De la fête au spectacle

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Alors que la ville de Lyon s’apprête, comme chaque années, à s’enluminer de tous les côtés lors de la grande mascarade touristique de cette « Fête des Lumières » qui n’a plus de fête que le nom, cet article est l’occasion de s’interroger sur la disparition historique des anciennes fêtes populaires et leur remplacement par les spectacles actuels, réglés par les impératifs politiques et économiques de la politique événementielle des grandes villes.

Publié en deux parties dans les n°1 (juin 2010) et n°2 (septembre 2011) de la revue/fanzine Internationale Utopiste, l’article ci-dessous s’intéresse au phénomène historique de disparition des anciennes fêtes populaires et leur remplacement par de grands spectacles qui n’ont plus de "fête" que le nom. Au-delà d’une réflexion sur la fête et les politiques événementielles, le but de cet article est de démontrer que l’élimination de ces fêtes (ou leur dégradation) par le pouvoir témoigne d’une évolution générale de la société et des mentalités. Economie bourgeoise contre dépense improductive des festivités, développement de la « valeur travail », développement de l’Etat centralisé, transformation et destruction des anciens quartiers populaires et émergence d’une société consumériste individualiste : tels sont les principaux éléments mis en avant pour expliquer ce long processus historique.

Vous pouvez lire cet article soit en fichier pdf (texte+illustrations pour la 1re partie, scan de l’article paru dans l’Internationale Utopiste#2 pour la 2e partie) :

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De la fête au spectacle, 1re partie (Internationale Utopiste n°1)
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De la fête au spectacle, 2e partie (Internationale Utopiste n°2)

Ou la version texte brut ci-dessous :

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Le Combat de carnaval et carême (Bruegel, 1559)

Nous vivons une époque sans fête. Il faut prendre la mesure de la nostalgie, d’une part, et de la révolte, d’autre part, dont cette phrase résonne, l’une se nourrissant de l’autre. Nous vivons une époque sans fête mais qui survit dans une image perdue de la fête, une image composée d’excès, de débauche et de liberté, le rêve d’une levée de tous les interdits et d’une dépense de vie à son paroxysme. Avec elle, nous entrerions dans un royaume utopique où règneraient le principe du rire, la liberté, l’égalité et l’abondance. Le peuple, selon l’expression de Mikhaïl Bakhtine, y connaîtrait sa « seconde vie », sa « vie de fête ». Toute entière placée sous le signe du jeu, le cosmique, le social et le corporel y seraient liés en un tout vivant et indivisible, joyeux et bienfaisant. La peur et l’angoisse y seraient surmontés. Retour à un état d’innocence originelle, manifestation suprême d’un goût du jeu et de la folie, la fête constituerait un « temps hors du temps, un moment privilégié qui échappe aux règles de l’habitude ». Célébration de l’unité et de l’identité du corps social, tous y seraient égaux en droits et dans la participation. A ce compte, la fête serait le paroxysme de la société, « le phénomène total qui manifeste la gloire de la collectivité et la retrempe dans son être », selon Roger Caillois. On y vivrait un temps où l’on ne serait tenu que de dépenser et de se dépenser et où tout n’y serait que prétexte et matière : abondance de boissons et de nourritures, ivresse, débauche, explosions de joie, sexualité libre et orgiaque, jeux, représentations comiques, parades, banquets. Tout au long de sa tenue, il n’y aurait point de hiérarchie qui tienne : nous vivrions dans un perpétuel Carnaval où l’abolition ou l’inversion des hiérarchies créerait un nouveau type de rapports humains et où règnerait en seul maître le plaisir de chacun. L’espace d’un instant, la communauté développerait ses activités de manière autonome et s’appuierait sur une participation active de tous. En ce sens, elle s’intégrerait au domaine des utopies révolutionnaires et la fête, dans ses principes mêmes, serait liée au rêve d’un monde nouveau.

Aussi fantasmée soit-elle, une telle image s’inscrit au terme d’un développement historique continu qui marque la lente disparition et dégradation de la fête en spectacle. Elle s’appuie sur un ensemble de représentations héritées et se nourrit largement de la nostalgie de fêtes passées et disparues depuis. Dans leur forme primitive, ces fêtes pouvaient durer jusqu’à plusieurs mois d’affilés. Encadrées par tout un ensemble de restrictions, elles constituaient un monde d’exception et leur règne était celui du sacré. A l’opposé de l’imaginaire révolutionnaire qui les accompagne désormais, elles jouaient une fonction de renouvellement, de rajeunissement de l’ordre. Elles permettaient, comme l’a mis en évidence Roger Caillois, d’éviter son usure et de le régénérer en le ramenant à son anarchie première et en instaurant dans ses principes la nécessité d’un temps de décompression. Ainsi, en même temps que le rite refaisait le tracé de l’ordonnancement du chaos, « la fête [ramenait] le temps de la licence créatrice ». Durant ce bref intervalle, le plus souvent situé symboliquement au changement des saisons ou d’années, toutes les règles usuelles étaient suspendues, tous les excès (ou presque) étaient permis. Chaque hiver, par exemple, les eskimos éteignaient puis rallumaient les lumières pour marquer le changement d’année. Durant cet interstice, les individus pouvaient s’accoupler librement dans le noir. De façon plus générale, on y ingérait des quantités énormes de nourritures lors de grands banquets, on s’abandonnait à l’ivresse, à l’orgie, parfois même à la violence. Durant le déroulement des festivités, on n’hésitait pas à y dépenser et à y gaspiller ostensiblement, lors de potlatchs, des vivres et des richesses qu’il avait parfois fallu plusieurs années pour rassembler. On y intégrait aussi de nouveaux membres par des rites d’initiation tandis que l’on prenait congé des morts. Toutes les classes sociales s’y retrouvaient et s’y mélangeaient et on y multipliait les actes à rebours : on élisait un roi de parodie, les esclaves devenaient des maîtres et inversement.

