, mais aussi à Dijon, Chambéry, Nanterre, Sarcelles, Chartres, Argenteuil et dans toute une
foule de petites villes, des lycéennes bloquent leurs établissements, partent en manif sauvage. À
Rennes, un centre commercial puis la rocade sont bloqués. À Nantes, le 20 octobre, c’est la gare
et l’aéroport. À Mulhouse, un centre commercial est obligé de fermer suite à une manif.

LYON, DÈS LE 13, plusieurs lycées
sont bloqués à l’aide de barricades
de fortune : toutes les poubelles du coin
sont entassées devant les portails sous
le regard atterré des profs qui, eux, ne
rentrent guère dans la danse. Parfois, ça
se transforme en feu de joie, histoire de
réchauffer l’atmosphère. Tout le monde
part en manifestation sauvage, certains
en métro, d’autres par les grands axes.
Débrayages en chaîne, où les lycées voisins
viennent se prêter main forte. Sur
le chemin la manif commence déjà à
s’attaquer au décor.

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Quelques poubelles brûlent, une station
de métro est défoncée, des velo’v sont
éclatés à coups de pied et un conteneur à
verre renversé. Début des hostilités. L’ambiance
électrique annonce des lendemains
prometteurs.

Jeudi et vendredi, début de matinée,
comme la veille on se cherche, les groupes
des différents lycées se croisent et investissent
les rues. Des premiers affrontements
ont lieu, à Monplaisir, à la Croix-Rousse,
des flics détalent sous les jets de pierres,
des lycéens font face aux CRS à l’aide d’une
banderole de fortune, des contrôleurs se
font caillasser, le marché de Monplaisir
est envahi, des poubelles crament et des
vitrines volent en éclats.

Les flics rappliquent rapidement en
nombre, tentent d’éclater le cortège en
fonçant dans le tas avec leurs fourgons.
Les lycéens ripostent, jets de pierres,
insultes, l’agitation disperse la foule. Deux
arrestations.

Le coup de force des flics ne suffit pas à
anéantir l’engouement collectif ; les dispersés
se retrouvent, direction le centre-ville,
au passage, le comico central est caillassé.
La Presqu’île et plus particulièrement la
place Bellecour, deviennent alors le lieu
de ralliement de la quinzaine de lycées
mobilisés. Quand on s’est fait chasser, c’est
là-bas qu’on peut retrouver du monde.

Chaque nouveau groupe arrivé est accueilli
avec des clameurs. Et tout le monde se
sent plus fort... L’ambiance est à la fête. On
cherche des trucs à cramer, certains sont
déjà masqués, tentent un slogan, éclatent
de rire et ramassent des pierres. Faut pas
trop stagner, on repart dans les rues du
centre-ville, au cri de « Sarko, Sarko, on
t’encule », on court dans tous les sens, on
crie. Des agrégations de plusieurs centaines
de jeunes, rejoints par des quidams
au fil de leur route, qui ravagent les vitrines,
les voitures et le mobilier urbain sur
leur passage, affrontent la police lorsque
celle-ci tente de leur barrer la route, puis
se dispersent pour se regrouper ailleurs.
Des caisses sont cassées, quelques unes
incendiées. Ailleurs, dans d’autres rues de
la Presqu’île, les flics sont débordés. Ça va
trop vite pour eux.

C’est un peu le même scénario tous les
matins. Comme ça part d’un peu partout,
certains des cortèges ont le champ libre
tandis que d’autres sont très encadrés par
les keufs. Un coup, ça chauffe en centre-ville,
une autre fois sur les pentes de la
Croix-Rousse. Au détour d’une rue, sur une
place, les différents cortèges se rejoignent,
prennent de l’ampleur.

