Ce texte n’a pas été proposé à Rebellyon par son auteur, Laurent Olivier. Ce conservateur au musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye l’a d’abord publié comme un chapitre de l’ouvrage collectif "Archaeology and Neoliberalism" [1]. Le texte circule beaucoup ces derniers temps parmi les acteurs et actrices du patrimoine et de l’archéologie, particulièrement en région lyonnaise. Il nous a semblé pertinent de le proposer à la publication sur Rebellyon pour qu’il soit lu par le plus grand monde [2], parce que le patrimoine archéologique est un bien commun et qu’il est important de raconter une autre réalité, autrement moins réjouissante que celle véhiculée par le ministère de la Culture et les aménageurs.
Nous étions jeunes et maintenant nous commençons à entrer dans la vieillesse. Certains de nos copains sont même déjà morts aujourd’hui. Nous sommes la génération de la jeunesse des années 1970. Notre histoire n’a pas été racontée. C’est nous qui avons fait l’archéologie préventive, que les Anglais et les Américains appellent de son vrai nom : archéologie commerciale. Nous nous sommes plantés sur toute la ligne et nous n’avons rien vu venir. Nous étions jeunes et nous non plus n’écoutions pas les vieux ; nous voulions changer le monde. Nous ne voulions pas du leur, du monde âpre et tranchant auquel ils s’étaient faits. Nous voulions vivre un autre monde. Un monde plus solidaire, plus fraternel, plus joyeux surtout. Nous n’étions pas des rêveurs, ni des utopistes ou des politiques, comme ceux de 1968 ; nous voulions juste nous emparer de notre vie, sans plus attendre, et faire en sorte qu’elle réponde à nos aspirations, maintenant.
Nous étions des fouilleurs ; nous sommes toujours des fouilleurs. Nous ne voulions plus laisser détruire les sites archéologiques pour qu’on y mette à la place des centres commerciaux hideux, des zones industrielles accablantes ou d’immenses banlieues pavillonnaires exhalant le vide et l’ennui. Nous voulions qu’on cesse d’anéantir la mémoire du passé juste parce qu’on avait besoin de la place pour y vendre des marchandises jetables et y entasser la classe moyenne pauvre qui bossait la semaine et consommait le week-end. Peu importe qu’elle travaille d’ailleurs, il fallait surtout qu’elle consomme. Qu’elle remplisse le caddie le samedi au supermarché, qu’elle fasse le plein de la voiture chaque semaine, qu’elle gave quotidiennement son corps et son esprit de choses périssables, sans conséquence : de toutes sortes de choses à renouveler sans arrêt, de choses qui la remplissent mais ne la nourrissent pas. D’une infinité de produits conçus pour lui être indispensables mais qui laissent sa conscience endormie. Des produits qui répondent seulement aux besoins de la masse, à sa pulsion de se remplir, incessamment, pour combler le vide de son existence, de son déracinement, de sa tragique absence d’avenir, d’idéal. C’est à cela qu’il fallait laisser désormais la place, toute la place.
C’est à cela que nous résistions, pour ce qui nous concernait, au plus près. Nous voulions sauver la mémoire de ce passé qui avait mis des millénaires à se construire et à se transmettre et qui était maintenant en train de disparaître, partout. Comme les éléphants ou les tortues, le passé était devenu une espèce menacée. Il gênait, il encombrait, il était inutile ; il fallait l’enlever de là où il était. Il suffisait bien qu’on en préserve quelques îlots, que l’on transformerait en secteurs touristiques. Le passé n’était désormais utile qu’en tant qu’objet de consommation. Autrement, il devrait s’effacer devant le progrès. La disparition massive du tout au profit de la préservation de quelques fragments isolés était d’ailleurs la condition même pour que les restes du passé accèdent au statut de produit de consommation.