Plusieurs siècles plus tard, on retrouve au Moyen-Age de nombreuses survivances de ces fêtes anciennes. Leur calendrier y est encore en grande partie calqué sur le rythme symbolique des changements de saisons. On y retrouve intact ces excès de débauche. Le peuple s’y réunit, toutes classes sociales confondues, tous acteurs et spectateurs à la fois, lors de grands banquets, de parades, de jeux et de spectacles. Avec le carnaval, il perpétue ce renversement temporaire des hiérarchies. Il y élit des rois de pacotille. Bien que cette signification se soit sans doute peu à peu perdue, on y célébrait encore la mort et la résurrection d’un ordre, l’alternance et le renouveau. Dans les campagnes comme dans les villes, on y invoquait la protection de Dieu ou de saints, qu’il s’agisse de favoriser les récoltes comme d’assurer la protection de la cité. Dans les villes, les grandes fêtes s’associaient souvent à un événement majeur, légendaire ou non, lié à sa naissance ou bien à sa sauvegarde. Désormais aussi, chaque fête était prétexte à la tenue d’une immense foire. Ces importantes festivités étaient l’occasion de représentations théâtrales, de promenades de dragons ou de géants, de parades de corps de métier, d’exercices militaires, de défilés en armes (jusque vers 1660, la sécurité de la ville dépendait de milices populaires) et de l’organisation de jeux et de tournois. Elles témoignaient de façon exemplaire de l’identité et de l’unité de la ville. La fête était l’occasion de célébrer la cité, d’en démontrer la grandeur. Chacun y était à la fois acteur et spectateur. Le cortège des corps de métier, auxquels chacun participait, était l’occasion pour la communauté de se regarder dans un miroir et pour chacun d’y affirmer son appartenance. La fête appartenait à tous et était le fait de chacun. Lorsque Victor Hugo, non sans une certaine nostalgie, choisit d’ouvrir son roman Notre-Dame de Paris par la longue description d’une de ces fêtes (en l’occurrence, la conjonction du jour des Rois et de la fête des fous), c’est très justement sur ce phénomène de foule et d’immense participation populaire qu’il insiste. Peu importe le mystère édifiant du pauvre Gringoire, peu importe le cortège des ambassadeurs flamands, le peuple est seul maître de sa fête. Le spectacle n’ y est pas encore, comme c’est le cas aujourd’hui, dans ce qu’on lui donne à voir et à admirer : il est dans la foule hétéroclite où s’invectivent et s’amusent les gens, il est dans sa bigarrure, dans l’explosivité et le caractère incontrôlable et imprévisible de ses mouvements, il est dans l’insolence de ses compagnies de jeunesse, dans les feux de joie que l’on dresse sur les places publiques, dans les cortèges qu’accompagnent les musiciens, dans l’élection joyeuse d’un roi de la fête, dans la danse et dans la beuverie. Victor Hugo y montre avec justesse l’entière accaparation de la fête par le peuple. Celui-ci réclame le mystère ? on lui donne le mystère. Puis il en s’en lasse. Il admire un temps l’arrivée des cardinaux et des flamands, puis il s’en détourne. Bientôt, il arrête le mystère, fait fuir les cardinaux, organise un concours de grimaces pour élire son roi d’un jour, lui fait cortège dans la musique et parade dans les rues de la ville jusqu’à un feu de joie. En ce temps-là, le peuple était le seul maître véritable des festivités et n’avait de respect que pour son propre plaisir et son amusement. Qu’on le contraigne et il n’hésiterait pas à pendre les sergents de la ville ! Le temps d’une fête, il n’y avait plus d’autre autorité qui tienne.

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La fonction de défouloir des festivités et la nature incontrôlable des foules aidant, il arrivait parfois que la fête tourne à des manifestations plus ou moins violentes. Souvent, les réjouissances étant toujours l’occasion de l’arrivée de marchands et de foires, elles étaient l’occasion d’émeutes antifiscales contre les impositeurs qui les suivaient. D’autres fois, les mises à mort symboliques ou la satire de quelques ennemis pouvaient tourner à l’émeute, « à la recherche d’un bouc émissaire plus incarné que celui proposé par la tradition des fêtes politiques ». Yves-Marie Bercé rappelle ainsi la crainte des autorités vis à vis des fêtes :

« Que la fête puisse être dangereuse, aucun échevin ou consul n’en doutait. Les statuts de police des villes prescrivaient aux milices communales une garde prudente les jours de réjouissances. »

Que le contexte s’y prête particulièrement, lors de périodes de troubles ou de tensions pré-existantes à la fête, et celle-ci pouvait se muer en véritable révolte. Quand ce n’était pas plutôt l’inverse ! Qu’une révolte se trame et c’est des emblèmes de la fête et du carnaval qu’elle se paraît. Au-delà du débordement d’espoir qui entraînait les émeutiers au combat dans le désordre et la frénésie de la fête ou bien de l’ivresse qui accompagnait l’éventuelle victoire, les attributs du carnaval s’y transformaient en emblèmes de révolte, aidant ainsi à créer une ambiguïté susceptible de désarmer ou de ridiculiser la répression (quand les masques n’étaient pas tout simplement un moyen d’anonymat).

Il ne s’agit nullement ici ni de se leurrer sur la nature révolutionnaire des fêtes – à quelques exceptions près, elles jouaient plutôt un rôle de défouloir apte à la perpétuation de l’ordre – ni sur la nature de ces temps de fête qu’encadraient la misère et la soumission à un ordre féodal tout puissant. Quelques débordements fréquents de ces fêtes passées ne sont pas non plus sans heurter nos mentalités présentes, tels les charivaris de jeunes gens qui entendaient se mêler et condamner ainsi les mœurs déviantes de certains des membres de la communauté (cocus, maris battus, couples en seconde noce, femmes de mauvaise vie…) qui nous apparaissent – à juste titre – comme des intrusions intolérables de la collectivité dans la vie privée des individus. Il n’en reste pas moins que, pour nous autres qui ne pouvons que faire le constat de la disparition de ces types de festivités et, avec elles, d’un lien social réel fondé sur un ensemble de valeurs communes, ces fêtes passées brillent de nombreux attraits. De même, pouvons-nous regretter un temps où le peuple était maître de sa ville, un temps où la cité avait encore une unité et une identité et où son architecture et son organisation était toutes entières sociales.

