Questions aux Israéliens : « Après 150 jours de mort et de destruction à Gaza, Israël est-il plus fort et plus sûr ? »
Par Gideon Levy
Alors que la guerre a franchi le cap des 150 jours, chaque Israélien devrait se poser honnêtement la question suivante : notre situation est-elle préférable aujourd’hui à celle antérieure au 6 octobre 2023 ? Sommes-nous plus forts ? Plus sûrs ? Avons-nous une plus grande force de dissuasion ? Sommes-nous plus respectés ? Plus fiers de nous ? Sommes-nous plus unis ? Sommes-nous dans une situation meilleure de quelque manière que ce soit ? Ce qui est incroyable, c’est que la réponse à toutes ces questions est non, sans équivoque.
Ces 150 jours ont été cruels et difficiles, ils n’ont rien apporté à Israël et ne lui apporteront rien, ni à court ni à long terme. Au contraire, le Hamas en est sorti renforcé. Des milliers de ses combattants ont été tués, mais il est devenu un héros dans le monde arabe. Pourtant, la plupart des Israéliens veulent au moins 150 jours de plus de la même situation ; il n’y a eu aucune opposition publique à la guerre, même après cinq mois de mort et de destruction à une échelle sans précédent, après qu’Israël est devenu un paria, haï dans le monde entier, meurtri et économiquement sinistré.
Il n’y a pas un seul domaine dans lequel le pays se porte mieux après ces derniers sombres mois – les plus sombres de son histoire. Israël est aujourd’hui beaucoup moins en sécurité qu’il ne l’était avant la guerre. Il fait face au risque d’une escalade régionale, à des sanctions mondiales et à la perte du soutien des États-Unis. Il est également beaucoup moins démocratique – les dommages causés par la guerre aux institutions démocratiques israéliennes sont encore plus importants que ceux causés par le coup d’État judiciaire – et les dommages qui s’accumulent demeureront après le retrait de Gaza des Forces de défense israéliennes.
Quant à son statut au plan international, Israël n’a jamais été un tel paria ; même nos liens quasiment garantis avec les États-Unis se sont détériorés à un point que nous n’avions jamais rencontré auparavant. Un constat : le bilan quotidien des soldats tombés au combat ; le fait que la plupart des otages n’ont pas encore été libérés, que des dizaines de milliers d’Israéliens ont été déplacés à l’intérieur du pays ; la moitié du pays est une zone dangereuse. La Cisjordanie menace d’exploser, et rien ne peut cacher la haine sans rivage que nous avons réussi à semer à Gaza, en Cisjordanie et dans le monde arabe.
Et aucune amélioration ne se profile à l’horizon tant qu’Israël refusera obstinément toute proposition de changement fondamental. Les Israéliens veulent toujours plus de la même chose, comme un joueur qui a perdu tout son argent mais qui reste convaincu qu’un pari de plus lui permettra de gagner le jackpot.
Avec 100 morts palestiniens par jour, les Israéliens semblent convaincus que 30 000 morts supplémentaires feront de Gaza un paradis, ou du moins un endroit sûr. Il est difficile de se remémorer un tel aveuglement, même en Israël. Il est également difficile de se souvenir d’un tel état de stupidité morale. Les laisser affamés et sans eau, les laisser suffoquer, les laisser mourir – même la gauche et les médias israéliens ont adopté ce mode de pensée. Emmenés les yeux fermés, personne ne s’arrête pour demander où l’on va. L’essentiel est de poursuivre la guerre parce que le Hamas veut qu’elle s’arrête et que nous sommes là pour lui montrer de quoi il en retourne.
Nous avons le devoir de dresser un bilan – « Qu’est-ce qu’Israël a retiré de la guerre » – et de nous interroger ensuite courageusement : fallait-il entrer en guerre ? Laissons de côté les slogans (justifiés) sur le fait qu’aucun pays n’aurait toléré une attaque aussi cruelle contre son peuple, sur le droit d’un pays à se protéger et sur ce que les gens auraient voulu qu’Israël accomplisse. Après 150 jours au cours desquels il n’y a rien à inscrire dans la colonne bénéfices de ce bilan, si ce n’est des coûts élevés, nous pouvons commencer à douter de sa sagesse du strict point de vue d’Israël.
