LUNDI 28 SEPTEMBRE au matin, Jean-Paul Rouanet, 51 ans, s’est jeté du haut d’un pont près d’Annecy. Sur le siège avant de sa voiture, il a laissé une lettre destinée à ses proches. Sa femme a directement mis en cause ses conditions de travail : « Il m’avait parlé de son mal-être. Mais avant il était très bien. C’est sa dernière mutation au centre d’appels de France Telecom qui l’a fait passer à l’acte. Il ne comprenait plus le sens de son travail, pourquoi on l’avait forcé à changer de site ». Le centre d’appel d’Annecy-le-Vieux, c’est une ruche. Une centaine de personnes, le casque vissé sur la tête, tentent de tenir la cadence : 5,2 appels dans l’heure. Partout, des panneaux avec « nos valeurs, nos résultats », des post-its avec en face en couleurs criardes, « c’est à faire ».
Pour maintenir les salariés sous pression la direction avait en plus mis en place un programme de mobilité systématique, tous les trois ans, intitulé « Time to move ». Cette logique de mobilisation générale, qui implique de rompre toutes les habitudes, les petits aménagements, on la retrouve aux TCL (assignation à un dépôt plutôt qu’à une ligne, possibilité de déplacement d’un dépôt à l’autre dans la même journée, interdiction de s’échanger les lignes entre collègues) comme à la Poste (mobilité sur les tournées). La flexibilité repose sur ce postulat : en déplaçant les salariés, en les mettant sous pression et en leur retirant leurs prises habituelles on augmente leur soumission subjective. « Il faut leur apprendre à se dépasser », comme disent les managers.
La direction des Télécom, qui jusqu’à ce 24e suicide n’avait fait que suspendre provisoirement ce plan de mobilité, a finalement promis d’y mettre fin. Les suicides ont fonctionné comme des armes politiques : logique quand le travail envahit à ce point tous les aspects de l’existence. La grève, sous son aspect le plus individuel, revient à se foutre en l’air. Fini d’être productif et docile : on arrête de jouer. Définitivement. Sans aller jusqu’au passage à l’acte, les mises en scène de gestes désespérés ont permis de mettre de bons coups de pression. Une salariée a récemment menacé de mettre fin à ses jours si elle ne recevait pas 5 000 euros de dédommagement, pour une mutation. Elle a obtenu les ronds. Idem pour un employé qui demandait un changement de poste, et qui a joint à son courriel une photo où on le voyait un flingue appuyé sur la tempe.
Ces actes ont aussi donné appui pour relancer des mobilisations collectives, jusque là très timides. Les syndicats de France Telecom ont déposé une plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui. Dans le collimateur : le PDG Didier Lombard, l’encadrement au sommet de l’entreprise mais aussi les cadres régionaux et intermédiaires qui doivent affronter de plus en plus régulièrement la colère des salariés. Au lendemain de la mort de Jean Paul Rouanet, à Annecy, à Lyon, à Saint-Étienne des agents de France Telecom ont manifesté devant les directions, prenant à partie leurs supérieurs directs. « Oui ça peut dégénérer » confiait un cadre régional, très inquiet. « Le risque de réactions violentes à France Telecom et aussi de contagion à d’autres entreprises devient un peu plus réalité ». Un salarié dans un cortège assène : « On brise des vies au sens propre du terme ». Pour lâcher un peu de leste la direction a balancé le numéro 2 du groupe, Louis-Marie Wenes, surnommé « Cost killer ». Mais les cadres dirigeants flippent encore, craignant les passages à l’acte : « la situation peut toujours basculer vers autre chose. Notre peur ce n’est pas qu’un autre gars se jette par la fenêtre mais qu’un salarié se fasse un chef. Et ça, ça peut arriver n’importe où et n’importe quand ». Et effectivement les 500 personnes rassemblées à Lyon le 29 septembre ont les nerfs : la responsable régionale s’en prend plein la gueule « la peur doit changer de camp ! », « c’est vous qu’on va harceler maintenant ». Un syndicaliste, à moitié menaçant et à moitié fataliste constate : « la violence que les salariés retournaient jusque-là contre eux, elle risque de s’exprimer contre les dirigeants ».
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