A observer l’histoire de ces cinq derniers siècles, nous ne pouvons, en effet, que constater l’élimination et la disparition progressive de toutes ces fêtes. A considérer les mesures d’interdiction nombreuses qui ont jalonné plus particulièrement les XVIe et XVIIIe siècle, il est tentant d’en faire porter une bonne part de la responsabilité sur le dos du siècle de Louis XIV et sur celui du rationalisme des Lumières. Nous devons pourtant préciser que cette hostilité et cette élimination progressive des fêtes ne fut l’apanage d’aucun roi ou d’aucun système politique. De la monarchie absolue de Louis XIV à la République, en passant par la Révolution française, l’Empire, la Restauration ou la monarchie parlementaire dans d’autres pays que la France, cette opposition n’a guère variée et a fait montre d’une remarquable constance. C’est donc dans une évolution générale de la société et des mentalités qu’il faut chercher les causes de cette disparition et non dans tel ou tel arrêt promulgué par tel ou tel régime. Sur ce plan là, divers facteurs jouent ensemble. Tout d’abord, au niveau économique, les progrès de l’économie bourgeoise imposent une logique hostile au système de dépense improductive des fêtes. Le développement économique ne peut, en effet, tolérer sans dommage la dilapidation des richesses qu’elles entraînent. A la logique de la dépense commence à s’opposer celle de la capitalisation, du profit et du patrimoine financier personnel. C’est dans cette perspective aussi que commence à se développer la « valeur travail ». Dépense improductive de richesses et de biens, la fête est aussi dépense improductive de temps et d’énergie. Le temps des réjouissances apparaît donc, de ce point de vue là, doublement condamnable : gaspillage monstrueux de temps et de biens, il est doublement hostile à la logique économique bourgeoise. La critique dépasse cependant largement le seul terrain financier et se double d’un argument moral qui commence à se faire jour : la moralisation par le travail. Les jours d’oisiveté des fêtes sont jours de débauche et de crimes ? L’explication comme la solution est très simple pour un homme du XVIIIe ou du XIXe siècle : l’oisiveté est mère de tous les vices, n’est-ce pas, et il s’agit de sauver le bon peuple de ses vices par le travail. L’archevêque de Dijon, au début du XIXe siècle, est sans hésitation là-dessus :

« L’habitude du travail est le garant des mœurs ; on ne devient immoral que lorsqu’on est désoccupé. »

Ce faisant, ce religieux ne fait que reprendre ce qu’avant lui le bon apôtre du travail Voltaire avait déjà affirmé avec force. Ce dernier, en effet, ajoute l’argument moral à celui purement économique qu’il fait peser sur la fête dans l’article qu’il consacre à ce sujet dans le Dictionnaire philosophique en 1766 :

« La religion des paysans et des artisans consiste à s’enivrer le jour d’un saint qu’ils ne connaissent que par ce culte. C’est dans ces jours d’oisiveté et de débauche que se commettent tous les crimes. Ce sont les fêtes qui remplissent les prisons et qui font vivre les archers, les greffiers, les lieutenants criminels et les bourreaux. »

On le voit donc, le rationalisme triomphant du siècle des Lumières ne se montre pas moins hostile à ces fêtes anciennes que la religion et critique en elles un vieux reste de civilisation barbare à évacuer. A ce compte, la fête – affinée et « stylisée », non parfois sans une créativité admirable – devient un luxe aristocratique.

De tels propos, pour édifiants qu’ils soient, mettent en évidence le lien existant entre l’argument économique et l’argument moral ou religieux dans la critique des fêtes. On le perçoit, par exemple, de manière flagrante dans l’hostilité de la Réforme, dont on connaît par de nombreux travaux les liens qui l’unissent au développement de l’économie capitaliste et à la valorisation du travail. Au facteur strictement économique se superpose donc celui de l’évolution de la religion. La disparition des fêtes est aussi fondée sur le discrédit de l’ancien folklore religieux qui les fonde et que l’époque industrielle rejette. C’est à partir du XVIe siècle, en effet, que l’Eglise commence à condamner efficacement les fêtes qu’elle juge désormais « païennes ». Dans une logique similaire à celle de la Réforme ou du puritanisme anglais, la grande offensive sur ce terrain fut menée en France par le jansénisme. Celui-ci, en même temps qu’une religion de « parfaits », tente d’imposer « une ascèse des tentations mondaines, un affranchissement de l’âme qui ne peut être obtenu qu’au prix difficile du refus des plaisirs des sens ». Comme l’explique Y.-M. Bercé, « la fête qui est toujours une vacance accordée aux désirs ne pouvait pas échapper à cet effort de vie purgative qui devait conduire à la libération de l’esprit ». Le prêtre, désormais, tout occupé à la condamnation du corps et de ses plaisirs, devient le grand ennemi des fêtes, n’hésitant pas à intervenir de force pour briser les festivités et, au sens propre, les violons qui les accompagnent – le tout au risque de se voir huer, voire pourchasser, par la population qu’il brime ainsi dans son aspiration à la fête. Parfois, en guise de compensation, L’Eglise propose de remplacer les joyeusetés supprimées par de longues et pénibles processions solennelles.

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A ces facteurs, il faut ajouter le développement de l’Etat centralisé qui les accompagne. Les fêtes, on l’a vu, témoignaient à cette époque de l’unité et de l’identité de la ville et, du même coup, d’une autonomie locale dont la perte au XVIIe siècle joue un rôle important dans leur perte de sens et dans leur disparition. La fin de l’autonomie des villes et leur soumission à un état centralisé rend, en effet, caduques leurs célébrations d’indépendance. Le patriotisme de la cité ou de la province cède le pas à l’Etat-Nation. Y.-M. Bercé, qui soutient ce raisonnement, résume ainsi les enjeux de cette évolution socio-politique :

« Au début, il y avait la ville, la communauté d’habitat, enserrée dans ses remparts, communauté de destin dans les siècles d’insécurité. Les fêtes citadines et tout leur apparat de chars et d’associations constituaient le langage visuel par lequel on célébrait cette unité, la gloire et le bonheur de la cité-même. Lorsque la ville perdit son autonomie guerrière (ses remparts et ses milices), financière (son trésor de ville), politique (ses magistrats et ses puissants), les sentiments d’appartenance, le patriotisme ou le militantisme quittèrent cet ancrage pour des entités plus lointaines. Les fêtes citadines étaient alors condamnées par la naissance des états nationaux. »