Ainsi, il ne suffisait pas que les choses deviennent des produits de consommation ; il fallait aussi que, dans le présent absolu de la consommation, le monde lui-même – les lieux mêmes où les gens vivent et travaillent – soit purgé de sa mémoire, qu’il soit vierge de tout passé, comme juste né de l’instant présent. Car le monde devait être adapté totalement et entièrement à sa nouvelle fonction, qui était d’organiser à son optimum la circulation de la consommation. Et ce qu’on gardait du passé, pour l’exhiber — restauré, muséifié — était lui aussi sans mémoire et sans descendance. C’était juste une image figée d’un autrefois artificiellement reconstitué. Une image de ce qu’on attendait du passé : qu’il reste dans son coin, séparé du présent, comme une chose extérieure, inoffensive. Un pur élément décoratif, en somme ; une marchandise de luxe.
C’était pour nous une question de justice. En s’attaquant à la mémoire du passé, l’économie de la consommation s’en prenait à un bien collectif inaliénable. Cela nous concernait individuellement, précisément parce que c’était un héritage qui appartenait à tous. En détruisant la mémoire des lieux, que portaient les vestiges archéologiques, l’économie de la consommation dépouillait également les hommes de leur propre mémoire, de toute possibilité de recueillir l’héritage du passé, de se l’approprier. Parqués dans le présent perpétuel d’un monde toujours neuf, ils étaient réduits à leur fonction d’êtres consommants, en réalité chassés de la chose publique. Défendre le passé, c’était nous défendre nous-mêmes. C’était défendre la collectivité, nous réapproprier la force politique dont nous avions été dépossédés, à notre insu. La mémoire du passé était à nous et nous allions la reprendre.
Mais comment pouvait-on arrêter les destructions, qui étaient menées à un stade carrément industriel ? On pouvait s’opposer aux engins, se coucher devant les chenilles pour les empêcher d’avancer. On l’a fait, au début. Mais il y avait des patrons qui commandaient les ouvriers qui conduisaient les machines. On pouvait arrêter une machine, mais pas toutes les machines. Et puis il y avait d’autres patrons au-dessus des patrons auxquels nous avions à faire. À force de négociations, on pouvait obtenir une trêve sur un chantier, mais pas sur tous les chantiers. C’était plus haut qu’il fallait s’adresser — le plus haut possible dans la chaîne, au sommet. Mais comment les toucher, ceux qui contrôlaient de loin ce qui se passait ici, devant nous, et dont nous ne connaissions même pas l’existence ?
Je suis allé voir Jacky.
Jacky était un seigneur de guerre qui s’était construit un petit empire où on parvenait à sauver ce qui restait du passé, et éviter qu’il ne soit envoyé directement à la décharge. Le soleil se couchait sur les ruines du théâtre antique, sur lequel donnait son appartement, tout en baies vitrées, bibliothèque murale, moquette épaisse et fauteuils de cuir noir. Il était vêtu d’une veste bordeaux satinée sur une chemise rouge à col Mao ouvert, portant de fines bottines. Entre nous, une bouteille carrée de Jack Daniel’s et deux gros verres épais que traversaient les derniers rayons du soleil, projetant les taches d’une chaude lumière ambrée sur la table basse à plateau de verre. Enfoncé dans son fauteuil, il était en train de s’allumer précautionneusement un cigare.
- La boîte est sur la table ; tu te sers si tu veux, Petit.
Il a secoué l’allumette, qui s’est éteinte, et il l’a balancée dans le grand cendrier en verre, encombré de mégots de blondes américaines. Il y avait du rouge à lèvre sur le bout des filtres.
- C’est quoi tes besoins ? a dit Jacky en tirant sur son Montechristo. Un peu de sous pour embaucher tes copains à fouiller. Un peu pour acquérir du matériel et un peu pour te payer des analyses. Ça va chercher dans les dizaines de mille, peut-être les centaines de mille. C’est peanuts, mon Gros Lapin.
Il a soufflé un nuage bleu devant son visage.
- Eux comptent en millions. En dizaines, en centaines de millions. Et je te cause pas des intermédiaires. Ceux-là sont bien plus gourmands que toi, je peux te le certifier — mais ça, c’est une autre histoire. Tes fouilles, mon Grand, ils s’en tapent ; pour eux, ça n’existe même pas.
- J’avais cru comprendre, j’ai dit.
- T’as encore rien compris, il a dit.
Il a fait tinter les glaçons dans son verre en plissant ses petits yeux sombres.
