BLOQUONS TOUT !

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Le mouvement contre la LRU s’inscrit dans une histoire, une série
qui court du printemps lycéen de 2005 à la révolte des banlieues en
novembre de la même année, du mouvement anti-CPE, aux émeutes post-
électorales de mai dernier. Cette histoire est animée par une circulation
des émotions, des gestes, des pratiques. Cet automne a aussi été
marqué par la multiplication des foyers de contestations : mobilisations
dans la fonction publique, grèves chez EDF-GDF, Alcatel, blocage des
dépôts de carburants par les marins pêcheurs, émeutes à Villiers-
le-Bel. Il revient aux cheminots d’avoir ouvert le bal en octobre, et
donné le ton en bloquant la quasi-totalité du trafic ferroviaire.

DANS CE CONTEXTE, le mouvement étudiant
contre la LRU était d’emblée politique.
Pour la gauche et ses appareils syndicaux, les
mouvements sociaux partent d’une volonté
de « protester contre la casse du service
public », de « stopper le gouvernement » et
de lui « imposer des reculs », comme aiment
à le plastronner les leaders étudiants. Pour
nous, ce mouvement étudiant contre la
LRU part plus simplement d’un besoin
d’interruption, d’un désir d’arrêt et de
rupture : s’arrêter collectivement d’être des
étudiants.

1968, 1986, 2006 : les mouvements étudiants
sont porteurs d’une force de débordement.
Pourtant en 2008, elle semble avoir été bien
faible. L’ennui propre aux existences indi-
viduelles dans les démocraties modernes a
certes été rompu pendant ce mois de grève
et d’occupation. On a vu çà et là des compli-
cités se nouer et des bandes se créer. Mais
ces amitiés naissantes ne furent jamais en
mesure d’anéantir la dissociation entre vie
personnelle et engagement politique, d’inven-
ter des manières d’être ensemble qui soient
aussi des formes de résistance, pour que la
catégorie même d’engagement perde tout son
sens. Si le spleen étudiant fut provisoirement
brisé, ce fut au prix d’une lutte, d’un combat
acharné tant il y eu, du coté d’une partie des
grévistes, une recherche effrénée de « crédibi-
lité », un désir d’être pris au sérieux par ceux
qui ne partageaient pas leur lutte. Partout,
il y avait cette volonté affichée de coller à
l’idéal de l’étudiant contestataire, celui qui
connaît la loi sur le bout des doigts, qui est
« informé » et qui sait de quoi il parle, celui
qui ne fait pas que protester mais qui for-
mule aussi des « contre-propositions », qui est
responsable dans ses moyens d’agir comme
dans ses revendications. En AG comme sur
les blocages, il fallait rester poli et respecta-
ble, faire bonne figure, y compris contre les
ennemis déclarés du mouvement, ceux qui
s’organisaient en vue de l’écraser – même
après plusieurs semaines de conflit, insulter
un anti-bloqueur était encore perçu par cer-
tains comme un acte agressif et donc condam-
nable. « Faire l’unité », « Massifier », « Rester
crédible », tels sont les trois mots d’ordre qui
finirent par dominer le mouvement, par le
vider de toute l’énergie que l’interruption des
cours avait laissé échapper.