Un tel changement n’aurait en soi rien de dramatique si, dans les faits, il ne s’était pas accompagné de la perte progressive d’un lien social et d’une mise au pas de la fête au service de la propagande d’Etat. Si, dès les sociétés primitives, tout seigneur asseyait usuellement sa gloire sur le faste des fêtes organisées par lui et si, dès le moyen-âge, la pratique des « entrées triomphales » et l’organisation de festivités pour l’accueil de seigneurs étrangers étaient monnaie courante, le siècle de Louis XIV systématise cette utilisation politique des fêtes. La fête cesse de se fonder sur la participation populaire active pour devenir un spectacle. Désormais, comme le résume Y.-M. Bercé, « alors qu’autrefois les fêtes citadines étaient des triomphes collectifs, où tous les corps sociaux étaient engagés dans la parade, la fête était devenue aristocratique dans ses acteurs et ses modes d’expression ».
Tous ces éléments s’aggravent encore, à partir du XIXe siècle, d’une transformation des villes anciennes très défavorable aux phénomènes de sociabilité et d’appropriation populaire de l’espace. La logique qui commence à s’imposer dès ces années-là et dont l’un des moments les plus importants fut la refonte haussmanienne privilégie l’espace dégagé et impersonnel des grands boulevards aux dépens de l’espace resserré de l’ancien réseau de rues et de places propices aux manifestations de sociabilité. Elle tente aussi, par ce biais, de renforcer le contrôle policier de l’espace urbain et de faciliter le contrôle et la répression de toute révolte, les petites rues étroites constituant un terrain favorable aux émeutiers et à la construction de barricades – mais aussi à la fête, dirons-nous –, tout en rendant délicat le déploiement des forces de l’ordre voire des canons de l’armée. Le développement progressif des moyens de circulation, jusqu’à l’invasion actuelle de la rue par la voiture, implique aussi la mise en œuvre d’une politique urbaine qui cesse de favoriser le rassemblement et le stationnement populaire au profit d’une logique de la circulation constante des hommes et des marchandises.

La seconde moitié du XXe siècle voit l’aggravation et la confirmation de cette logique et ce, en particulier à travers deux grandes lignes de force. La première d’entre elles consiste dans l’homogénéisation et la banalisation consécutive du territoire. La politique urbaine de toutes les sociétés où règnent les conditions de production du capitalisme moderne entraîne une unification à la fois extensive et intensive de l’espace. L’accumulation des marchandises produites en série tend à dissoudre l’autonomie et la qualité des lieux. Partout dans le monde, les grandes villes commencent à s’organiser sur le même modèle et se ressemblent toutes de plus en plus : même type d’immeubles nouveaux, même organisation de la circulation automobile, mêmes commerces (fut un temps où cette homogénéisation se traduisait par la colonisation rituelle des centres villes par un MacDonald), mêmes bureaux, même reproduction spatiale de la hiérarchie sociale, mêmes centres commerciaux, même placardage publicitaire. A l’intérieur des villes, les nouveaux immeubles se ressemblent tous et les appartements sont normalisés sur le même modèle : carré, bétonné, purement fonctionnel. Ainsi, rien ne ressemble plus à une banlieue HLM qu’une autre banlieue HLM.

Le deuxième grand axe de l’urbanisme est celui de la dispersion sociale. Les populations les plus pauvres sont expulsées des anciens quartiers populaires animés pour être disséminées hors de la ville et loin de leur lieu de travail, tandis que les classes les plus aisées désertent à leur tour l’agglomération des centres villes au profit de l’espace parcellaire des riches banlieues pavillonnaires. A ce compte, il ne reste plus guère comme lieux de sociabilité que les mornes et interminables transports en commun, les inévitables embouteillages des grands axes routiers où nous voilà seuls à plusieurs dans l’espace clos et privé de nos véhicules, ou encore les immenses centres commerciaux qui concentrent en un seul lieu, généralement situé à la périphérie de la ville, plusieurs milliers de consommateurs, quand ce n’est pas la participation passive et finalement isolée aux grands rassemblements culturels et spectaculaires. On le comprend, l’environnement urbain et les conditions de vie actuelles entraînent ainsi un isolement croissant des individus. La valorisation depuis le XVIIIe siècle du foyer familial et de la cellule du couple, qui a participé en son temps de cet émiettement social, s’intensifie par la propagande du « petit nid douillet » et se double désormais du développement intensif des activités d’intérieur. Le règne est aux appartements « tout-équipés » : on lave son linge et on fait sa vaisselle chez soi, on se divertit chez soi autour d’une émission télévisée (les urbanistes prennent soin d’équiper les appartements HLM d’un téléviseur), aujourd’hui on fait même ses courses depuis chez soi, on commande sa nourriture à domicile, on regarde les films à la maison, on communique par internet sans bouger de sa chambre, etc. Quelle sociabilité de rue de toutes manières ? Celle-ci n’est-elle pas envahie par les voitures ? Dispersés aux quatre coins de la ville, les travailleurs sont isolés les uns des autres dès la sortie de leur travail ; les voilà, épuisés, dans une rame de métro bondée, n’aspirant plus qu’à retrouver le calme de leur maison et à savourer un bon « plateau télé », à moins qu’ils ne pestent dans leur voiture individuelle, coincés sur le périphérique dans un immense embouteillage.

Isolés et dispersés, les individus sont néanmoins répartis dans un espace hiérarchisé et cloisonné qui reproduit la division de la société en classes. La politique urbaine des années 1950-60 organise, en effet, massivement la séparation et le cloisonnement social. Eparpillées dans les banlieues, diverses couches de la population qui pouvaient se côtoyer jusque là dans l’agglomération des centres villes sont désormais concentrées dans des zones distinctes et rigoureusement étanches. D’un côté, les classes moyennes commencent à investir en nombre ce qu’on appelle les banlieues résidentielles dont l’unité de base est le lotissement, généralement construit sur le modèle de l’îlot muré avec seulement une ou deux entrées. De l’autre côté, comme le fait remarquer non sans un grincement de dents Guy Debord, « pour la première fois une architecture nouvelle […] se trouve directement destinée aux pauvres ». Ce sera celle des banlieues HLM, cauchemar gris et bétonné, isolées de toutes parts, loin des centres villes (phénomène qu’accentue la rareté des moyens de transport en commun) et très souvent contenues dans le périmètre restreint des autoroutes périphériques qui constituent, on en conviendra, le plus efficace des remparts. On regroupe massivement dans ces ghettos modernes les classes populaires qui habitaient anciennement les centres villes, ouvriers et populations immigrées.

