Depuis, les simples flics ont commencé à prendre leurs marques [1], ce qui a fait quelque bruit après l’assassinat au fusil d’assaut, fin avril, des deux passagers avant d’une voiture garée en contre sens près du Pont-Neuf. Le 4 juin, un véhicule cherchant à échapper à trois agents en VTT se retrouvaient bloquer boulevard Barbès ; le conducteur qui avait plein de trucs à se reprocher comme avoir bu, fumé et déjà perdu son permis tente de s’esquive. Neuf tirs plus tard, il est expédié aux urgences, puis en détention provisoire, et sa passagère à la morgue avec une balle dans la tête. Le lendemain à Vienne un autre conducteur, sans papier tente le rodéo de la mort, pour échapper encore une fois à un contrôle de police. Il est finalement appréhendé et transporté à l’hôpital. Le 8 juin, à Montélimar, un homme mal garé s’enferme dans sa voiture, moteur éteint, pour empêcher la fourrière de l’embarquer. Devant son refus de sortir, un policier municipal se met à imaginer un délit(-délire) ; et si la voiture démarrait soudainement, fonçait sur lui, ses collègues, les passants, etc. Il sort alors son arme de service et met en joue le conducteur, qui finit par obtempérer et sortir de son véhicule [2].
Avec ces histoires la rubrique fait divers semble bien remplie avant les législatives. Mais pas que. Ces incidents constituent en effet, au-delà des flaques de sang en train de sécher sur le bitume ça et là, d’épineux problèmes métaphysiques et politiques, qui nous obligent à prendre toute la mesure du tournant totalitaire attaché aux transformations du métier de policier, au cours de ces dernières années. Tout se passe un peu comme dans ces films de science-fiction un peu ronflants et un peu récents, genre Tenet, où les balles partent à l’envers, où les personnages forcément torturés finissent flingués par des échos du futur. Prenons donc la mesure de cette torsion des lois physiques, introduites par la loi de 2017.
Un conducteur ou une conductrice refuse d’obtempérer : c’est-à-dire de s’arrêter pour un contrôle ; si les flics tirent, prenant le risque de tuer et blesser les occupant-es du véhicule, le conducteur (ou la conductrice) est immédiatement accusé, comme par rebond balistique, de tentative d’homicide sur agent de forces de l’ordre. Bien souvent, après ralentissement dû à l’enquête, on passe à une simple violence avec arme par destination (genre une twingo). Mais il arrive que la scène se torde parfois davantage quand on découvre que des fonctionnaires de police mentent comme des arracheurs de dents quand il s’agit de se couvrir. Comme à Nantes (juillet 2018) où un CRS admet avoir « fait une déclaration qui n’était pas conforme à la vérité » après avoir tué un jeune homme dans une voiture qui tentait (selon lui) de se soustraire à un contrôle en marche-arrière. Ou comme à Sevran (mars 2022) où un policier est mis en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner [sic] » après avoir exécuté un automobiliste au volant d’une camionnette présentée dans les médias comme volée [3].
Mais l’essentiel est là : des flics peuvent abattre en état de légitime défense une gamine assise à côté du conducteur ; des policiers peuvent faire feu à travers les vitres latérales tout en se trouvant juridiquement sur la trajectoire du véhicule... Curieux effets gravitationnels attachés à une loi non pas physique mais juridico-politique, un genre de présomption de légitime défense en vertu de laquelle toute désobéissance – et toute critique de la police – constitue une atteinte au corps sacré d’un équipage de police, et toute balle tirée par un flic finit par trouver sa trajectoire légitime. Et si des doutes subsistent sur l’enchaînement et les circonstances, on peut compter sur l’humanisme et le discernement des petites machines médiatiques pour monter au créneau : « les policiers ont un métier difficile », « ça leur apprendra à s’arrêter », « leur casier judiciaire est long comme le bras », « ces propos [de Mélenchon] sont outranciers » et même « je serai eux [les parents], ce qui me viendrait à l’esprit, c’est de regretter absolument que ma fille soit rentrée dans cette voiture avant d’incriminer les policiers » (Cnews).
Quand Georges Orwell tentait de nous impressionner en dépeignant des régimes et des procédures proprement totalitaires, il accusait son Big Brother de professer des monstruosités du genre « la guerre c’est la paix ». Tranquillement, un président, un ministre de l’intérieur, un syndicat de policiers, des candidats de droite républicaine et d’extrême-droite peuvent conspuer leur concurrent occasionnel qui aura eu le malheur de formuler l’inacceptable : la police tue... après que trois agents de police aient abattu une gamine coincée dans une voiture, coincée dans un embouteillage, coincée par trois fonctionnaires armés. La guerre c’est la paix. Les armes non létales (taser, LBD, grenades en tout genre...) dont ont été allégrement dotés policiers et gendarmes leur donnent visiblement quelques démangeaisons, et les poussent, un peu comme le préfet Lallement, à « aller au contact », à passer du flash-ball au sig sauer. Même des sociologues radio-diffusés en attestent : les armes non létales tuent. Les gardiens de la paix aussi, une paix faite de morts non tués, par des balles tirées depuis des angles non euclidiens, par des flics jamais coupables de rien, confrontés à l’ensauvagement de la société et des automobilistes toujours enragés, et plus globalement une population intoxiquée au réel, qui s’obstine à y voir clair même après que la poudre soit un peu retombée. La police tue ; c’est comme ça qu’elle fait régner cet ordre que des présidents ou des puissants de tous ordres ont beau jeu d’appeler la paix. Aussi vrai qu’une balle traverse une vitre de twingo. Aussi vrai qu’un pavé éclate la visière d’un gendarme mobile. Ou qu’un cocktail molotov nous fabrique une étoile ou deux, dans les décombres d’un comico.
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