Seulement voilà, c’est aussi le livre préféré de Barack Obama et de Bill Gates.
Comment peut-il plaire à des personnes aussi variées ?
Sapiens raconte l’histoire de l’humanité de ses origines à aujourd’hui. Il réalise la prouesse d’offrir à tout.e lecteur.rice une histoire exhaustive et scientifique dans un format digeste. Sapiens est simple, léger, intriguant, volontiers provocateur, tantôt critique du capitalisme occidental, tantôt positif. Il n’emploie jamais de mot abrupt, trop conceptuel, trop militant. Il offre cette délicieuse qualité d’être à la fois lucide sur la fatalité du monde et optimiste pour l’avenir. C’est une consolation nécessaire, en ces temps embrumés. Il confère, à la dure réalité du monde, le relativisme tranquille de l’ascèse bouddhiste, marinée dans l’équivalence post-moderne.
Peut-être est-ce une bonne chose pour Zuckerberg, que la consolation. Certes nous cherchons tou.tes un peu de hauteur pour s’extirper du nihilisme ambiant. Mais fait-il bon planer aux côtés de Yuval ?
D’abord, la forme inspire méfiance. Le livre est lourd, 492 pages à la police bien épaisse, édité chez Albin Michel. Il prend de la place dans une bibliothèque, il se lit dans un salon haut de plafond, pas en vadrouille ni à l’arrêt de bus. On l’ouvre, on le feuillette. On s’aperçoit avec surprise qu’il ne contient pas la moindre source bibliographique. Là on commence à flairer l’entourloupe. On commence à lire, on cherche à comprendre le parti pris. Une historienne sérieuse doit mettre à mal ses sources, les questionner, en chercher de nouvelles. Mais Harari n’indique nulle part sa ligne scientifique, ses choix méthodiques, les documents qu’il a consultés. Il préfère en référer à un prétendu consensus scientifique, à coups de « la science converge sur ce point » ou « comme tout le monde s’accorde à dire ». Là, on fronce sérieusement les sourcils. On se méfie des arguments d’autorité au forceps qui révèlent plutôt les faiblesses cognitives de l’énonciateur. Et quand on arrive à la fin du livre les yeux rincés du mot « coopération », sans avoir nulle part lu « domination » ; en ayant vu quelques dizaines de fois « rencontre » mais jamais « conquête » ni « colonisation » ; les oreilles rabâchées de « sapiens » sans avoir jamais croisé « blancs » ni « capitalisme », on en vient à se dire que certains s’arrangent bien avec le passé. On comprend mieux qu’un discours qui nie à ce point toutes les oppositions – luttes historiques, vécus antagonistes, désaccords scientifiques – s’émet depuis le point de vue de ceux qui les domine. Que celui qui s’extraie aussi tranquillement du conflit doit bien se trouver du côté des vainqueurs.
Alors on s’attaque au contenu. Il n’y a pas d’histoire neutre. Tout discours historique s’inscrit quelque part, dans une perspective, dans un camp ou dans l’autre. Tout récit d’un certain enchaînement causal historique dessine un certain projet politique pour le présent. Y compris celui de nier tout projet à la politique, et de faire passer le futur pour inéluctable. C’est bien là la pernicieuse posture de Harari. Si l’on jette un œil aux tomes qui suivent Sapiens, Homo Deus et 21 propositions pour le XXIe siècle, ses perspectives d’avenir sont claires : autoritarisme, libéralisme mondialisé, gouvernance mondiale centralisée, technocratie. Les rêves qu’il nous propose ne nous font qu’à moitié sourire : transhumanisme cyborg, bonheur médicalement assisté, immortalité, généralisation de l’intelligence artificielle, prolongement de l’extractivisme jusqu’aux confins de la galaxie. On devine plus aisément dans quel camp il concourt et pourquoi il plaît tant à nos dirigeants. Comment sa lecture de l’histoire à l’apparence d’objectivité pose-t-elle les bases de telles prophéties ?
Harari opère habilement par négation de la réalité. Il fait preuve de prouesses rhétoriques pour semer la confusion, minimiser la violence ou effacer les contradictions. Harari est un prophète du monde unique et Sapiens en est le mythe fondateur. Ce n’est pas un anodin livre de chevet, c’est un outil de propagande et de colonisation des imaginaires redoutablement efficace.
Il a fallu s’armer d’un sérieux décidé pour voir le projet gouvernemental derrière le cynisme apparemment léger de telles affirmations : « [Les hiérarchies] permettent à de parfaits inconnus de se faire plaisir les uns les autres sans dépenser du temps et de l’énergie à faire personnellement connaissance. » Ou pour nommer l’intention derrière ces aberrations de comptoir : « Afin d’assurer sa survie et celle de ses enfants, la femme n’avait guère d’autre choix que d’en passer par les volontés de l’homme si elle voulait qu’il reste et assume une partie du fardeau. Avec le temps, les gènes féminins transmis aux générations suivantes furent donc ceux des femmes attentionnées et soumises » ou plus loin : « Si les Aztèques et les Incas avaient montré un peu plus d’intérêt pour le monde qui les entourait- et surtout avaient su le sort que les Espagnols avaient réservé à leurs voisins-, sans doute auraient-ils résisté avec plus d’ardeur et de réussite à la conquête espagnole. » Il faut déconstruire tout un raisonnement pour comprendre dans quelle logique il est possible et, apparemment, scientifique, d’énoncer de telles énormités.
Ces derniers jours, bourgeonnent et fleurissent dans les Sapiens des environs de jolis bouts de papier qui renvoient à la construction de cette critique. En suivant ce curieux jeu de piste, on trouve nouvellement sur le net un manuel d’autodéfense de la pensée et de l’imaginaire qui permet de s’armer contre ces théoriciens du monde moderne. On y trouve des outils de critique sur le plan historique, anthropologique et logique pour répondre en tout point au philosophe auto-déclaré et ses adeptes. Quelques références également pour penser l’histoire depuis le camp adverse, celui qui nomme la guerre en cours partout où l’État règne. Pour rappeler que la politique est le choix commun d’un avenir désirable, et non la soumission nécessaire à un futur programmé.
Rejoignons à notre tour le joyeux mouvement de la contre-propagande anti-hararienne. Lisons, distribuons ce manuel et joutons verbalement contre les plus aimables (car il y en a) de ses adeptes.
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