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La fête supposait un espace propice aux regroupements, aux phénomènes de sociabilité, à une certaine atmosphère ludique propre à certaines organisations de l’espace urbain et à certains types d’architecture. Elle impliquait un ensemble de places centrales vers lesquelles converger en masse. Elle nécessitait la pleine utilisation de la rue et de l’espace urbain. Autant de points désormais impossibles à satisfaire. Mises à mal de tous côtés par le développement de l’économie bourgeoise et de l’idéologie de la « valeur travail », par le rationalisme grandissant des Lumières, par la condamnation du corps et des désirs du nouveau puritanisme religieux, par la dissipation du lien social dans une « politique-spectacle » et un centre de la société de plus en plus éloigné et abstrait, ainsi que, donc, par une organisation de l’espace de plus en plus impropre aux rassemblements populaires, que reste-t-il des fêtes passées ? Plus grand chose, si ce n’est rien, à vrai dire. Et le peu qui reste semble irrémédiablement vidé de sens. Certes, faire la « fête », aujourd’hui encore, c’est toujours s’adonner à quelques outrances, excès de boissons, beuveries, et nourritures abondantes. La danse, la musique et tous les rites de séduction qui leurs sont liés ont encore une réalité à nos yeux. L’échange de cadeaux, lors de Noël, d’un anniversaire ou de la St-Valentin, par exemples, est peut-être une forme dérivée très lointainement du potlatch. On s’adonne parfois aussi à élire un roi ou une reine de la fête. Tout cela subsiste, il est vrai, sans qu’on y pense, comme si l’espace d’un instant on retrouvait quelques réflexes perdus. C’est comme s’il y avait un vocabulaire de la fête, quelques gestes emblématiques qui survivaient. Mais c’est devenu un langage purement individuel et non plus social.

Le mot « fête » n’a plus guère de sens aujourd’hui que dans le cadre intime : fête de famille, fête entre amis. Et lorsque le hasard d’un lieu (boîte de nuit, parcs, évènements urbains ou fêtes villageoises) nous rassemble, c’est seuls côtes à côtes et non pas ensemble – ou si peu et si rarement – que nous pratiquons ce langage. Bien sûr, si l’on ne se fie qu’au mot, il y a bien des moments de l’année où nous parlons de « fête ». Ce calendrier moderne, à bien y regarder, est même très similaire à celui du passé. En un sens même, tout comme les fêtes passées exprimaient la réalité et les valeurs communes qui fondent la collectivité, ces moments-là en disent long sur notre société et l’illustrent largement. Certaines sont là pour mettre en avant et stimuler un patriotisme en berne (défilés du 14 juillet ou du 11 novembre) ou revaloriser la cellule familiale (fête des mères, fête des pères) : ce sont celles idéologiques, historiques ou politiques. Il y a surtout celles – parmi les plus populaires – qui illustrent la toute prégnance du commerce et de ses impératifs : Noël, Halloween, la St-Valentin qui n’expriment que le besoin que les marchands ont de faire « tourner la boutique ». Parfois, même, ces derniers – pour les besoins de la publicité – n’hésitent pas à en créer de toutes pièces, telle la « fête des grands-mères » lancée par une célèbre marque de café. Il y a enfin, toutes celles qui, s’appuyant souvent sur d’anciennes fêtes ou traditions locales, n’ont plus guère d’autres fonctions que de valoriser le patrimoine d’un lieu, d’attirer le touriste en nombre, voire de constituer la vitrine de tel ou tel responsable local en vue d’une élection prochaine.

Il ne s’agit pas ici de cracher dans la soupe ou de dévaloriser systématiquement le peu de festivités qui nous restent et l’éventuel plaisir que l’on peut y prendre. Il s’agit d’affirmer que la fête – une fois exceptées les réjouissances individuelles – ne subsiste plus aujourd’hui que comme spectacle. En cela, notre époque est en droite ligne héritière de l’évolution des festivités depuis l’époque de Louis XIV. En effet, c’est de cette époque là, nous l’avons déjà souligné, que date la récupération politique des fêtes et leur transformation en parades spectaculaires afin d’assurer la propagande du pouvoir. C’est à partir de cette époque là que la participation populaire cesse d’être souhaitée. Jusque là, la fête était l’expression de la vie du peuple, de son unité. Nous l’avons dit, durant ces périodes de réjouissances, la population était seule maîtresse des festivités et de leur déroulement. Le temps de quelques jours, elle régnait en maître sur sa ville. Son plaisir était sa seule autorité. Cette indépendance et cette autonomie – corrélative de l’autonomie des villes –, c’est précisément ce que le nouvel état centralisé ne pouvait plus tolérer. Avec un sens assuré de la propagande, Louis XIV et ses ministres ont su tirer tout le parti qu’ils pouvaient de la récupération du schéma coutumier des fêtes et de leur utilisation politique. Nous sommes à l’ère embryonnaire du spectacle. Comme l’écrit le monarque absolu dans ses Mémoires, « le peuple ne pouvant pénétrer le fond des choses, règle d’ordinaire son jugement sur ce qu’il voit au dehors » ? et bien on va lui en donner à voir ! Et c’est uniquement à travers ce qu’on lui donnera à voir que le peuple pourra appréhender le pouvoir, la politique, l’ordonnancement de la société en système de rangs et de préséances, et bientôt, avec l’achèvement dans la seconde moitié du vingtième siècle de ce que Guy Debord appellera la « société du spectacle », sa propre réalité. Bien entendu, nous ne sommes plus aujourd’hui aux temps de Versailles et des entrées triomphales en ville de seigneurs, mais qui peut nier l’utilisation politique d’un certain nombre de nos fêtes ? Bien sûr, notre défilé du 14 juillet est loin de valoir sur ce terrain les immenses manifestations politiques dont ont toujours été coutumiers les dictateurs de tous poils (que l’on pense aux spectacles grandioses qui ont pu être donné en URSS, en Chine, en Allemagne nazie ou, aujourd’hui encore, en Corée du Nord), il n’en obéit pas moins à une logique similaire : faire étalage de la puissance du pays, de son armée, sur ses plus célèbres avenues. On sait tous aussi combien la tenue grandiose ou non de telle ou telle « fête » ou feu d’artifice tiré à cette occasion peut obéir à un planning électoral et contribuer à la popularité de tel ou tel responsable local. Dans un tel contexte, il va de soi que la seule place que l’on attribue désormais aux « festivaliers » est celle, passive, du spectateur et son avis vaut pour celui d’un consommateur.

Quels sont les caractères de tels spectacles aujourd’hui et qu’est-ce qui les différencie des fêtes passées ? Le premier d’entre eux réside dans la prise de décision et l’organisation des festivités. Dans les anciennes fêtes populaires, c’était le peuple qui était le maître. Certes, ne soyons pas simpliste : le tout se faisait la plupart du temps avec l’assentiment et le financement de seigneurs locaux. Il n’en reste pas moins que, le temps de la durée des réjouissances, le peuple était maître de sa fête et de son évolution. Dans le spectacle actuel, c’est tout l’inverse qui se passe. Tout le pôle décisionnel et organisationnel se situe désormais majoritairement dans les sphères dirigeantes. Dans la quasi-totalité des cas, le maire et ses adjoints en sont les seuls décideurs (ou presque). La mairie, au sens large, ne se contente pas du financement ou de l’encadrement, bien souvent elle organise et prévoit aussi le programme. Pour employer une métaphore théâtrale, elle est plus que le producteur de la pièce, elle est aussi fréquemment la metteuse en scène, la régisseuse et la directrice de casting. Le spectacle est, du début à la fin, son œuvre. Que tel ou telle association ou groupement de citoyens décide de participer à tel ou tel aspect de la fête et d’en proposer quelque élément, il ne pourra le faire qu’au prix de conciliations avec les autorités. Un événement comme la fête de la musique, par exemple, est en majeure partie organisé à l’avance d’en haut. L’idée du « chacun prend son instrument et va jouer librement dans la rue » appartient plus au domaine du fantasme qu’à celui de la réalité et la part d’initiative spontanée et indépendante y est de plus en plus restreinte.