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Il y a toujours plus de monde dans les
rues. L’envie de tenter ce qu’on n’a pas
osé la veille, le sentiment que des petites
victoires dans la rue sont de plus en plus
possibles. Certaines personnes sont arrachées
des mains des baqueux qui ne se
déplacent plus qu’en meutes. Le temps où ils pouvaient se mouvoir dans les cortèges
en groupe de 2-3 semble, pour un moment,
révolu.

Et puis arrive la journée du mardi 19 octobre,
journée de mobilisation nationale avec
grosse manif dès 10h30. Les lycéens, ce
jour-là, frappent vite et fort dès le matin.
La rue Victor Hugo en a pris un sacré
coup et malgré leurs efforts répétés, les
flics ne parviennent pas à chasser définitivement
les lycéens de la place Bellecour.
À l’arrivée de la manifestation syndicale,
des centaines de personnes sont déjà là à
affronter la police. La place disparaît sous
le nuage de gaz lacrymogènes. Les flics
semblent empêtrés dans cette situation
où malgré quelques appels au calme au
mégaphone, n’importe qui tend à prendre
part au bordel.

Comme toujours, on nous fait le coup des
« casseurs ». Mais ce mardi, fallait voir la
gueule des casseurs sur la place Bellecour,
en plein affrontement avec la police : des
jeunes et des vieux, le camion de la CGT
Vinatier au milieu des gaz, ses occupants
qui restent là contre vents et marées ; des
cheminots démarrent un feu de palettes,
comme aux piquets. La bataille qui a suivi,
prise dans le désordre de la grande manifestation,
a nécessairement appelé des
gestes fous, des personnes qui tentaient
quelques instants auparavant d’apaiser la
situation se mettent tout à coup à jeter
des pierres au milieu des gaz... Qui est
casseur ? Qui le devient subitement ? Ce
jour-là, des magasins sont pillés rue Victor
Hugo, des dizaines de vitrines de commerces
brisées, plusieurs véhicules incendiés,
et des dizaines dégradés ou retournés en
travers de la route. Les flics procèdent à 90
interpellations.

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Alors, fallait bien que les forces de l’ordre
et la préfecture se mettent à la hauteur de
la situation : envoi de 300 flics en renfort,
débarquement des blindés... Aux lignes
de CRS, censées contenir et disperser les
émeutiers, et aux équipages de la BAC,
dont la mission est d’interpeller directement
les individus repérés, se sont ajoutés
d’autres dispositifs de maintien de l’ordre.
Des dispositifs semblables à ceux utilisés
pour la gestion des émeutes urbaines dans
les quartiers. Un hélicoptère qui survole
les groupes de manifestants mobiles et
transmet leurs positions aux troupes au
sol, prend des photos, filme et donne des
signalements très précis aux flics. Au coin
de la rue, le GIPN : un fourgon blindé et ses
flics cagoulés, qui sautent sur un gamin,
l’arrêtent fusil à pompe à la main, et redécollent
aussi sec.

Ce qui se joue là, c’est du maintien de l’ordre par la terreur.

Il y a aussi ces techniques policières issues
de la gestion des contre-sommets internationaux
 : des gens arrêtés se retrouvent
parqués des heures durant, et se font
contrôler, photographier et fouiller avant
de pouvoir sortir. Le mercredi 20 octobre,
c’est le pont de la Guill’ qui est bloqué :
200 personnes restent coincées. Un jeune
se met en caleçon et saute dans le Rhône
pour échapper aux flics tandis que le GIPN
se déploie le long des berges ; il est finalement
arrêté par la police. Le lendemain,
la place Bellecour est encerclée : plusieurs
centaines de personnes sont prises au
piège. À partir de midi, et pendant plusieurs
heures, Bellecour devient un centre
de rétention en plein air et un terrain de
jeux pour les flics : ils gazent, matraquent,
tirent au flashball et chargent en rigolant
devant les malaises, crises d’épilepsie,
de tétanie, d’asthme des détenus. Un tri
s’opère entre blancs et non blancs, les premiers
(dans un premier temps en tout cas)
pouvant déguerpir plus facilement, souvent
sans contrôle. Ce qui se joue là, c’est
du maintien de l’ordre par la terreur : tout
faire pour que personne n’ose revenir dans
les jours qui viennent. Certes, le dispositif
policier mis en place dès le mardi soir
n’empêche pas de nouveaux incidents de se
produire – le camion du GIPN est caillassé,
de nouveaux affrontements éclatent en
centre-ville, des voitures sont retournées
et incendiées – mais la situation semble
irrémédiablement revenir sous contrôle. Un
contrôle proprement mis en scène depuis
ce qu’il est désormais convenu d’appeler
« la prison Bellecour ». On y voit les flics
attendre que leurs prisonniers les caillassent
sous l’objectif des photographes pour
mieux les gazer, tabasser, arroser, flashballer,
arrêter.

