L’aventure « Radio Canut » débute à la fin des années 1970. Nous sommes alors en pleine période d’agitation politique et sociale. Des mouvements surgissent en tous lieux : les jeunes s’organisent pour subvertir le quotidien des lycées-casernes et des corridors d’usines que sont les établissements professionnels ; les femmes se regroupent pour revendiquer leur spécificité et faire reconnaître leurs droits ; des comités surgissent dans les quartiers et les cités, s’insurgent contre l’urbanisme technocrato-policier et tentent de se réapproprier l’espace et le quotidien ; les mouvements régionalistes se dressent face au centralisme étatique ; les travailleurs immigrés, victimes du racisme et de conditions de vie déplorables, tentent de briser le mur du silence ; les luttes contre le nucléaire ou contre l’armée se font massives et déterminées etc.
Ces initiatives fournissent l’essence des radios libres dont le rôle est d’en assurer le relais et de les soutenir devant l’opinion publique. Une fonction rendue nécessaire par la prise de conscience de l’influence médiatique, des enjeux du conditionnement et de l’encadrement idéologique en société occidentale. Dans ce domaine, la radiodiffusion apparaît comme le moyen de communication le plus accessible, celui qui possède le meilleur rapport coût/pénétration. Dès lors, c’est sur ce terrain qu’un combat acharné voit le jour entre le Pouvoir étatique et les structures contestataires soucieuses d’autonomie. Le premier désire préserver son monopole sur les ondes, instauré en 1959, puis subrepticement renforcé jusqu’en 1978. Trois lois (1967, 1974 et 1978) fournissent un cadre à la répression des émissions de radiodiffusion : toute personne qui se rend coupable de diffuser une émission de radio ou de télévision est passible d’emprisonnement (peine d’un mois à un an) et d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 100.000 fr.
Quant au développement d’un mouvement de revendication autour des radios libres, il se donne les moyens des Réseaux Populaires de Communication multimédia (graphiques, sonores, audiovisuels, de télécommunications et d’informatique) en 1974, au succès relativement limité. Puis il se développe sur la lancée initiée dans divers pays européens (Italie, Portugal etc.). Son principe est la liberté d’expression des pratiques multiples, pour laquelle il s’agit de refuser de déléguer son pouvoir en déléguant sa parole. Les radios libres ou « pirates » se donnent ainsi pour but de “ faire sauter le filtre du journalisme professionnel qui stérilise le vécu, faire sauter le filtre du langage politique qui se pose en savoir, faire sauter les canons d’une esthétique apprise pour la détourner dans ces pratiques multiples qui créeront leur propre langage. ” La « radio libre » ne veut pas être une entreprise d’information de plus, mais un lieu ouvert que toutes les expressions des pratiques populaires s’approprient et développent. L’épanouissement des radios libres est ainsi le fruit du foisonnement de projets particuliers : des radios éphémères se créent le temps d’une lutte ou d’un événement (comme Radio Larzac en août 1977), des radios de quartier sont animées par un comité ou une association de locataires, certaines interviennent sur les pratiques culturelles ouvrant une brèche dans le monopole de la soupe officielle, d’autres se font l’expression d’une ville ou d’une région contre le monopole de la presse régionale etc.
Radio Canut-Guignol et les collectifs lyonnais de radios libres (1978-1981)
La première radio associative lyonnaise naît en 1978 sous le double patronyme de Radio Canut-Guignol. Empruntant aux représentations locales de la révolte prolétarienne et de la gouaille populaire, elle revendique l’autonomie subversive et affirme sa liberté, “ indépendante de toute puissance financière et politique ”. La radio émet irrégulièrement de façon clandestine sur deux longueurs d’onde : 100.5 Mhz pour la banlieue (Villeurbanne et Vénissieux) et 98 Mhz pour le centre de la ville. “ Radio Canut première formule, c’était un émetteur bricolé, un rendez vous donné à 6 ou 7 personnes dans un lieu tenu secret jusqu’à la dernière minute, une émission de 5 mn sur un toit de la Croix-Rousse, un qui tient l’antenne à la main, un autre qui tient celui qui tient l’antenne, et les autres, guetteurs frigorifiés et grelottant. Pas question de penser « radio », de s’offrir une réflexion sur l’acte et le fait radiophonique. Participer au mouvement des radios libres se résumait pour l’essentiel à des discussions de tactique et de stratégie à adopter face au pouvoir giscardien ”, confie l’un de ses fondateurs.