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C’est là le deuxième caractère essentiel, consécutif du premier, des spectacles actuels : la passivité des spectateurs. Tandis que la fête suppose la participation active de tous, le spectacle implique la consommation passive de chacun. On ne vit plus la fête, nous n’en sommes plus les acteurs, mais les consommateurs. Lors de ces grands évènements, on ne descend plus dans la rue pour participer de la joie et de l’ivresse ambiante, pour s’entraîner de jeux en jeux ou de cortèges en cortèges, on ne descend dans la rue que pour regarder et apprécier – critiquer le cas échéant – la qualité de ce que l’on nous donne à voir. Et, le plus souvent, ce qu’on nous donne à voir c’est la ville (ou le village) habillée de lumières, de couleurs, d’installations diverses, c’est la mise en valeur de son patrimoine architectural passé, ou bien c’est tel ou tel défilé évènementiel qui vient agrémenter le temps de son passage l’une ou l’autre de nos grandes rues, ou bien encore l’aménagement de certains des quartiers du centre en musée à ciel ouvert. Le temps d’une journée ou d’une nuit, nous voilà spectateurs du patrimoine d’un lieu habilement mis en valeur par un spectacle sons et lumières ou bien spectateurs d’une représentation dans la rue ou, encore et toujours, spectateurs d’un ensemble d’œuvres disposées au hasard de la ville. Durant ce bref instant, la foule se presse en nombre, s’assoie sur le bord d’un trottoir pour regarder passer la cortège ou bien se déplace de sites en sites au gré de l’emplacement des diverses animations. Dans tous les cas, c’est seuls côtes à côtes que nous apprécions le spectacle.

C’est là un troisième caractère de nos spectacles actuels : l’isolement de chacun et la solitude à plusieurs dont ils sont constitutifs. Quel lien y a-t-il de plus, en effet, entre un ensemble de personnes assises en silence dans une salle de cinéma pour y regarder un film et ce même ensemble de personnes qui regarde passer un défilé ou bien qui observe les variations de lumières et de couleurs sur les parois d’une cathédrale ? Rien ne nous rassemble et ne vient nous unir dans les pseudo-fêtes de notre époque. Nous sommes là, tous ensembles, dans la rue, mais sans que rien ne nous lie les uns aux autres. Nous voilà tous médiatisés par le seul spectacle dont nous sommes les témoins. C’est là le grand paradoxe de ces spectacles que de drainer des foules gigantesques – plusieurs millions de personnes, parfois – et de ne créer aucun lien entre toutes les personnes qui la composent. On s’y rend en famille, entre amis, et rien ne vient étendre et connecter entre eux ces cercles intimes. Et quand, parfois, le hasard de deux visages inconnus qui se croisent débouche sur un semblant de discussion, celle-ci n’a guère d’autre sujet que le commentaire de ce qui leur est donné à voir en commun, tout comme quelques collègues de travail se retrouvent le matin autour d’un café pour discuter des programmes télévisés de la veille : le dialogue y est médiatisé. Un tel isolement est bien entendu la conséquence directe de l’absence de participation de chacun, consécutive elle-même de l’absence de décision de chacun, d’une extrême passivité. Que la foule soit maîtresse de ses réjouissances, qu’elle en détermine le cours et y participe activement, que chacun soit acteur et spectateur de la fête en même temps et tous seront liés ensemble dans un même mouvement comme le sont les participants d’un même jeu. Qu’au contraire, tous soient passifs et sans se sentir un seul instant concernés par le déroulement et le contenu des réjouissances, et rien ne vient nous unir : nous sommes comme les arpenteurs silencieux et solitaires des allées d’un musée.

Qu’il s’agisse de cette dernière comparaison comme des spectacles de notre temps, l’un de ses derniers caractères, enfin, est son intolérance absolue vis à vis de tous débordements. Il fut un temps où la foule en liesse échappait à toute autorité et à toute surveillance d’ordre policière (parfois pour une raison très simple : au moyen-âge, les villes étaient souvent gardées par des milices populaires qui, lors de ces fêtes, participaient aux défilés et aux réjouissances et ne se souciaient donc pas forcément de surveiller une fête dont ils faisaient partie des acteurs). Cela n’était pas, bien sûr, sans inquiéter certaines instances du pouvoir. Le temps était propice, momentanément, à tous les débordements possibles : charivaris, violences, émeutes. Plus aucune de ces choses n’est à craindre aujourd’hui mais le prix à payer pour cela est une surveillance policière omniprésente, le détachement spécial de nombreux cars de CRS et l’infiltration dans la foule d’agents en civil. Tout dérapage est immédiatement sanctionné et tout contrevenant isolé et arrêté. On peut penser que tout est mieux ainsi et qu’il est heureux que plus aucune violence de quelque sorte ne vienne entacher le plaisir de chacun. Certes, mais que dire lorsque cette surveillance s’étend à tout type de mouvements de foule animés d’un esprit ludique qui viendrait perturber le bon déroulement du spectacle ? Au moyen-âge, il était de coutume de donner des mystères et autres représentations théâtrales lors de grandes fêtes. Le public y venait là aussi en spectateur – dans un premier temps, du moins. Mais il était fréquent, voire quasi-systématique, que celui-ci soit interrompu par divers mouvements de foule qui en perturbent le déroulement voire même l’arrêtent entièrement. Ré-écrivons le chapitre d’ouverture de Notre-Dame de Paris : imaginez une foule, aujourd’hui, qui aurait le culot d’interrompre tout net le mystère qui lui est présenté, d’organiser de façon spontanée dans la salle un concours de grimace puis d’en emporter les musiciens, d’en voler les accessoires du décor et de mettre en fuite les autorités venues assister à la représentation, et le récit se termine par une charge de CRS, l’interruption totale des festivités et l’arrestation d’une centaine de personnes… Pour notre part, nous pensons qu’une fête véritable ne peut aller sans un certain type de désordre. Ceci ne signifie et n’autorise en aucun cas la mise à sac de la ville, le vol ou les violences sur personnes mais une liberté et une spontanéité des mouvements de foule qui interdit toute prétention à la canaliser et à la réfréner dans ses impulsions ludiques et les débordements qui s’en suivent.