Mais cette saturation du terrain, cette surprotection
(avec canons à eau) des boutiques
bourgeoises de la rue Herriot, laisse
apparaître au moins deux failles dans la
stratégie policière. Premièrement, tous ceux
qui continuaient de s’amuser ailleurs dans
la ville (que ce soit en banlieue, ou sur les
piquets de grève) peuvent confirmer que la
police, depuis quelques jours, n’était plus là
pour les emmerder. Deuxièmement, si ce
mouvement a pour principal mot d’ordre
« bloquons tout » il faut bien admettre que
la police l’a appliqué, sans le vouloir, dans
tout le centre-ville de Lyon. Tramway, bus,
métro bloqués. Commerces fermés. Acheteurs
dissuadés d’arpenter la rue de la Ré.
En prétendant protéger la marchandise, le
dispositif policier en a empêché la libre circulation.
Mais il dévoile en même temps sa
fragilité : comment empêcher plus de quelques
jours l’activité sur la Presqu’île ?

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Tout le monde s’est étonné des cibles choisies
par les lycéens. La rue Victor-Hugo
n’est-elle pas conçue entièrement pour le
commerce ? La Presqu’île toute entière
n’est-elle pas d’ailleurs consacrée exclusivement
à ça ? Un centre-ville dédié aux
magasins de luxe, à l’argent et qui instaure
de fait une séparation entre ceux qui y
sont chez eux et ceux qui y seront toujours
étrangers. C’est cette séparation-là qui
leur a sauté à la gueule. La marque « Only
Lyon », chère à Collomb, est censée représenter
le « rayonnement économique » de
la ville. Elle en a pris un coup. Tout comme
le projet de centre commercial luxueux à
ciel ouvert « Up in Lyon », dans le quartier
de Grolée, situé en plein milieu des
émeutes : des destructions et des pillages
en règle, pas vraiment de quoi séduire les
investisseurs...

Pendant quatre jours, l’activité économique
de la Presqu’île s’est trouvée quasiment
arrêtée, sans parler de l’image que Lyon a
donnée d’elle-même : l’hélico qui quadrille
le terrain, le GIPN et les groupes de BAC
façon gangs de rues. Les lycéens ont bien
participé au blocage de l’économie, comme
les autres, mais avec leurs propres moyens,
ils sont parvenus à rendre infréquentable
ce que Collomb tente de vendre à marche
forcée à Dubaï et en Chine : « l’ambiance
lyonnaise »...

« C’est des jets de pierre par procuration. »

On nous dit que les jeunes se foutent des
retraites, qu’ils sont dans la colère brute
et irréfléchie, que c’est un prétexte à tout
casser, quand jamais en réalité la haine du
travail n’a été aussi forte : « putain je vais
pas être maçon jusqu’à 67 ans » s’exclamait
un lycéen. Pas étonnant que les lycées des
bahuts professionnels se soient massivement
mobilisés. Une maman confiait en
ces termes son analyse de la situation :
« ces pierres qu’ils lancent, c’est pour
nous, c’est des jets de pierre par procuration
 ». Pour toutes ces années perdues
à bosser, contre ce travail qui abime les
corps, les tord et les déchire. On aura tout
entendu sur ces manifs : des « casseurs
en marge de la manifestation », une « violence
inouïe », des jeunes venus là « non
pas pour manifester démocratiquement
contre la réforme des retraites mais pour
tout casser ». Comment parler de « casseurs
en marge de manifestations » lorsqu’il n’y
a pas de manifestation ?