- On te paierait des truelles en or que tu serais même pas encore dans un rapport de 1 à 100 avec eux. Ce qui leur importe, c’est pas ça ; c’est les sommes colossales que leur coûterait un retard de livraison ou, plus emmerdant pour eux, une interruption de chantier — le genre découverte de sarcophages ou de mosaïques, si tu vois ce que je veux dire.
- Tu veux dire que…
- C’est pas la possibilité de faire des fouilles que tu dois négocier avec eux ; ça, c’est ton problème. Le leur, c’est d’obtenir l’assurance que leur opération ne sera pas retardée ou empêchée par ton archéologie.
- D’accord, mais je fais comment ?
- Tu leur proposes un deal, Fiston : soit c’est nous qui fouillons, avec nos propres moyens, et ça dure des années, à trois clampins et une brouette, tu vois le tableau… Soit ils nous financent — et dans ce cas on embauche, on s’équipe — et on s’engage à ce que les fouilles n’aient aucune incidence sur la réalisation de leur projet. C’est le genre d’offre qui ne se refuse pas, crois-moi.
- Et s’il y en a un qui dit non, je fais quoi ?
- C’est le plus beau cadeau qu’ils pourraient te faire.
- Hein ?
- Ils vont commencer par jouer les marioles parce que tu ne représentes rien pour eux ; ils ont pris l’habitude de faire ce qu’ils voulaient, sans être inquiétés. Le premier qui fait le con, tu l’alignes : tu rameutes la télé et la presse — pas toi directement, hein ? — et tu cries au scandale : c’est le patrimoine qu’on assassine... Je te connais, tu sauras très bien faire ça. Et dans les journaux, il s’étale ce qui devait rester bien planqué derrière les palissades : 2000 ans d’histoire éventrés au bulldozer, tout ça pour de minables cages à lapins. Ça va leur faire mal, très mal. Ça va faire tellement de barouf que tout le monde aura intérêt à éteindre le feu : eux les premiers bien sûr, mais aussi l’administration locale, les politiques, l’État même… Ils seront obligés d’y venir. Et ça fera réfléchir les autres. Après ça, s’il y a encore un qui déconne, même ses anciens copains ne lui trouveront plus d’excuses. Tu sauras que les affaires, ça n’aime pas trop le bordel.
Le whisky m’irradiait de sa chaleur bienfaisante. Il s’était levé pour aller contempler le soir qui tombait doucement au-dehors. Les lumières de la ville s’allumaient au loin.
- Ça te plaît ? C’est pas mal, non ? il a demandé en montrant d’un geste large les ruines couleur de pain d’épice qui s’enfonçaient lentement dans le crépuscule. La cendre grise de son cigare est tombée sur la moquette blanche.
- Ben, c’est pas trop mon truc… j’ai bafouillé.
- Maintenant tu vas aimer ; tu vas même y passer tout ton temps, il a dit en souriant.
- Quoi ?
- Je suppose que tu es au courant que tu ne vas pas y arriver tout seul ?
- Oui je sais bien, c’est pour ça que je suis venu te voir, j’ai dit en regardant mes chaussures.
- Alors réfléchis : tu ne penses tout de même pas que tu vas émouvoir les foules avec tes trous de poteaux paumés dans la pampa ? En ville, tu as du monumental ; c’est du lourd, dont tu as besoin pour frapper les esprits. Les murs, tout le monde comprend ce que c’est ; plus c’est gros, plus c’est important. C’est à la portée de n’importe quel con de piger ça. C’est pas comme avec tes trous de poteaux : il faut y croire pour les voir. Et puis en ville, il y a du monde : du beau monde, mon Grand. Tu as des avocats, des journalistes, des écrivains, des mecs qui se prennent pour des artistes… Des tas de gens prêts à s’indigner, des professionnels de la pétition, des intellos actifs dans plein de réseaux. C’est sur eux que tu dois t’appuyer ; ils seront ton levier pour soulever l’opinion. Fais de l’opinion ton alliée.
Il a rapproché nos deux verres vides et nous a reversé une grosse rasade de whisky et puis il s’est rassis. Je ne voyais plus de lui que sa silhouette tassée dans son fauteuil et ses yeux qui luisaient dans la pénombre.