Organisation et contrôle de l’événement par les autorités, passivité totale des spectateurs, absence de participation populaire réelle, isolement des individus dans la foule et surveillance policière accrue : tels sont les caractères des spectacles actuels qui ont remplacé les fêtes passées. Un tel phénomène illustre de manière symptomatique la réalité elle-même spectaculaire de notre société : individualisme, perte de lien social, surveillance policière omniprésente, disparition ou en tout cas extrême pauvreté de toutes initiatives et fonctionnements sociaux autonomes, isolement des individus, médiation généralisée des rapports sociaux par un ensemble de représentations imposées de l’extérieur, exigence impérieuse de consommation étendue au domaine de la culture, dispersion sociale au sein d’une ville morcelée, « muséification » des centres villes et valorisation du patrimoine en vue de l’activité touristique, etc. Une telle transformation des fêtes passées en un spectacle, loin d’être un épiphénomène somme toute sans importance, est donc fortement idéologique. Loin d’être le propre, comme nous l’avons déjà démontré précédemment, d’un système politique ou d’un autre, elle traduit une évolution à la fois socio-politique, morale et économique, une transformation globale des mentalités. Elle accompagne une centralisation grandissante du pouvoir qui réduit à néant, ou presque, toutes formes d’autonomie locale et qui détermine la transformation et l’exercice de la politique par en haut et ce de façon unilatérale. Elle témoigne de l’aliénation économique grandissante à des impératifs de productivité, de rentabilité, de consommation et de libre concurrence. Elle découle logiquement d’un émiettement du tissu social, sensible notamment dans le cloisonnement dont témoigne aujourd’hui de façon dramatique l’organisation de nos villes, consécutif lui-même de cette perte d’autonomie locale, de cette libre concurrence économique et du modèle de vie nouveau qu’elle impose. Elle entérine aussi l’échec de la lutte révolutionnaire sur le terrain des loisirs et de la gestion du temps libre dégagé par les progrès de l’industrie moderne et de la réduction du temps de travail. Nous ne pouvons que constater, en effet, le plus objectivement possible, la reprise en main quasi-totale de ce temps libre par les impératifs économiques de l’entreprise du divertissement et non le développement d’un temps nouveau de sociabilité, de nouvelles valeurs qui échappent à la religion du travail ou encore la promotion de nouveaux comportements ludiques comme on a pu l’espérer un temps.

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Les spectacles actuels font de nous des touristes. De par leurs fastes, ils laissent la désagréable impression d’une vaste entreprise de marketing de la ville, le tout en vue de renforcer son prestige extérieur, de remplir l’espace de quelques jours les hôtels et les restaurants, de faire « tourner » le commerce extérieur et intérieur de la ville. Prenons un exemple qui nous soit familier : si, en l’espace d’une dizaine d’années, la fête des Lumières à Lyon, à l’origine manifestation spontanée de piété des lyonnais, a quadruplé sa durée (elle est passée d’une soirée à quatre) et, du plaisir des lyonnais de descendre dans la rue pour se promener dans une ville aux façades décorées de bougies, est passée à un véritable spectacle sons et lumières de grande dimension, qui peut dire que ce n’est pas en majeure partie pour développer le rayonnement (sans mauvais jeu de mot) de la ville au niveau national et international afin d’attirer en masse plusieurs millions de touristes ? Comment penser que la réussite ou non d’un tel spectacle n’ait pas d’influence sur les élections locales et qu’une telle considération ne prenne pas une place considérable dans son organisation ? Bien sûr, si tout le monde y trouve son compte, où est le problème ? Les restaurateurs et les hôteliers affichent complet et gonflent durant quelques jours leur chiffre d’affaire. La population et les touristes apprécient un spectacle qui sait, parfois, être de qualité. Le temps de quelques jours, la ville est en ébullition la nuit et tout son centre ville y est agréablement décoré. La mairie redore son blason, elle contribue au développement de la ville ce qui profite à tous ceux qui y ont un intérêt commercial. Elle donne du travail à ses commerçants. Quelques artistes contemporains y trouvent une occasion inespérée de montrer leur travail à même la rue et d’y trouver une audience qu’aucun musée au monde ne pourrait leur assurer. Certes. Mais est-ce que cela fait une fête ? Est-ce qu’on s’y amuse réellement ? Est-ce que la population, pour ce court laps de temps laissé vacant entre les exigences de la vie quotidienne, y trouve l’occasion de laisser libre cours à son plaisir et de s’y abandonner à quelques jeux et réjouissances collectives ? Est-ce que cela recrée du lien social ? A tout cela, il faut répondre que non. A travers de tels spectacles – réussis ou non, là n’est pas le problème – la population est dépossédée de ses fêtes, de toutes possibilité de participation, cantonnée dans une passivité de simple consommateur. Et cette disparition laisse insatisfaite un ensemble de désirs qui n’ont pas encore consenti à s’effacer complètement. Nous le disions en ouverture : nous vivons une époque sans fête, certes, mais il faut prendre la mesure de la nostalgie, d’une part, et de la révolte, d’autre part, dont cette phrase résonne, l’une se nourrissant de l’autre. Nous le soulignions aussi, il y a tout un langage de la fête que nous n’avons pas encore désappris à apprendre et une aspiration à de tels moments qui n’arrive pas à s’éteindre et qui cherche une issue positive. Localement, encore, en marge des festivités officielles, on trouve l’occasion de se réunir autour de quelques musiciens venus spontanément sur une place et de danser autour d’eux. Parfois, aussi, quelques associations de quartier savent trouver prétexte à l’organisation d’un carnaval (la plupart du temps réservé aux seuls enfants, cependant) ou d’un repas de quartier festif. Les occasions sont rares et souvent limitées mais c’est à travers des instants comme ceux-là que survit une certaine image de la fête.

