Changement climatique et précarité des conditions de travail : un cocktail périlleux pour les saisonnier.e.s

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Le travail tue

Par le Collectif de Saisonnier.e.s, El Eco Saisonnier [1], accompagné de la chercheure-intervenante Fabienne Goutille [2]

6 saisonnier.e.s sont décédés lors des 15 premiers jours de vendanges dans l’Est de la France (4 en Champagne, et 2 en Beaujolais). Âgé.e.s de 19 à 60 ans, il ont tous été victimes d’arrêts cardiaques dans le contexte d’une canicule sans précédent, qui semble en avoir été le facteur principal.

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Extraits d’articles de presse parus en ligne concernant le décès des vendangeurs (septembre 2023)

En premier lieu, nous exprimons nos condoléances les plus sincères à leurs familles, amis et collègues.
Cela ne devrait jamais arriver. Qu’ils reposent en paix.

En deuxième lieu, même si ce n’est pas l’objet central de cet article, nous tenons à exprimer notre solidarité avec les Saisonniers victimes présumées de traite humaine lors des vendanges, et dans l’agriculture en général. Toute notre admiration et soutien à celles et ceux qui ont eu le courage d’en parler et de dénoncer la situation. [3]

Ce drame n’est malheureusement pas le premier, et ne sera pas le dernier vu les conditions de vie au travail et hors-travail des saisonnier.e.s agricoles. Chaque année des ouvriers souffrent et meurent dans l’indifférence ou l’invisibilisation générale. Pourtant ces travailleurs sont des êtres humains, méritant, comme tout à chacun, de travailler dans des conditions dignes et en sécurité. Ils sont indispensables au fonctionnement de l’agriculture et à ses rendements qui lui procurent la place de deuxième secteur excédentaire français.

Comment dans un secteur comme la viticulture peut-on faire face à un constat si macabre ?
Combien de temps faudra-t-il pour que les institutions protègent celles et ceux qui font vivre l’agriculture française ?
La vie des saisonnier.e.s mérite d’être préservée !

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Illustration d’El eco saisonnier (septembre 2023)

Face à la situation et à la réponse du Syndicat Général de Vignerons (SGV) [4] relayée par les médias (illustrée ci-contre), nous prenons la parole, pour témoigner et alerter des dangers qui menacent la vie des saisonnier.e.s au travail. Si les saisonnier.e.s avaient autant d’influence sur l’organisation des vendanges que le suggère le SGV, ils et elles auraient probablement déjà obtenu de meilleures conditions de vie, de logement, de travail et de rémunération.

En réalité, la précarité des saisonnier.e.s liée à leurs statuts (contrats TESA ou contrats temporaires, travailleurs/euses détaché.e.s), à leurs conditions d’hébergement (hébergement en plein air et non sécurisé, sans logement fixe, logement éloigné du lieu de résidence habituel, logement dépendant de l’employeur) et de vie (barrière de la langue, difficulté d’accéder au système médical et juridique français, etc.) ne permet pas de revendiquer quoi que ce soit sans risquer gros (une mise à pied, un licenciement, une perte de logement).

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Campement de Moussy, destiné aux vendangeurs recrutés par un prestataire de service (UD CGT Marne, septembre 2023)

Le milieu agricole dispose de flexibilités pour garantir la productivité et limiter les pertes, par exemple en augmentant le temps de travail hebdomadaire autorisé dans le Code du travail (de 48h à 60h par semaine, voir 72h en Champagne [5], journées de travail supérieures à 10h, augmentation du nombre de jours de travail successifs et réduction du temps de repos). Dans certaines régions, les employeurs agricoles vont jusqu’à obtenir des dérogations pour louer ou fournir des logements ne répondant pas aux normes du Code rural (dortoirs pour 10 personnes, logement sans eau, camping sans ombre, etc.) [6]. Parfois encore, les accès aux terrains communaux sont interdits [7], ce qui entraîne le développement de campements de fortune qui mettent les saisonnier.e.s en situation de risques.

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Capture d’écran d’un vidéo d’un campement à Montgrimaux (Intersyndicat CGT du Champagne, septembre 2033)

De l’autre côté, pour les saisonnier.e.s, aucune dérogation et ou mesure protectrice (arrêté préfectoral par exemple) n’impose un arrêt du travail pendant les heures les plus chaudes. Une mesure protectrice globale viendrait protéger la santé, le travail et l’emploi, sans entraîner de risque de pénalités économiques ou de licenciement pour les travailleurs les plus précaires. Cela demanderait que les institutions soient dotées des moyens nécessaires pour protéger le travail et la vie des saisonnier.e.s.

La prévention et l’information dirigée aux saisonnier.e.s n’arrive pas toujours jusqu’aux personnes concernées. Les messages d’alerte et de prévention aux exploitants sont également insuffisants.

Les informations ci-dessous devraient pouvoir être connues de toutes et tous.