- Tu dois d’abord gagner la ville avant de pouvoir t’attaquer au reste. Il faut qu’on contrôle ce qui se passe en ville, dans toutes les villes. C’est seulement après qu’on pourra s’occuper de ce qu’il y a autour. Pour le moment, concentre-toi sur les centres urbains ; on ne peut pas mener une guerre sur tous les fronts. Chacune de nos victoires doit nous faire gagner du terrain ; chacune de nos conquêtes doit être exemplaire, parce qu’elle doit assurer les autres. Sinon on recule. Et si on recule, on est foutus.
Il a regardé les volutes de la fumée de son Havane planer au-dessus de sa tête et il a dit :
- Et puis il faut savoir terminer une guerre.
- Tu veux dire quoi ? j’ai dit.
- Ça ne suffit pas de remporter des victoires, mon Grand, même si c’est hautement jouissif. Tu dois aussi régler la situation de bordel actuel pour empêcher que ce genre de conflit ne revienne à chaque fois qu’arrivera un nouveau projet d’aménagement. Tu dois trouver une solution qui les arrange. Sinon tu ne gagneras pas sur le long terme ; sinon, on perdra tous la guerre — et tu sais bien que c’est un luxe qu’on ne peut pas se payer.
- La solution, ça serait d’intégrer la prise en compte de l’archéologie dès le début des projets d’aménagement…
- Ouais, tu peux le dire comme ça ; mais ça veut surtout dire qu’on doit faire en sorte que, du point de vue des aménageurs, leur problème avec l’archéologie soit réglé avant même le début de quoi que ce soit. C’est eux qui viendront te le demander, lorsqu’ils auront compris qu’ils ne peuvent pas y couper.
Il a marqué une pause pour siroter son whisky.
- Ce qu’on leur vend, c’est de la tranquillité d’esprit, il a dit en me pointant avec son cigare.
- On n’en est pas encore là, j’ai dit.
- En réalité, on y est, de fait. C’est pas ça le problème, pour nous.
- C’est quoi le problème ?
- Tu vas pouvoir fouiller, d’accord, mais il y une chose que tu ne pourras plus jamais obtenir…
- La seule chose qu’on demande c’est fouiller.
- Tu vas l’avoir ta fouille ; sois pas con, c’est pas la question. Ça sera rock and roll mais tu l’auras.
- Dans ce cas…
- Tu vas fouiller partout où ils construiront quelque chose, mais tu ne pourras pas les empêcher de construire, même s’ils ont décidé de flinguer le plus beau site du monde. Même si c’est pour y planter des saloperies à deux balles qui seront abandonnées au bout de trois-quatre ans, lorsque leur franchise d’impôt s’arrêtera. Même si c’est pas fouillable, parce que c’est trop riche, trop compliqué. Ce machin-là, mon Petit Gars, tu devras te le faire comme les autres, avec le feu au cul comme d’hab’ ; parce que c’est le deal : tu les débarrasses le plus vite possible de l’archéologie qui les emmerde et eux ils banquent. N’oublie jamais que c’est pour ça que tu signes et rien d’autre. N’oublie jamais que le deal avec eux c’est que tu fermes ta gueule. La seule chose qui intéresse le marché c’est qu’on lui fasse place nette, tout de suite. Le marché, ça te dit quelque chose ?
- Heu…
- T’apprendras. Allez, finis ton verre. On se casse, on va aller bouffer dehors. Je t’emmène dans un endroit à moi dont tu te souviendras avec émotion quand je serai devenu un vieux croulant....
On est partis dans la nuit.