Le constat que nous dressons ici est loin d’être optimiste. Il ne cherche pas à provoquer une sorte de nostalgie d’un moyen-âge ou de sociétés primitives idéalisées et largement fantasmées, néanmoins. Il met en avant la nécessaire inscription du phénomène de transformation historique des fêtes en spectacles dans une logique et une évolution globale de notre civilisation. En tant que symptôme d’une transformation et d’un état général de notre société, cet état de fait est-il grave ? Bien entendu, la réponse a une telle question ne peut être qu’idéologique et dépend de l’appréciation générale que nous faisons du système politique, économique et social qui est le nôtre. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où une telle évolution témoigne d’une perte d’autonomie constante du corps social et d’une emprise de plus en faible de ce même corps sur son devenir et ses déterminations ainsi que d’un émiettement du corps social en peine de se trouver de nouvelles valeurs et pratiques communes, il convient de se demander si « ce peut être un signe grave, alarmant même, qu’une société se révèle incapable de susciter quelque fête qui l’exprime, qui l’illustre, qui la restaure », selon les termes qu’emploie Roger Caillois, et si une société sans fête n’est pas une société menacée d’explosion et de mort.

Assez logiquement, si on rend ce terme à son sens premier et si on l’arrache à sa récupération consumériste actuelle, la fête véhicule avec elle un imaginaire contestataire, alors qu’elle jouait – rappelons-le – une fonction conservatrice dans les sociétés primitives et au Moyen-Age. A l’heure des grands spectacles, l’idée de la fête entraîne avec elle un modèle alternatif de société et a pu s’intégrer à un imaginaire révolutionnaire. Ne suppose-t-elle pas que nous possédions et habitions en maître notre ville ? De même n’implique-t-elle pas une autonomie locale réelle, l’idée d’une participation collective ? Son développement se décide par le « bas », d’une façon plus ou moins spontanée. Elle est incontrôlable. Elle échappe aux autorités. Elle s’oppose à toutes brimades policières. Elle affirme haut, l’espace d’un instant, la dérégulation de tout. Elle met en avant le principe de communication. Elle impose une logique de la dépense et un ensemble de valeurs hostiles à la religion du travail et du productivisme économique. Elle instaure une communauté temporaire nouvelle. Elle déploie largement et réalise un nouvel esprit ludique où le désir et le plaisir sont rois. Par principes, elle est hostile à toute autorité séculière et à toute morale de la réserve. L’image est utopique ? Elle ne s’applique qu’à un ensemble de représentations fantasmées ? Peut-être, sans doute même. La récupération consumériste est passée par là. Toujours est-il que, dans les semaines qui suivent la révolution ratée de mai 1968 en France, c’est sous l’angle d’un « déchaînement de l’activité ludique », de la créativité poétique et de la fête au sein de la lutte que les situationnistes font le bilan de journées dont ils ont été parmi les principaux instigateurs et acteurs, par exemple. C’est sous l’angle de la fête qu’ils décrivent l’atmosphère de ces journées d’intense participation collective, de revendications d’autonomie et d’autogestion, de communication et de sociabilité, de rappropriation de l‘espace urbain et de libération des mœurs. C’est en des termes bien plus éloquents encore qu’ils jugeaient la Commune :

« La Commune a été la plus grande fête du 19e siècle. On y trouve, à la base, l’impression des insurgés d’être devenus les maîtres de leur propre histoire, non tant au niveau de la décision politique gouvernementale qu’au niveau de la vie quotidienne dans ce printemps 1871. »

La fête que fut mai 68, à les lire, introduisit une rupture nette dans la passivité quotidienne et l’aliénation qu’impose la société du spectacle, et « accordait enfin de vraies vacances à ceux qui ne connaissaient que les jours de salaire et de congé ».

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Toute transformation sociale qui s’appuie sur le credo d’une autonomie et d’une autogestion généralisée, aussi bien au niveau de décisions politiques globales que de la maîtrise de l’existence quotidienne, affirme la nécessité d’une construction délibérée de tous les moments et évènements de la vie, d’un ensemble de situations qui soient à la hauteur de nos désirs. Bien sûr, la fête ne dure qu’un temps tandis que la révolution prétend imposer un nouvel ordre. En cela, toute identité entre fête et révolution repose sur l’illusion et le non-sens d’une fête perpétuelle. La fête, dans une optique révolutionnaire, ne peut être que ce moment d’anarchie où s’explorent et se réinventent de nouveaux possibles. Elle consiste à ramener au chaos l’ordre, non plus, comme c’était le cas dans les sociétés primitives, pour le rajeunir mais pour le redéfinir ailleurs et autrement sous de nouvelles formes – dans un premier temps en tout cas. Au-delà du moment révolutionnaire, une telle perspective témoigne de manière exemplaire d’une idéologie révolutionnaire de la fête dont le maître-mot et le levier consistent, par opposition aux types d’évènements urbains qui sont les nôtres, en un renversement général de tout ce qui relevait de l’ordre du spectacle en vécu. A une époque où les progrès industriels permettent d’envisager une réduction massive du temps de travail et avec elle une réévaluation de l’orientation des activités humaines, un tel propos a l’avantage de poser clairement les enjeux sociaux nouveaux qui se posent à nous sous la forme de la question suivante : comment va-t-on occuper ce temps libre ainsi dégagé ? Notre époque y a apporté la réponse suivante : développement des loisirs et du tourisme dans le cadre de l’industrie nouvelle des divertissements et du spectacle. L’état actuel de l’industrie et de l’économie permettait pourtant d’envisager une redistribution massive de l’activité humaine vers un ensemble d’activités ludiques et festives communautaires où la participation active aurait pour répondant une stimulation permanente de la créativité de chacun. Autrement dit, tout ce qui s’est résolu ces dernières décennies sur le plan du spectacle aurait pu se développer sur le terrain de la fête et du jeu et c’est ce terrain là qu’a investi un imaginaire révolutionnaire nouveau. A l’heure du retour en force de la « valeur travail » et de l’autoritarisme, à l’aune des temps d’austérité et du dur labeur qu’on nous promet, une telle perspective a bien du mal à trouver encore une place où pouvoir s’exprimer et n’arrive plus à subsister que dans une logique de contestation radicale. Notre président actuel pouvait bien ambitionner de remettre les français à la tâche et d’en finir avec « l’héritage de mai 68 », il ne pourra pourtant que se heurter de front à un ensemble de nouvelles représentations socio-politiques, à un ensemble de valeurs nouvelles, à un langage et à un imaginaire nouveau de la fête qui, une fois initiés, ne pourront plus s’effacer.

Contact : utopie_pour_tous[at]hotmail.fr

P.-S.

Pour connaître les points de distribution de l’Internationale Utopiste : http://seul-avec-vous.blogspot.com/search/label/Internationale%20Utopiste

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