Les risques physiologiques liés à la chaleur qui sont connus ne peuvent plus être ignorés

Risque de décès plusieurs jours après l’exposition : En cas de fortes chaleurs ou de canicule et soumis à un effort physique intense, les effets sur le corps à court et long terme peuvent être irrémédiables (l’hyperthermie peut créer des lésions cellulaires) et entraîner des symptômes qui peuvent se manifester jusqu’à 10 jours suivant l’exposition (Santé publique France, 2023) [8]. C’est ce qui est arrivé à l’une des victimes qui, après un malaise au travail, est décédée d’un arrêt cardiaque à son domicile quelques jours plus tard [9].

L’humidité ambiante, un facteur aggravant : Bien que la température de 34⁰C à l’ombre ne semble pas très élevée, la chaleur sous en climat humide est plus dangereuse que sous un climat sec ; elle oblige le corps à faire un effort supplémentaire pour respirer, et l’humidité ambiante ne permet pas à la sueur de s’évaporer, un processus essentiel pour réguler la température corporelle [10] (INRS, 2022).

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Illustration d’El eco saisonnier (septembre 2023)

Différence entre température annoncée (ou mesurée) et température ressentie : Il faut rester aussi vigilant sur la température qui peut être réellement ressentie, car les températures annoncées par les chaînes météo sont calculées à l’ombre : 34⁰C à l’ombre signifie qu’il peut facilement faire plus de 40⁰C au soleil, surtout si le sol n’est pas recouvert d’herbe ou de végétation sèche (avec de la terre nue ou, pire encore, du goudron) (Ibid.).

Une adaptation différente pour chacun : Le corps d’une personne vivant dans une région fraîche est, en général, moins habitué et résistant à la chaleur que celui d’une personne qui habite dans une région plus chaude.

3 jours à risques avant l’acclimatation : Il faut 3 jours de fortes chaleurs consécutives pour lancer une alerte orange canicule, donc des mesures de prévention des risques. Ce sont justement ces jours durant lesquels le corps sera le plus vulnérable, le temps qu’il s’adapte à la chaleur (8-12 jours pour une acclimatation complète) (Ibid.).

D’après notre échange avec la DREETS, 40⁰C c’est la température à partir de laquelle l’Inspection du travail peut appliquer une décision administrative de fermeture d’une entreprise, dans un lieu clos. Cela s’applique aux boulangeries, aux usines ou aux serres, mais pas aux vignobles ou à d’autres travaux en plein air, car il ne s’agit pas de lieux fermés. Bien que l’INRS indique qu’à partir de 28⁰C, il existe des risques liés à la chaleur dans les travaux physiques à l’extérieur, et que 33⁰C dans les serres est considéré comme un risque suffisant (Ibid.), il n’existe toujours pas de procédure similaire visant à protéger la santé des travailleurs agricoles. En effet, le code du travail ne précise pas la température à partir de laquelle un arrêt de travail peut être exigé dans les travaux agricoles extérieurs.

Pour limiter ces problèmes, la France pourrait à l’instar de l’Espagne, un pays accusant de hautes températures, fixer une limite légale de température pour le travail physique en extérieur. A savoir que cette limite a entraîné dans certaines régions un décalage des horaires de travail avant le lever du jour, par exemple dans des provinces comme Valladolid et certains domaines français [11].

Le travail sous fortes chaleurs n’est pas le seul responsable de la vulnérabilité des saisonnier.e.s. La préservation de leur santé passe aussi par leurs conditions de logement ; pour permettre au corps de récupérer, il est absolument nécessaire de pouvoir se reposer au sein de logements tempérés. Avec les températures actuelles qu’accuse le monde agricole français, les possibilités d’hébergement destinées aux saisonnier.e.s ne peuvent plus se limiter à des campings nus, parfois dépourvus d’ombre et de services de base tel que l’accès à l’eau [12]. Or, aujourd’hui encore, et dans des régions prestigieuses au niveau viticole, prolifèrent des offres de logement indignes que l’on fait payer à des saisonnier.e.s expulsés de campements de fortune (terrains sans électricité et/ou sans ombre pour plus de 240 euros par mois) [13].

Les communautés de commune devraient pouvoir être soutenues par l’État pour offrir des conditions dignes à cette main d’œuvre saisonnière nécessaire à la France. Mais si divers employeurs, même modestes, y parviennent, pourquoi certaines grandes entreprises n’accueillent pas encore dignement les ouvriers ?

Combien faudra-t-il encore de morts ? Au moins 6 morts suite aux fortes chaleurs en 2023, et 6 décès provoqués par le froid ces dernières années. El Eco saisonnier a également eu connaissance de plusieurs hospitalisations graves suites à des conditions de travail et d’accueil délétères.

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Captures d’écran d’une vidéo transmise par un saisonnier à El Eco saisonnier, d’un terrain hippique converti en camping d’accueil de vendangeurs près de St. Georges de Nuit

De manière générale, les conditions de travail, d’accueil et de rémunération des saisonnier.e.s doivent et auraient déjà dues être améliorées. Face au changement climatique, il faut impérativement accélérer cette réparation, cela implique aussi des évolutions dans les méthodes de travail et dans le modèle agricole actuel.

