OCTOBRE 2010. FACE à un énième projet
de réforme des retraites, les syndicats
organisent un « mouvement social ». On
renoue avec ses formes un peu usées au fil
des « victoires » (mouvement de 1995, mouvement
contre le CPE) ou des « défaites »
(mouvement de 2003, mouvement contre
la LRU, pour les régimes spéciaux).
L’intersyndicale nationale, les manifestations
du mardi, les réformistes, les radicaux,
les négociations, les appels à la grève
générale ou les appels au calme. Et puis,
comme souvent ces dernières années, dans
les manifs, sur les piquets de grève, sur les
blocages de route ou de dépôt pétrolier, chacun
sent qu’il se passe aussi autre chose.
Qu’au moins se partage la même perception
de ce qu’une lutte conséquente nécessite
aujourd’hui.
Dans ce mouvement, sans avoir totalement
remplacé l’horizon de la grève
générale, une autre visée s’est immédiatement
propagée : celle du blocage généralisé.
C’est-à-dire non pas le désir que
« tout s’arrête parce que tout le monde
s’arrête », mais que plus rien ne circule
parce que nous avons bloqué. La perception
qu’être trois, quatre ou mille millions
dans la rue ne suffirait pas, mais qu’il
serait possible de freiner le cours des
choses (jusqu’à le dévier) à partir des
forces actuelles. Le mouvement contre
le CPE, dans ses dernières semaines,
avait lui aussi proclamé ce mot d’ordre :
« bloquons tout ». Un mot d’ordre qu’il ne
pouvait lui-même réaliser effectivement
mais qu’il avait au moins expérimenté :
en occupant ponctuellement des gares,
des périphériques, des centres de tri. Le
mouvement actuel part aussi de là : « il
faut bloquer l’économie, comment s’y
prendre ? » La réponse s’est imposée d’elle-
même autour de la question du pétrole.
Même si personne ne sait au fond si ça
marchera, si c’est le bon bout par lequel
attaquer ce problème, il y avait cette tentative
: organiser la pénurie d’essence. Et
voir ce qui se passera.
Un peu partout, dès la grève reconductible
votée, il a suffi que quelques grévistes adoptent
le blocage comme moyen d’action pour
que d’un peu partout on vienne les rejoindre.
Là où la grève et le sabotage ne suffisent
plus, les grévistes s’opposent eux-mêmes à
la circulation. C’est ainsi que l’on voit des
cheminots, des étudiants, des postiers, des
infirmiers, des enseignants, des dockers, des
chômeurs, bloquer ensemble les dépôts de
carburant – sans attendre les éternels appels
à une abstraite « convergence des luttes ». De
même à l’encontre des gares, des centres de
tri, des dépôts de transports en commun, des
aéroports, des autoroutes : là où quelques
dizaines de personnes suffisent à bloquer. Il
ne s’agit plus maintenant de perturber symboliquement
la circulation, comme pour désigner
ce qu’il faudrait réellement et de façon
permanente arrêter, mais bien de réfléchir à
comment stopper effectivement le pays.
Assumer pratiquement la nécessité du blocage,
c’est assumer une vue stratégique de
la situation. Que lorsque l’économie est si
dépendante de la circulation des choses, des
personnes et des informations, arrêter le travail
signifie aussi arrêter cette circulation.
Assumer de « bloquer l’économie » c’est aussi
assumer qu’il n’y pas d’« intérêt national »,
qu’il n’y a pas à « être responsable et ne pas
aggraver la crise ». Qu’il n’y a pas « notre »
économie qu’il faudrait sauvegarder, mais
qu’il y a l’économie comme ennemi. C’est
aussi un peu de cela qui s’exprime dans
ce qu’on a appelé « émeutes lycéennes » :
quand il s’agit non seulement de répondre
aux agressions policières (déblocage par la
force de lycées et contrôles quotidiens), mais
aussi de s’en prendre à ces centres villes –
pour les paralyser eux aussi.
