Le cadeau de Noël de l’usine Penarroya aux ouvriers : la mort
Le 19 décembre 1971, à l’atelier de plomb, un ouvrier tunisien, Mohamed Salem, est écrasé par un couvercle de four de 1500kg. Il était soutenu par une chaîne usée, à 1,50m du sol. Salem est dessous. Les quatre membres de l’équipe aident à pousser et à soulever la plaque car le pont roulant est trop faible. La chaîne casse au niveau du tenon rouillé. Salem n’a pas le temps de se retirer : il est écrasé.
Le patron se comporte comme un coupable
Aussitôt après l’accident, il fait mettre une chaîne neuve et plus grosse. L’autre, il la fait cacher par deux ouvriers. Puis il fait asseoir tous les ouvriers de l’atelier et leur dit : « Si on vous demande ce qui est arrivé, vous dites que vous étiez au travail et que vous n’avez rien vu ».
Quand les inspecteurs se présentent, le chef d’équipe déclare que les ouvriers soulevaient la plaque et qu’elle est retombée. La police voit la chaîne intacte. L’un des ouvriers interrogé se décide : il va chercher la chaîne brisée et devant le patron, les chefs et les ouvriers, il raconte comment s’est passé l’accident. Pendant six heures, les ouvriers débrayent.
Une usine « comme on n’en fait plus »
Dans un tract, les travailleurs expliquent :
« Nous sommes une centaine de travailleurs immigrés, Algériens, Tunisiens, Marocains. C’est nous qui faisons la plus grosse partie de la production de l’usine.
Nous travaillons à la récupération et à la fusion du plomb, de l’amuminium, du bronze. Notre travail est très dur et très pénible, mauvais pour la santé. Nous travaillons en feu continu, au milieu des fumées et des poussières qui empoisonnent non seulement l’usine mais tout le quartier. Le matériel est très vieux et nous devons tout faire à la main. En plus, les règles d’hygiène et de sécurité ne sont pas respectées. L’été, dans les bureaux, il y a des ventilateurs, mais près des fours et des broyeurs il n’y en a pas.
La récupération du plomb est un travail dangereux, il entraîne de nombreuses maladies, notamment le saturnisme (plomb dans le sang), de nombreux accidents et brûlures.
Nous travaillons 45 heures par semaine pour moins de 1000 francs.
Nous sommes entassés dans des baraques de chantier installées dans le périmètre de l’usine. »
Dossier médical de l’ouvrier Mohamed Salem, victime de l’accident mortel du 19 décembre 1971 :
date | diagnostic médical | incapacité de travail |
---|---|---|
10/12/57 | douleur de l’abdomen due au portage de poids excessifs | 27 jours |
16/11/59 | corps étranger dans l’oeil gauche | 11 jours |
26/05/63 | brûlure d’un membre supérieur | 44 jours |
22/04/67 | corps étranger dans l’oeil droit | 11 jours |
07/06/68 | plaie de la main droite (coincée) | 10 jours |
08/12/69 | brûlure de la cheville gauche | 29 jours |
19/12/71 | meurt écrasé sous un convercle de four de 1500kg | ... |
Nous réclamons le droit de vivre
Après l’accident de Salem, les ouvriers montent au bureau du patron et exposent ce qu’ils veulent : notamment 1 franc d’augmentation horaire, le contrôle des analyses médicales par les ouvriers, et la sécurité dans les ateliers. Le patron promet, rien ne vient.
9 février 1972, 14h : tous les ouvriers immigrés débrayent (un peu plus de cent au total). Les chefs et l’atelier de mécanique, une trentaine de Français et d’Italiens restent au travail.
10 février : la matin, la grève continue, les jaunes travaillent. L’après-midi, un piquet de grève se forme aux deux entrées de l’usine. Les jaunes restent dehors. Un jaune de la mécanique se présente au piquet : « C’est pas des étrangers qui vont faire régner la loi en France. Ici, la liberté du travail existe.
Quand il y a grève, il n’y a pas de liberté du travail. »
Un contremaître, Maurice, crache sur un ouvrier
Tous les jaunes devront rester dehors, sur le trottoir d’en face. Las de faire le pied de grue, ils s’en iront au bout de deux heures.
13 février : les jaunes sont décidés à entrer pour travailler. Ils ont fait passer un communiqué dans le Progrès de Lyon, disant en substance : « Nous sommes d’accord avec les revendications ; mais nous voulons la liberté du travail ; des Maghrébins ne doivent pas y faire entrave. »
Les ouvriers les attendent aux deux entrées dès six heures du matin. À 8 heures, deux jaunes apparaissent sur la pointe des pieds au coin de la rue, examinent le terrain et font signe à leurs "collègues". Ils arrivent groupés à une trentaine sur le trottoir d’en face. Le piquet resserre les rangs. Il n’y en a plus que dix qui osent traverser la rue et un seul pour réclamer : « On veut entrer. » Un ouvrier marocain, qui a déjà été gréviste au Maroc, se fâche : « Vous n’entrerez pas. » Ses frères le retiennent. En cinq minutes les jaunes repartent comme ils étaient venus.
De dépit le patron remet une convocation au tribunal pour « entrave à la liberté du travail » à trois ouvriers.
La lutte des immigrés de Penarroya concerne tous les immigrés, tous les ouvriers, toute la population
Une délégation d’ouvriers des comités de lutte d’usines de Lyon rend visite aux grévistes qui sont en réunion avec le syndicat CFDT à la maison des jeunes de Gerland (à côté de l’usine). La délégation demande à entrer dans la salle de réunion : « N’entrez pas ! Ici, c’est une réunion de Penarroya. »
« - Nous sommes des immigrés, nous sommes ouvriers comme vous, nous voulons entrer parce que nous voulons aider nos frères. » On pousse la porte. Les syndicalistes de la Bourse du travail essayent sans succès d’empêcher les ouvriers de discuter.
Un permanent syndical : « On a informé les autres usines.
- C’est faux !
- Berliet a été informé.
- J’y travaille, je n’ai rien su.
- On a informé les syndicats.
- Peut-être, mais pas les ouvriers. »
Les jeunes du quartier de Gerland, ouvriers et lycéens, viennent à une vingtaine distribuer un tract à l’usine et discuter. Encore une fois, la CFDT veut faire barrage. Un ouvrier de l’usine lance : « Il faudrait aller aux autres usines. » Conclusion des jeunes : il faut faire des collectes dans le quartier, informer les autres usines.
Voici le tract fait et diffusé par vingt jeunes ouvriers et lycéens du quartier de Gerland :
« Ouvriers de Penarroya,
Par cette lettre, les jeunes de Gerland avec quelques camarades immigrés vous apportent leur soutien moral pour la grève que vous avez engagée depuis une semaine et que l’on continuera avec vous. Camarades, ne vous découragez pas.
Continuez la lutte pour améliorer votre condition de vie, c’est-à-dire : TRAVAIL, DROITS, LOGEMENTS.
Si nous étions racistes, c’était sous l’influence des patrons, à présent nous les combattrons et nous les vaincrons.
Tous les ouvriers du monde doivent s’unir pour combattre ensemble la tête haute contre tous ceux qui vous exploitent afin d’avoir tous les mêmes droits et les mêmes conditions de travail.
Ensemble, nous vaincrons.
Les jeunes de Gerland
13 février 1972. »
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