Le lendemain, je suis retourné là-haut vers le Nord et on a fait comme Jacky avait dit. Et ça a marché du feu de Dieu. Partout, les fouilles se sont développées sur la base de conventions signées avec les aménageurs. D’abord chez les émules de Jacky, puis partout dans le pays. On a commencé à avoir, de manière permanente, des fouilleurs professionnels et de l’argent pour les faire travailler. Pour la première fois, on pouvait être payé pour faire des fouilles et gagner sa vie grâce à cela. Puis ça a pris de l’ampleur. L’association créée en 1973 par le Ministère de la Culture pour gérer les maigres fonds de l’archéologie — l’Afan (Association pour les Fouilles archéologiques nationales) — s’est rapidement retrouvée à gérer des dizaines de millions et des centaines d’employés. Pendant une petite dizaine d’années, on a pu fonctionner de manière relativement autonome, jusque vers le début des années 1990. Nos moyens étaient limités, mais nous nous étions dotés de véritables brigades d’intervention archéologique, qui s’étaient spécialisées dans différents types de fouilles. On fouillait désormais non seulement en ville, mais aussi sur les sites établis en milieu rural qui étaient menacés en particulier par les travaux de carrière.
La situation a changé lorsque l’Afan s’est émancipée de la tutelle du ministère de la Culture et a installé son siège à Paris. Elle a commencé à fonctionner comme une entreprise indépendante. La nature du travail a changé, et ceux qui le réalisent aussi. Régie comme intervention accompagnant les travaux d’aménagement, la fouille s’est muée en un travail d’exécution et les fouilleurs ont été transformés en agents. Le travail de terrain s’est normalisé en se standardisant ; puis il s’est automatisé en se rationalisant. On s’est mis à appliquer des procédures. Les fouilleurs ont cessé d’être les concepteurs de leur travail sur le terrain, en même temps qu’on les affublait de titres pompeux : ils étaient désormais des « herros » (RO, pour responsable d’opération) ou sinon des ingénieurs chargés de recherches. Mais la stratégie de fouille leur était retirée. Réduits à un statut d’exécutants, ils étaient devenus des prolétaires de l’archéologie ; n’ayant, comme le dit Marx, plus que leur simple force de travail à offrir.
Puis il y a eu la loi de 2001, qui a inscrit la prise en compte du patrimoine archéologique dans les opérations d’aménagement, en imposant le financement des fouilles aux aménageurs. Elle a liquidé la structure obsolète de l’Afan et a institué un nouvel organisme au titre ronflant : l’Institut national de Recherches archéologiques préventives, ou INRAP. Les mots ont changé : on n’a plus dit fouilles de sauvetage ; ce qui était désobligeant vis-à-vis des aménageurs, que l’on faisait passer pour des démolisseurs. On a utilisé désormais le vocabulaire ampoulé de la médecine — on prescrit des fouilles à titre préventif — comme si l’archéologie était une affection grave, qu’il ne fallait pas laisser proliférer. C’est la voix du marché qui s’est mise à parler, en notre nom. Et puis on a accolé le mot Recherche à Archéologie préventive, comme si c’était l’objectif premier ; alors que la priorité pour le marché — c’est-à-dire aussi pour les archéologues — c’est curer l’archéologie. Le vieux Jacky avait raison : la Loi n’a fait qu’entériner une situation de fait, en généralisant le deal génial dont il m’avait expliqué le fonctionnement. Mais au fond, la Loi n’en a pas changé les termes : l’archéologie fonctionne toujours comme un service rendu aux aménageurs. En clair, on fait toujours le sale boulot de nettoyer l’archéologie au profit des aménageurs, afin de les en débarrasser. L’archéologie n’est pas un partenaire des travaux d’aménagement — comme elle devrait l’être, si les choses étaient effectivement réglées en fonction de l’intérêt public et non des priorités du marché. Dans l’économie du marché, l’archéologie a vocation à n’être qu’une prestation.
Mais ceci n’était sans doute pas encore suffisamment clair. La Loi de 2003 a stipulé que les opérations « d’archéologie préventive » réalisées au profit des aménageurs devaient être ouvertes à la concurrence. Cela signifiait que l’INRAP n’avait plus le monopole des fouilles, et que n’importe quel opérateur public ou privé pouvait le faire à sa place — à condition qu’il ait reçu l’agrément de l’État. Ainsi, la Loi reconnaissait le caractère fondamentalement commercial du contrat passé avec les aménageurs : puisque l’enlèvement de l’archéologie constituait effectivement un service rendu contre rétribution, alors il n’y avait aucune raison que cette prestation soit l’objet d’un quelconque monopole. Et puisque c’était l’aménageur qui, en l’occurrence, était le client, il était normal que ce soit lui qui choisisse, parmi les différents prestataires qui lui proposaient leurs services, lequel d’entre eux lui fournirait l’offre la plus intéressante pour lui. Car c’est toujours l’aménageur qui paie. En clair, on a subordonné, en matière de réalisation d’opérations de sauvetage du patrimoine archéologique, l’intérêt scientifique commun à l’intérêt économique particulier. Parce que, dès l’origine, on a fait de l’archéologie l’enjeu d’un accord commercial. L’archéologie était destinée à n’être qu’un business comme un autre.