Face à ce penchant commun de s’en prendre
à l’économie, le pouvoir (sous toutes ses
formes, gouvernementales ou syndicales)
fait jouer l’éternelle dissociation bon/mauvais
manifestant, travailleur/casseur. Une
opération certes efficace mais qui s’écrase
contre la réalité des pratiques illégales du
mouvement dans son ensemble. Quand il
s’agit de bloquer (l’approvisionnement de
pétrole par exemple) il n’est plus question
de droit – il y a un droit de grève, mais pas
de droit de blocage, cette dernière pratique
exposant immédiatement à des réponses judiciaires
et policières. Le déblocage quotidien
des dépôts de carburant, parfois à coups de
gaz lacrymogènes et de matraques, n’a cessé
de le montrer.
Bloqueurs et casseurs sont dans un même
bateau, comme le rappellent encore les déclarations
belliqueuses du gouvernement. Et
ça devient perceptible quand les cheminots
viennent en nombre au tribunal manifester
leur soutien aux lycéens arrêtés, comme ce
fut le cas à plusieurs reprises fin octobre à
Lyon ; ou quand des dockers viennent faire
sortir deux de leurs collègues du palais de
justice de Saint-Nazaire, alors que le tribunal
leur avait collé deux mois de prison ferme
avec mandat de dépôt.
La communication gouvernementale dans
son ensemble n’est pas parvenue à couvrir
la réalité. Quelques pantins ont passé leur
temps à répéter, comme s’il s’agissait de
formules magiques, « qu’il n’y aura pas de
pénurie », puis « qu’il n’y a pas de pénurie »,
puis « que la pénurie ne durera pas »... Qu’il
y aurait des « casseurs infiltrés », dont on
pourrait établir le profil sociologique et la
couleur de peau. Que les trains roulent. Que
la police n’a pas utilisé de flashball, ni de
grenades lacrymogènes. Raté.
Il n’aura échappé à personne que la station-service
du coin s’est trouvée régulièrement
à court de carburant, que le pouvoir, derrière
ses discours rassurants, est suffisamment
fébrile pour envoyer les gendarmes déloger
les blocages. Que les trains ne circulent pas
ou sont remplacés par des cars, que le trafic
de marchandises est presque au point mort.
Que mardi 19 octobre, place Bellecour, il y
avait du monde pour jeter des pierres, et
qu’en face on répliquait avec des balles en
caoutchouc.
Et maintenant ? Les directions syndicales
nous ont refait le coup des « journées
d’action nationales », toujours plus espacées
dans le temps, organisant la lente
décrue du nombre de grévistes, du nombre
de manifestants, des bons scores dans les
sondages. Pourtant les grévistes de Feyzin
avaient voté la grève illimitée. Pourtant à
Saint-Étienne l’ensemble des véhicules de
la ville, camions poubelles compris, est resté
bloqué une semaine par les agents communaux
qui faisaient piquet nuit et jour devant
le dépôt. Pourtant les caisses de grève ont
recueilli plusieurs milliers d’euros pour permettre
aux employés des raffineries ou de la
SNCF de poursuivre la grève. Les blocages,
sur plusieurs jours, de dépôts de carburant
ou de plate-formes logistiques sont devenus
des lieux de rencontre et d’élaboration. C’est
là que s’est d’abord posée la question de
comment continuer, longtemps. Et même
maintenant, avec le déblocage des raffineries
et des dépôts, avec la « suspension » de
la grève à la poste ou à la SNCF, quelque
chose persiste. Le sentiment que ça ne s’arrête
pas là, qu’on n’en restera pas là.
Il y a d’abord cette évidence logique : puisque
le mot d’ordre du mouvement a été le
blocage et non la grève, la fin de la grève
n’arrête pas le mouvement. Il y avait tous
ces gens, ces instituteurs, ces postiers, qui
n’ont peut-être cessé le travail que deux ou
trois jours ces dernières semaines mais qui
s’arrangeaient toujours pour filer un coup
de main sur les piquets de grève, et être
présents sur les blocages, après les manifestations
officielles. C’est dire qu’il pourra
toujours y avoir du monde pour les actions
à venir. Et parmi ceux qui ont repris le travail
un peu sonnés, ils sont pas mal à laisser
entendre qu’ils rentrent pour « saloper le
boulot », pour « freiner l’économie », voire
clairement pour la saboter. Pas dit que tous
les trains arrivent à l’heure dans les semaines
qui viennent.