A l’automne 1978, l’État prend des dispositions à l’encontre de Radio Canut-Guignol en faisant intervenir les forces de police. L’un des responsables de la radio se voit alors inculpé pour “ infraction à la loi sur le monopole des émissions ”. Le procès qui se tient en janvier 1980, le condamne à 1.500 fr. d’amende et fait procéder à la saisie du matériel de la radio. Cet épisode est toutefois bien loin de marquer la fin de l’expérience. Grâce à l’efficace réseau de soutien dont bénéficie la radio, un appel au soutien financier et à la préparation de la défense de l’inculpé était lancé le 24 novembre 1978, un groupe de pression mis en place “ auprès de personnalités pour qu’elles prennent position sur la question des radios libres ”. Forte de ses appuis et de l’élan qui l’anime, la radio reprend ainsi ses émissions en mai 1980. Elle sort de la clandestinité et forme le Collectif des Radios Libres Lyonnaises qui rassemble autour de Radio Canut : Radio Lézard et Radio Pipelette. Une nouvelle intervention policière (juin 1980) conduit à l’inculpation de trois animateurs, qui seront condamnés à 1.800 fr. d’amende (le 15 juillet). Les radios lyonnaises décident alors de former un nouveau collectif : Radio Léon est créée le 27 octobre 1980, elle émet pendant huit mois.
L’arrivée de la « gauche » au pouvoir (mai 1981) est trop souvent réduite en ce domaine à la simple « libération des ondes ». Le monopole d’Etat est abandonné, les radios vont enfin pouvoir entrer dans la voie de la légalité. Or, cette permission vise surtout à inciter les radios associatives à accéder à la condition de radios privées et commerciales. « L’Appel pour les radios libres » (août 1981) lancé par la Fédération Nationale des Radios Libres (FNRL), créée en mars 1978, est le témoin des appréhensions ressenties face à une libéralisation jugée ambiguë et incomplète, en tous cas peu conforme aux désirs exprimés. La lutte s’engage alors sur la base de revendications nouvelles qui tentent de protéger le statut associatif contre le développement des radios privées que favorise l’État. Comme l’exprime la FNRL dans une lettre du 7-10-1981 : “ Si les radios associatives ont gagné la bataille parlementaire en arrachant contre les monopoles financiers et municipaux leur droit à l’existence légale, il leur faut désormais gagner la bataille économique. ”
Sur Lyon, deux courants divergent au sein de Radio Léon : l’un est axé vers la professionnalisation ; l’autre entend défendre le bénévolat associatif. Entre ces deux positions, la séparation est irréversible. La fraction « bénévolat » décide la poursuite de l’activité associative et, en reprenant le nom de Radio Canut, confirme son attachement à la ligne historique du collectif. Quant à l’aile « plus professionnelle », elle entame sa nouvelle politique en conservant le nom de Radio Léon et sera à Lyon pendant plusieurs années un lieu de rencontre important des groupes militants. Elle disparaîtra en 1985 suite aux difficultés d’obtenir les subventions annoncées. Toutes les deux feront partie de la fédération des radios libres non-commerciales (FRARLI).
La laborieuse reconnaissance officielle de Radio Canut (1981-1985)
La première émission de Radio Canut est donnée le lundi 16 novembre 1981. La radio émet ensuite tous les jours de 18h30 à 23h. Association loi 1901, elle fonctionne en assemblées générales régulières, avec un bureau de six postes (Président, secrétaire général, trésorier, responsable technique, programme et information) et quatre commissions (finance, technique, programme, information). Son budget est de 125.000 fr. et ses 85 membres (fin 1981) cotisent tous les mois (de 15 à 30 fr.) pour assurer la location du local et les frais annexes.
Le 19 juin 1982, Lyon Matin rend publique la liste des radios ayant reçu l’avis favorable de la Commission consultative des radios locales privées : parmi elles, se trouve Radio Canut à qui est attribuée la fréquence 100.3 Mhz. De surcroît, grâce à l’arrêté préfectoral du 11-06-1982 autorisant “ d’affecter à usage professionnel de studio de radio diffusion ” un appartement de la rue Pouteau, l’association bénéficie d’une reconnaissance officieuse, un début de légitimité pour ses membres actifs. Mais, dans les premiers jours du mois de janvier 1983, la Commission consultative des radios locales privées revient sur sa décision antérieure, réduit la place des radios d’expression - réduction qui profite aux projets à vocation commerciale ou directement politique - et exige de Radio Canut qu’elle se regroupe avec Radio Plurielle et Radio Sol.