Comme dans n’importe quelle entreprise, la communication est devenue importante, afin de valoriser les produits que l’INRAP propose à ses clients. Des chargés de communication sont apparus à partir de 2005, rendant plus incertaine encore l’identité réelle du travail demandé aux agents intervenant sur le terrain. Était-ce encore de l’archéologie ou n’était-ce pas plutôt une image d’archéologie que l’on cherchait à vendre désormais ? Car derrière les images lisses diffusées dans les médias, la réalité est moins flatteuse. La mise en concurrence a fait exploser le travail d’élaboration des données archéologiques. On fouille un bout de site ici, mais l’autre bout, là, est fouillé par la concurrence. On n’en saura donc rien, ou pas grand- chose. Or la connaissance archéologique se construit dans la patiente accumulation des observations, opération après opération, année après année. À quoi sert désormais le travail sur le terrain, si ce n’est plus cela ? Il n’est pas étonnant de constater, dans ces conditions, que l’archéologie préventive est devenue l’un des secteurs d’activité où les troubles psycho- professionnels — comme on dit — ont pris une importance inquiétante.
Et puis il y a la question des archives de fouille, qui ne sont plus centralisées nulle part et qui risquent de finir à la poubelle lorsqu’un opérateur privé fera faillite ou abandonnera son activité. Cela s’est vu : en Irlande, notamment. Se pose aussi, désormais, la question de la conservation des vestiges archéologiques extraits des fouilles, dont la croissance est exponentielle, et qui commencent à saturer les locaux où ils continuent à s’accumuler sans cesse. Qu’en faire ? Certains pensent qu’il faudrait les ré-enfouir après étude, comme s’il n’y avait rien d’autre à en tirer que leur simple identification. D’autres, plus malins, pourraient se dire que la solution du problème est à la source : en évitant directement de prélever le matériel archéologique sur le terrain. Cela s’est fait, en Angleterre évidemment. Dans ces conditions, l’archéologie ne peut plus se constituer dans le long terme ; elle n’existe désormais plus que dans l’instant présent, au moment où elle se fait. À peine réalisée, toute fouille est déjà périmée donc jetable. Ainsi, la fouille n’a-t-elle plus ni passé ni avenir ; elle aussi est devenue un produit de consommation. Car, sous la Loi du marché, toute chose doit devenir un produit consommable, plus exactement une marchandise.
La pression du marché attaque non seulement la fouille, qu’elle transforme en marchandise, mais elle s’en prend aussi aux personnes qui travaillent sur le terrain. L’absence d’alternative, la routine, surtout, d’un travail dont ils ne sont pas maîtres, éloignent ces hommes et ces femmes chaque jour davantage des préoccupations éthiques qui devraient être les leurs, en tant qu’archéologues. Sur des zones d’aménagement fortement contestées par l’opinion — parce que s’y pose explicitement la question de leur nocivité pour la population — ils interviennent, parfois sous protection policière, pour faire leur besogne. Ils y vont, disent-ils, parce que sinon c’est la concurrence qui le fera. Plus couramment, dans les terrains expropriés au profit des projets d’aménagement, ils ravagent les jardins ouvriers ou les petites propriétés individuelles, pour y ouvrir des tranchées d’évaluation, sans réaliser qu’ils sont les premiers à traduire sur le terrain, en actes concrets, la violence aveugle du monde qu’ils représentent malgré eux auprès d’une population locale de plus en plus fragilisée, économiquement et socialement. L’archéologie est devenue non seulement l’auxiliaire des aménageurs, son avant- garde en quelque sorte, mais aussi et surtout l’instrument de la Loi du marché. Son capital de sympathie, qui était immense dans l’opinion, s’est beaucoup dévalué : l’archéologie inspire désormais de la méfiance, ou bien du désintérêt. Cela n’a rien d’étonnant ; dans ses conditions de fonctionnement actuel, l’archéologie a été déchue de son rôle social. Elle ne relie plus les gens en leur restituant un héritage commun, une richesse fragile appartenant à tous ; elle contribue au contraire à les spolier de cette mémoire des lieux dans lesquels ils vivent et travaillent.