Nous n’avons encore rien dit du prix exorbitant, bouleversant pour Gaza et ses habitants qui, dans les ténèbres de la guerre, subissent plus de violences que jamais.
La plupart des Israéliens – ceux pour qui le sort des Palestiniens n’a que peu d’intérêt et ceux qui s’en réjouissent même, et ils sont nombreux dans ce cas – doivent s’interroger : hormis la satisfaction que procure la destruction de Gaza, qu’avons-nous obtenu d’autre de cette guerre ? Regardez les résultats. Les choses ne feront qu’empirer. Est-ce vraiment ce que vous voulez ?
Gideon Levy
Les habitants de Gaza vivent un génocide. Comment peuvent-ils s’exprimer sur le 7 octobre et le Hamas ?
Dans chaque conversation téléphonique – lorsqu’il y a du temps entre les frappes aériennes et les files d’attente pour l’eau – l’hippopotame dans la pièce est le point de vue des habitants de Gaza sur l’attaque du Hamas du 7 octobre. Il semble que la grande majorité d’entre eux ne se sentent pas libres d’exprimer sincèrement leurs opinions, ni au téléphone – lorsque la qualité de la ligne permet une discussion politique –, ni sur les médias sociaux.
Il y a plusieurs raisons à cela. En général, le sentiment permanent de terreur causé par les bombes, la mort et les déplacements contraints [1], ainsi que la lutte quotidienne pour obtenir de l’eau, de la nourriture, des vêtements chauds et un abri contre la pluie ne constituent pas une bonne base pour une discussion politique et idéologique franche. Au fil du temps, l’ampleur des morts et des destructions causées par les frappes aériennes et d’artillerie d’Israël atténue toute volonté d’exprimer des critiques ou de remettre en question la logique de la stratégie du Hamas.
La conclusion que l’on peut tirer de l’intensité de l’attaque est qu’Israël ne se contente pas de riposter, mais qu’il met en œuvre l’un de ses dispositifs d’intervention visant à anéantir le projet national palestinien. L’autocritique publique pourrait être considérée comme exonérer Israël de ses intentions et de sa responsabilité directe dans ce que les Palestiniens vivent comme un génocide.
Si Israël pense pouvoir éradiquer le Hamas par des massacres de masse qui retourneraient la fureur de la population contre cette organisation islamique, il oublie que même les plus grands opposants au Hamas ne considèrent pas Israël comme un acteur neutre ou une victime. Et Israël sera toujours perçu comme un régime visant à détruire les Palestiniens. Les gens ne veulent pas être un complice, même indirect, de la machine de propagande israélienne.
Une autre raison est que la « résistance » et la « lutte armée » restent un ethos (comportement) national sacré, même pour la plupart des Palestiniens qui ne peuvent pas ou n’ont pas l’intention d’y souscrire. Même les adversaires du Hamas estiment qu’il est né d’une opposition légitime à l’occupation israélienne et qu’il fait partie du tissu social et politique palestinien.
Plus la politique de colonisation et de blocus prouve qu’Israël a pour objectif de faire échouer toute possibilité d’indépendance palestinienne, même sur les territoires occupés en 1967 (Cisjordanie et Gaza), plus la résistance armée bénéficie d’un soutien important. La diplomatie a échoué et la lutte populaire non armée a été réprimée par Israël. Les négociations et leur dernier vestige, la coordination de la sécurité [entre les forces de police de l’Autorité palestinienne et celles d’Israël], ont effectivement anéanti l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et abouti à ce que l’Autorité palestinienne (AP) soit détestée par la plupart des Palestiniens.