A la suite de quoi, une « Lettre ouverte aux collectivités, associations, partis, syndicats et à tous les démocrates de l’agglomération lyonnaise » (18-01-1983), adressée par Canut à l’ensemble des groupes de pression de la région, leur demande “ de faire entendre vos protestations contre cette atteinte à la liberté d’expression par tous les moyens que vous jugerez utiles, de nous envoyer par écrit l’expression de votre soutien (...) ”. Suit également une pétition dans laquelle est demandé “ à la commission des radios locales privées, au ministre de la communication et à la Haute autorité de l’audiovisuel, de respecter et de faire respecter la lettre et l’esprit de la loi sur l’audiovisuel récemment votée et de permettre à Radio Canut de continuer son action au service de la liberté d’expression ”. Au milieu des pétitions retournées et conservées dans les archives de la radio, on relève une dizaine d’associations et quelques huit cents signatures de particuliers contre ce “ coup bas porté à la liberté d’expression ”. De leur côté, les deux radios pressenties pour la fusion, Plurielle et Sol, sont également hostiles à l’union avec Canut, “ du fait de nos différences et du risque que cela présenterait pour elles de se faire « bouffer » ”.
Le 20 mai 1984, le Journal Officiel publie la liste des radios autorisées. Dans le département du Rhône, on en compte vingt-quatre dont dix-huit dans l’agglomération lyonnaise, mais Radio Canut n’en fait toujours pas partie. Arguments avancés par le Secrétariat d’État auprès du Premier ministre : “ Je ne vous cache pas que la pénurie de fréquence sur le département du Rhône ne permet pas à la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle de délivrer à chacun des projets qui méritent d’être autorisés une fréquence exclusive et que ces radios doivent donc se regrouper avec des stations déjà autorisées. Il existe cependant un espoir car en 1985, l’espace hertzien sera élargi, l’armée libérant une partie de la bande FM. ” A cette date, la radio, qui avait déjà connu un déménagement au n° 3 de la rue Pouteau (1983), s’installe dans de nouveaux locaux de la rue Sergent Blandan (1er arrondissement), ceux qu’elle occupe encore aujourd’hui. L’inauguration a lieu le 4 octobre 1984.
Finalement, malgré le refus de regroupement et après de nombreux courriers envoyés aux administrations (à la Commission d’Aide à l’expression Radiophonique, mais aussi directement à l’Élysée), l’autorisation officielle de la Haute autorité de la communication audiovisuelle est accordée le 7 juin 1985. La retransmission (puissance nominale de 500 W en stéréo) est assurée par TDF depuis la Tour de Fourvière à partir du 15 novembre 1985, une décision prise par la radio après des débats importants, face aux exigences techniques des autorités sous tutelle de l’État.
C’est grâce à sa détermination que Radio Canut a donc obtenu la légalisation sans sacrifier sa relative autonomie. A partir de 1985, elle peut enfin se consacrer pleinement à son projet initial sans plus rencontrer d’obstacle administratif ou judiciaire majeur. La pérennisation du projet repose alors sur les règles de fonctionnement qu’elle s’est donné et sur sa capacité à exercer la gestion associative d’une structure aux lourds enjeux administratifs (en 2000, son budget est de 250.000 fr. et le nombre d’adhérents et d’adhérentes est d’environ 80). Le renouvellement relativement fluide des effectifs du bureau, celui des émissions proposées, dus en partie aux générations se succédant suivant les mêmes principes fondateurs, semblent en fournir la clé.
Et les années 90/2000 ?
Radio Canut n’échappe pas aux difficultés liées à l’individualisation galopante de la société, mais elle parvient à s’adapter pour permettre un meilleur investissement de toutes et tous, notamment pour l’organisation des manifestations extérieures (fête de la musique, concerts et repas de quartier du 1er mai).
Radio CANUT retrouve aussi une vocation politique plus marquée, en s’impliquant officiellement dans certaines luttes (par exemple contre l’alliance de Million et de l’extrême droite à la fin des années 90), en se faisant le relais de différents mouvements (défense des personnes migrantes, antifascisme, défense du statut des intermittents et intermittentes du spectacle, grèves et luttes sociales, défense de la liberté d’affichage, défense du peuple palestinien …) ou en participant, par exemple, à la création d’une radio au village alternatif du VAAG lors de l’anti-G8 d’Annemasse en 2003 … toutes ces actions feront même dire à la responsable du CSA sur la région que radio CANUT est « la seule radio d’opinion de la région »
Cet article se retrouve sur le site de Radio Canut : https://radiocanut.org
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