Ça n’est pas cela qu’on voulait ; ça n’est pas ça du tout. On s’est gravement plantés sur toute la ligne. On a beau se repasser le film de ce qui s’est passé, on ne voit pas où on a commis des erreurs, ni surtout comment on aurait pu faire autrement. À un moment, ça nous a échappé. Et quand ça a pris de l’ampleur, on a été dégagés au profit des gestionnaires, qui se sont emparés de notre petit « business ». Mais en réalité, ça nous échappait dès le début. On a cru qu’on pouvait agir sur les choses, alors qu’on ne contrôlait rien du tout. La « Main invisible du marché » était au-dessus de nos têtes et on ne la voyait pas. On s’est crus malins, mais on a surtout été naïfs. On ne s’est pas rendu compte qu’on se mettait au service du marché dès lors que l’on cessait de penser comme des archéologues — comment fouiller ce site ; pour en tirer quoi ? — pour commencer à raisonner comme des gestionnaires : combien de mètres cubes de terre à déplacer ? Combien de structures archéologiques à fouiller ? Et combien de jours/hommes pour y parvenir ? La fouille est devenue une mécanique, qui reposait sur le « traitement » d’éléments interchangeables ; un trou de poteau ici équivalant strictement à un autre trou de poteau ailleurs, dans un autre site, quel qu’il soit. La notion de contexte, pourtant si essentielle jusqu’alors, a commencé à se vider de son sens, au profit d’une pure logique de quantification.
Est-ce qu’on a rendu le monde pire que ce qu’il aurait pu être ? C’est la question qu’on se pose, au fond de nous. Ce sont les générations suivantes qui le diront. On leur laisse l’archéologie dans un sale état, mais les enjeux pour lesquels on s’est battus sont plus que jamais d’actualité. L’archéologie n’est pas à vendre, car elle ne peut être en aucune manière un produit ; c’est un héritage commun, dont dispose la collectivité. Et c’est pour le bénéfice de tous qu’il faut en prendre soin, précisément parce que cet héritage archéologique est un bien commun inaliénable. L’archéologie ne délivre pas de service et les archéologues ne sont pas des agents qui travaillent pour des clients. L’archéologie transmet l’héritage archéologique du passé aux générations à venir et les archéologues œuvrent pour la collectivité. Cela n’a pas de sens autrement. C’est cela que nous devons défendre ; c’est cela que nous devons restaurer. Ce combat est désormais la responsabilité des jeunes générations. Mais elles sont démobilisées par la perte de sens de leur travail, isolées par le fractionnement de leur activité et surtout réduites au silence par la précarisation de leur emploi. Nous avons été stupides, jusqu’au bout, mais nous ne renoncerons pas. Car si nous renonçons alors, oui, c’en sera vraiment fini de l’archéologie, de ce qu’elle doit être.
Laurent Olivier (Conservateur en chef du patrimoine, responsable des collections d’archéologie celtique et gauloise du musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye)
Remerciements : l’auteur remercie chaleureusement, pour leur aide Jean-Marie Blaising (ex-archéologue à l’AFAN, puis à l’INRAP), Jean-Pierre Legendre (Conservateur en chef du Patrimoine au Service régional d’Archéologie de Rhône-Alpes, Lyon) et Laurence Ollivier (Ingénieure d’études au Service régional d’Archéologie de Rhône- Alpes, Lyon).
Ce texte est la version française d’un chapitre écrit en anglais, publié sous le titre : « How I Learned the Law of the Market », in Pablo Aparicio Resco (dir.), Archaeology and Neoliberalism. Madrid, JAS Arqueologia Editorial, 2016, p. 223-237.
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