Au milieu de ces échecs, la lutte armée et son attrait se distinguent. Le soutien à la lutte armée peut avoir plusieurs raisons : le désir de venger 75 ans d’expulsion et d’oppression, la conviction qu’il s’agit d’une tactique logique contre un ennemi qui ne comprend que la force (comme l’a démontré, par exemple, l’Egyptien Anouar el-Sadate lors de la guerre du Kippour en 1973), ou la conviction profonde de la nécessité inévitable d’une lutte contre un projet colonial tel que porté par le sionisme. Le fait que l’opposition actuelle à la lutte armée soit associée à l’AP corrompue renforce en fait le soutien à cette voie.
La résistance non armée à l’occupation – summud (stratégie de « fermeté » qui s’est exprimée après la guerre des Six-Jours) – est un réflexe de tout Palestinien, quelque chose dont on s’imprègne avec le lait de sa mère. La résistance armée, en revanche, est considérée comme supérieure parce qu’elle implique une volonté consciente d’abnégation.
Trois mois après le début de la guerre, les Palestiniens sont impressionnés par les aptitudes dont le Hamas a fait preuve pendant et après l’attaque, notamment sa planification dans le plus grand secret sur la durée. Il a été capable de s’armer et de creuser des tunnels sous Gaza au-delà de toutes les évaluations des services de renseignement israéliens, trompant ainsi un ennemi puissant qui possède un vaste réseau de collaborateurs et de capacités de détection. Le Hamas a également fait preuve d’aptitudes au combat en termes individuels et collectifs qui ont infligé de nombreuses pertes à l’armée israélienne.
Les Palestiniens qui nient le massacre du 7 octobre ou qui ne croient pas la plupart des rapports israéliens (en particulier sur les viols), et ceux qui admettent qu’il y a eu des meurtres délibérés de civils, mesurent toujours l’attaque du Hamas par rapport aux attaques systématiques et délibérées d’Israël contre les civils pendant des décennies. Pour eux, dans la concurrence du crime et de la cruauté, Israël reste donc le vainqueur.
La question politique subversive mais pertinente – à savoir si le prix payé par les habitants de Gaza pour l’attaque du Hamas en vaut la peine – est soulevée ici et là, mais timidement sous forme d’allusions. Une réponse indirecte est apportée par des messages touchants qui expriment la nostalgie d’une bande de Gaza qui n’est plus, d’une communauté et d’une vie sociale, d’un paysage urbain et maritime.
Mais il semble que l’on craigne également que les membres du Hamas prennent connaissance de ces déclarations et en punissent leurs auteurs. C’est ce qu’a déclaré à Haaretz une ancienne Gazaouie vivant aujourd’hui en Cisjordanie. Des membres de sa famille ont été tués par des frappes aériennes israéliennes, tandis que d’autres ont dû fuir vers la région de Mawasi [micro-territoire de 7 km de long sur 1,4 km de large, sans infrasctures, dans lequel les habitants de Gaza sont censés se réfugier sur ordre de l’armée israélienne], dans le sud de la bande de Gaza. Il est encore difficile de vérifier de manière indépendante si cette peur du Hamas repose sur des rumeurs ou sur des mesures punitives ou de réduction au silence. Mais la peur est là.
Des commentaires sur la peur de critiquer publiquement les attaques du Hamas ont également été exprimés par des personnes nées à Gaza mais vivant aujourd’hui en Cisjordanie. Ils ne craignent pas le harcèlement physique, mais plutôt la contrainte agressive à ne pas exprimer leur opinion en raison du soutien de l’opinion publique à l’attaque [du 7 octobre].
Un homme né à Gaza et vivant à Ramallah a commenté avec amertume : « Il semble que plus les gens sont éloignés de Gaza, plus ils soutiennent avec détermination le droit et la raison du Hamas de combattre le colonialisme israélien jusqu’au dernier habitant de Gaza. »
Amira Hass
Voir aussi :
« Les jeunes Palestiniens ne vont pas se mettre à assassiner des juifs parce qu’ils sont juifs, mais parce que nous sommes leurs occupants, leurs tortionnaires, leurs geôliers, les voleurs de leur terre et de leur eau, les démolisseurs de leurs maisons, ceux qui les ont exilés, qui leur bloquent leur horizon. »
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