Effectivement, dans ces quelques jours
d’émeutes, quelque chose s’exprimait qui
dépassait largement le projet de loi sur les
retraites. Effectivement, on entendait crier
« vengeance » à l’encontre du centre-ville
d’habitude surprotégé, des flics et leurs
contrôles. Mardi, place Bellecour, une banderole
improvisée affichait : « nous, c’est
simple, on a que des pierres ». Durant, ces
quelques jours, la police a procédé au total
à 317 interpellations. Les principaux chefs
d’accusation retenus sont : violence sur
fonctionnaires, rébellion, violence avec
armes, incendie volontaire ou encore vol
sans violence. Une jeune lycéenne se
prend un mois de prison ferme pour avoir
alimenté un feu de poubelle, endommagé
un panneau et placé des barrières devant
le lycée pour en bloquer l’accès. Un étudiant
est surpris en train de taguer sur le
socle de la statue équestre de la place Bellecour
« Non à l’État policier ». Le procureur
demande 2 mois d’emprisonnement, 70
heures de TIG et 500 euros d’indemnisation.
Un jeune de 21 ans écopera de 3 mois
de prison ferme. Il est accusé d’avoir blessé
un policier à la cheville avec une pierre
provoquant une ITT (Interruption Temporaire
de Travail) d’une journée. Le parquet
demandait 12 mois dont 6 mois fermes.
Parce que cette pierre « a failli tuer »...

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Et ce n’est là qu’un échantillon des différentes
peines de prison ferme prononcées
lors des comparutions immédiates. On ne
compte plus les multiples condamnations à
des peines d’emprisonnement avec sursis.
Le parquet a systématiquement fait appel
quand les prévenus n’attérissent pas directement
en prison. Toute la semaine, la salle
G des comparutions immédiates n’a pas
désempli.

« Voir des dizaines de personnes balancer
des pierres, on se dit : c’est la guerre ! C’est
une scène archaïque dont on a perdu l’habitude
dans nos civilisations. Ils saccagent la
démocratie que d’autres ont mis du temps
à conquérir. » C’est en ces termes que la
procureur plante le décor à l’audience du
mercredi 20 octobre. Face aux discours des
médias, des juges et des procureurs qui
parlent de « casseurs-nihilistes-violents-venus-
des-banlieues-pour-en-découdre-avec-les-
flics », on retrouve dans le box des accusés
pleins de gens différents : beaucoup de
lycéens, quelques chômeurs, des précaires,
des étudiants, un cariste, un syndiqué à
la CFDT, bref presque n’importe qui. Des
gens qui se trouvaient dans la rue pendant
ces journées débordantes. Pour un
grand nombre, c’est leur premier passage
devant un tribunal. Défendus par des avocats
commis d’office inexpérimentés, ils
sont désemparés. Ceux qui acceptent d’être
jugés dans cette ambiance explosive – la
grande majorité – se prennent des peines
exemplaires : beaucoup de prison ferme,
parfois avec mandat de dépôt. Ceux qui
refusent, pour avoir le temps de préparer
une défense solide, sont souvent placés en
détention provisoire. À ce jour, au moins
dix personnes ont été placées en détention
à Corbas. Et plusieurs mineurs à l’EPM
(Établissement Pénitentiaire pour Mineurs)
de Mézieu.

Pour leur écrire, pour leur envoyer des
sous, contacter la Caisse de solidarité au
06.43.08.50.32 (caissedesolidarite(at)riseup.
net).

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