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Il faut préciser que le mouvement faisait
suite à celui du printemps 2006 (anti-CPE)
qui avait vu le gouvernement de l’époque
et les présidents d’université quelque peu
surpris et dépassés par le cours de la lutte,
notamment par la généralisation du blocage
ou l’occupation des facs et des lycées dans
tout le pays pendant plusieurs semaines. Le
pouvoir a donc appris, patiemment. Il a tiré
les leçons de son échec. Et cette fois-ci, c’est
le recours immédiat aux forces de l’ordre et
aux référendums pour débloquer les facs qui
se sont généralisés. Cette situation atypique
(présence répétée des CRS dans les facs et
votes électroniques ou à bulletin secret pour
casser le blocage), qui rendait pour une fois
le conflit apparent et sensible, ne fut pas
en mesure de provoquer autre chose, chez
bon nombre d’étudiants, qu’une succession
d’indignations morales. Elles se traduisirent
par des condamnations vexées, dans un premier temps, à l’égard du gouvernement qui
« marchandise le savoir » et « privatise les
facs » pour ensuite se retourner contre les
présidents d’université qui « ne respectent
pas les décisions d’AG » puis qui finalement
n’hésitent même plus à « envoyer la police
sur leurs propres étudiants ». Toute cette
bonne volonté scandalisée de citoyen-outragé-dans-son-bon-droit ne trouva jamais un
espace où se concrétiser, où exister autrement
que comme simple accusation qui n’engage
précisément à rien. Ce furent des invocations
 durcir la lutte ! »), des tracts rageurs contre
l’administration (mais pas d’attaques concrètes contre elle), des appels au boycott des
scrutins et des refus d’entrer dans la fac lorsque la police en gardait les entrées. Et rien de
plus. Aucun actes de blocages de carrefours,
de centre de tri, de voies de train, etc. Toute
l’expérience et les savoirs du mouvement
anti-CPE semblaient s’être volatilisés.

Il y a une impuissance évidente des mouvements sociaux qui prend sa source tant
dans l’urgence qui les constitue et qui leur
donne leur rythme, que dans leur utilisation
frénétique des modes de contestation propres à la politique classique : les réunions,
les assemblées générales, les cortèges, les
négociations, etc. Pas de place pour la prise
en compte, sur un mode collectif et effectif,
des attachements qui nous constituent. Pas
la moindre interrogation donc sur la nature
de ces liens, qui nous affectent ou nous laissent indifférents, nous font travailler ou nous
mettent au chômage, nous rendent nerveux
ou nous détendent, nous libèrent ou nous
asservissent. D’ailleurs, pendant le mouvement, il n’en était pas même question. On
était là pour lutter contre un projet de loi,
« pas pour s’amuser » sermonnaient les syndicalistes à ceux qui choisissaient de vivre,
vraiment. Tout ce qui dépassait le cadre militant traditionnel était soit vu comme puéril
et sans importance, soit considéré comme
dangereux et donc à combattre. Certains ne
cachaient d’ailleurs pas leur aversion et leur
crainte pour les tendances du mouvement qui
s’organisaient en vue de son dépassement.
« On essaie de les contenir, mais ce n’est pas
évident » lâchait un responsable de SUD-étudiants à un journaliste de Libération au sujet
de ceux qui « renâclent à la structuration et
poussent à la radicalisation, même lorsque le
rapport de force n’est pas favorable ».

S’engager. S’engager publiquement.
S’engager publiquement pour une bonne
cause.

Prendre position. Sortir de sa réserve. S’indigner et s’enthousiasmer. Passer de l’état de
spectateur à celui d’acteur, de sujet. Sensation
enivrante de « faire bouger les choses ». On
expérimente à l’arrache d’autres façons d’être
au monde, sur un mode plus collectif. On
se sent portés par le mouvement – par les
occasions de rencontres qu’il procure, par la
rupture avec la vie quotidienne qu’il provoque – autant qu’on le porte soi-même.

Les mouvements sociaux suscitent bien peu
de remises en cause chez ceux qui les vivent.
À peine touchent-ils à leur fin que leurs leaders s’empressent de, comme ils le disent
eux-mêmes, « capitaliser » l’énergie qui s’y
est accumulée et consumée pour envisager
les prochaines luttes. Se traîner de défaites
complètes en micro-défaites ne les affolent
pas : « c’est ainsi », « on n’y peut rien », répondent-ils. Il faut bien « faire avec », se contenter
du peu qu’on a ; attendre une période plus
propice, des jours meilleurs. Les « conditions
objectives » tardant décidément à s’objectiver,
il faut mettre de l’eau dans son vin et patienter. De mouvement social en mouvement
social, on finira enfin par « conscientiser
les gens ». Avant cela, il importe de rester
crédible. De toute façon, hormis ces rares
moments d’euphorie collective, ces « temps
forts », que faire ? Les fins de mouvements
étudiants sont à ce titre exemplaires : on peut
y voir les petits chefs de la contestation se
battre entre eux pour enrôler de la chair nouvellement politisée, quand d’autres appellent
de leurs voeux un énième collectif unitaire
étudiant qui, en recueillant les divers résidus
du mouvement, dépasserait les clivages syndicaux traditionnels…