Et au-delà de cette persistance diffuse, de
cette petite guerre contre l’économie à mener
dans son coin, des actions collectives de blocage
économique continuent à s’organiser,
de lieux en lieux. À en croire les journaux,
depuis le vote de la loi sur les retraites et la
fin de la grève, il ne se passerait plus rien.
Pourtant les « initiatives inter-professionnelles
» se multiplient. Lundi 2 novembre, des
groupes de travailleurs, d’étudiants et de précaires
ont bloqué des usines, des plate-formes
logistiques et des dépôts pétroliers à Auch,
Dijon, dans l’Ouest... Trois jours plus tard
les aéroports de Roissy, Nantes, Toulouse
sont bloqués, idem pour le port de Brest et
le dépôt pétrolier de Guéret. Des « perturbations
» sont signalées aux abords des aéroports
de Bordeaux, d’Orly. À Lyon des salariés
de l’aéroport Saint-Exupéry débrayent.
Comment rompre avec cette impression
de reflux, qui persiste malgré les actions
lancées régulièrement depuis les différents
foyers de lutte ? Comment maintenir la
situation ouverte sans les piquets de grève,
sans les réunions syndicales ou les grandes
journées d’action nationales ? Et comment
concrétiser les promesses du mouvement
et toutes les complicités qui ont commencé
à s’y nouer ?
Dans plusieurs villes, l’idée fait son chemin
d’ouvrir des Maisons de la Grève ; des lieux
où penser ensemble les points de vulnérabilité
de cette économie, pour pouvoir appuyer
là où ça fait mal. Pour faire reculer le gouvernement.
Gagner en puissance dans ces
échanges, ces partages d’idées, de temps. Les
universités occupées pourraient bien constituer
aussi des espaces pour cette élaboration.
À Grenoble, Le Mans, Limoges, Nantes, Lyon,
Rennes et Saint-Étienne, le blocage ou l’occupation
ont été votés début novembre (avec
déjà les premières interventions des flics et
les premières fermetures administratives). La
lutte se déplace, essaime, et la nécessité de
trouver des espaces pour s’organiser s’affirme
toujours davantage.
À Barcelone, c’est à partir d’une banque
réquisitionnée en plein coeur de la ville,
qu’a été organisée la « grève sociale et sauvage
» du 29 septembre. Des syndicalistes,
des précaires, des membres des associations
de quartier ou des collectifs de sans-papiers
se sont retrouvés en assemblée pour parler
politique et stratégie. Comment bloquer la
ville, y compris ses quartiers chics et ses galeries
commerçantes pour touristes ?
Toutes ces palabres ont clairement porté
leurs fruits. Le 29, dès l’aube, des piquets
bloquent les principales usines et les grands
dépôts de transports urbains. Des cortèges
sauvages arpentent la ville pour fermer
les commerces ou s’attaquer aux grandes
enseignes. Une manifestation du syndicat
majoritaire passe devant l’un des plus
grands centre commercial de la ville : ses
vitrines se font fracasser par plusieurs dizaines
de militants cagoulés. Pendant plus de
dix heures, des ouvriers, des chômeurs, des
groupes de jeunes comme des vieux habitants
s’affrontent avec la police et paralysent
la ville en montant des barricades.
Bloquer effectivement l’économie, matérialiser
les colères et la rage... Et se trouver, élaborer
des stratégies et les prémices d’une vie
commune. Voilà ce qui s’est joué avec succès
il y a un peu plus d’un mois à Barcelone.
Voilà ce qui s’est ouvert avec ce mouvement
d’octobre.
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