En attendant que les institutions mettent en place des mesures efficaces pour protéger les ouvriers agricoles en cas de forte chaleur, El Eco Saisonnier choisit d’agir avec sa communauté élargie de recherche. C’est ainsi qu’il est entré en relation avec l’Inspection du travail. L’encadré ci-dessous retrace les principales procédures et actions envisageables pour faire face à un employeur qui ne prend pas les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé de ses salariés notamment au regard de températures extérieures.

Ces procédures restent fastidieuses à mettre en place en cas d’urgence et nécessitent une fine connaissance du Code du travail, sans vous prémunir complètement d’un licenciement. Elles ne remplacent pas l’efficacité des campagnes de prévention et d’information de la population et des employeurs. Mais, dans tous les cas, et selon le Code du travail, en cas de trop fortes chaleurs, tous les travailleurs doivent pouvoir se mettre à l’ombre, s’hydrater et cesser le travail si nécessaire. Nos vies valent plus que quelques grappes de raisin !

Concernant le travail physique en extérieur, Mesures de précaution à suivre par les employeurs en cas de canicule : ALERTE ORANGE/ROUGE

Changer les horaires de travail pour éviter les heures les plus chaudes
• Assurer une quantité suffisante d’eau fraîche
Réduire le rythme de travail
• Faire des pauses plus fréquentes et/ou plus longues avec une petite installation d’ombrage, s’il n’y a pas d’arbres à proximité de la parcelle.

En cas de non-respect de ces mesures, vous pouvez avertir l’inspection du travail (en cas d’alerte orange il suffit de l’appel d’une seule personne). Pour entamer cette procédure, il est recommandé de le faire par téléphone. Il n’est pas nécessaire d’avoir un niveau de français élevé pour le faire ; il suffit de dire : « mon patron ne respecte pas les mesures de précaution en cas de canicule », suivi du nom et du prénom de l’employeur (ou entreprise), et de la personne qui signale (qui reste confidentiel).

Dans un premier temps, l’inspection du travail peut intervenir et mettre en demeure l’entreprise d’arrêter le travail jusqu’à la mise en place de ces mesures. Il y a encore des employeurs qui ne sont pas conscients des dangers du travail sous une telle chaleur mais, en général, ils réagissent et ne sont pas sanctionnés (régularisation à l’amiable). En cas de non-respect de cet avertissement, l’inspection du travail informe l’employeur de son infraction (« verbalisation » ou « procès-verbal ») et la plainte est ensuite transmise au procureur de la République, et il sera confronté à des sanctions lourdes.

La loi ne permet pas de renvoyer une personne qui demande de ralentir la cadence de travail (que ce soit pour vous, ou un collègue qui refuse de reconnaître qu’il fait trop d’effort), cela irait à l’encontre du droit à la préservation et peut être considéré comme un ABUS DE DROIT ; bien que l’employeur ne puisse pas être contraint de vous réintégrer au travail, il devra vous verser une indemnité.

Une autre mesure possible consiste à appliquer son droit de retrait. Il peut être compliqué de l’appliquer en cas de canicule, car le Code du travail ne fixe pas un seuil de température et d’humidité maximales et les premiers symptômes de coup de chaleur, d’insolation, de descente de sodium, ... ne sont pas suffisamment forts pour être considérés comme un « risque grave et imminent ». Cependant, en cas d’apparition d’un symptôme, l’inspection du travail nous encourage à recourir au droit de retrait et à nous mettre immédiatement à l’ombre, à boire et à cesser toute activité physique. L’employeur n’a pas le droit de vous empêcher d’arrêter le travail, et s’il le fait, cela doit être signalé à l’inspection du travail (il est préférable que vous ayez des témoins). La procédure du droit de retrait est la suivante :

1- se mettre en sécurité.
2- Informer l’employeur verbalement et par écrit (courriel par exemple) que vous bénéficiez du droit de retrait.
3- Informer l’inspection du travail dès que possible, en envoyant une copie du courriel que vous avez envoyé à l’employeur.

Aidez le/la collègue qui se sent mal à prendre le droit de retrait et à suivre cette procédure (compliquée à mettre en place en cas de malaise). Accompagnez-le/la jusqu’à la disparition des symptômes, si l’employeur ne le/la prend pas en charge. Appelez le 15 en cas de syncope, convulsions ou si les symptômes persistent*.

Prenez soin de vous, de vos collègues et écoutez votre corps !

*Plus d’informations dans le guide de l’INRS : https://www.inrs.fr/dms/inrs/GenerationPDF/accueil/risques/chaleur/Travail%20%C3%A0%20la%20chaleur.pdf

Notes

[1El Eco saisonnier est une plateforme d’informations destinées aux travailleurs agricoles saisonniers en France, notamment aux étrangers. Cette initiative a été lancée début 2023 sur la base des questions et problèmes régulièrement soulevés dans les groupes WhatsApp saisonniers.
http://elecosaisonnier.wordpress.com
Facebook : https://www.facebook.com/profile.php?id=100090059473708

[2Chercheure-intervenante en sciences humaines et sociales, au laboratoire EPICENE (Université de Bordeaux) et associée à l’équipe ETTIS (INRAE) avec qui elle a accompagné depuis 2022 les saisonnier.e.s agricoles au sein de groupes WhatsApp

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