Le blocage et la grève ont ceci de désagréable pour les tenants de la démocratie qu’ils
créent des situations qui obligent ceux qui y
sont confrontés à prendre position, à prendre
parti (pour ou contre la grève, le blocage, le gouvernement, etc.) en somme à se détacher
et à s’attacher autrement. Le blocage pose
physiquement une situation qui partage l’espace : on est d’un côté ou de l’autre de la bar-
ricade, qu’elle soit faite de chaises, de pavés
ou de bagnoles incendiées. C’est en soi une
pratique de re-politisation, qui s’oppose à la
neutralisation des conflits politiques dans une
vague soupe démocratique que tout le monde
trouve amère, et qui permet aux dominants,
bien que moins nombreux, de toujours l’emporter. En situation de grève et d’occupation,
le rêve du « vivre ensemble » est rompu de
façon pratique. Des clivages et des tensions
renaissent. Mais même cet état de fait, cette
division éthique et politique qui s’instaure en
situation de rupture, on ne veut pas l’admettre, on la refuse et on la combat sans relâche,
tant du coté des grévistes – « je ne veux pas
qu’il y ait de front, préservons le dialogue »,
ne cessait de répéter un étudiant de LO – que
du coté des professeurs et des personnels –
en étant trop radical dans les revendications,
n’allait-on pas dissuader d’autres collègues de
rejoindre le mouvement, se demandaient-ils
à chaque AG – et bien sûr du coté de la masse
des anti-bloqueurs qui se mobilisaient, eux
aussi, à chaque AG pour venir voter la fin
du blocage et pour pouvoir enfin retourner
à la routine étudiante. De part et d’autre, il
y avait une fuite hors situation, une hantise
qu’une fracture s’institue dans le corps universitaire, une peur viscérale que les camps
se dessinent et que des différences de point
de vue s’affrontent.

Face à ces situations extraordinaires qui se
produisent encore de temps en temps, il y a
une nouvelle forme de grève qui se dessine
petit à petit. La loi sur le service minimum
dans les transports en est un avant-goût. On
aura toujours le droit de faire grève mais certainement pas celui d’interrompre les flux
et encore moins d’empêcher quiconque de
se déplacer. Adieu les piquets de grève et
toute la force qu’ils pouvaient donner à des
grévistes. D’une pratique à l’origine sauvage
et incontrôlable, la grève devient alors individuelle, elle se mue en question personnelle
qu’on se pose en son for intérieur, un for intérieur qu’on invite à s’épancher dans l’isoloir
précédant l’urne, destinée à recevoir des cendres de révolte… Surtout, la grève perd de
son impact matériel pour n’être plus qu’une
gesticulation spectaculaire.
La stratégie pour nous écraser est plus
subtile qu’une éradication violente : c’est
une déréalisation systématique de nos
résistances, une neutralisation dans des bulles
symboliques, déconnectées de la pratique.
Et le politique devient de la politique (du
spectacle politicien). Pondre une loi pour des
grèves sans piquets, c’est dire à des résistants
« on vous laisse les fusils, mais on vous retire
les balles ». Et pour ceux qui garderaient
des balles, on revient à l’éradication pure
et simple (la répression qui avance sur
son trépied police-justice-prison). D’où la
nécessité d’être solidaires, dès maintenant.

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