Le 6 avril, d’une façon très professionnelle, un avion est abattu dans le ciel de Kigali : les présidents du Rwanda et du Burundi meurent dans l’attentat. Dans l’heure qui suit, la garde présidentielle - noyau dur de l’armée rwandaise - prend la capitale en main. La troupe, accompagnée des escadrons de la mort, entre dans certaines maisons. Des gens bien sélectionnés sont abattus, sur base de listes préétablies.
En quelques heures des barrages sont dressés sur les routes. Tout Rwandais qui passe est contrôlé et on lui demande de présenter sa carte d’identité (qui mentionne l’appartenance ethnique). Les cadavres s’amoncellent sur les bords des chemins. Un carnage massif est déclenché dans tout le pays, en quelques heures. Le génocide commence...
On n’ose imaginer les conséquences du drame rwandais, à court et à long terme, pour les individus et pour la société, pour le pays et pour l’Afrique. L’analyse « rationnelle » des événements n’est pas facile. Mais elle est nécessaire. Car derrière ce chaos indescriptible et cette misère absolue se cachent des responsabilités politiques et des intérêts matériels.
Ce drame est complètement incompréhensible, disent certains collaborateurs d’ONG qui connaissent le Rwanda depuis de longues années. D’autres commentateurs, pleins d’assurance, épinglent les causes « naturelles » : la cruauté congénitale de l’être humain, ou les rivalités ethniques ancestrales. La mentalité coloniale affleure souvent dans les réflexions : on évoque l’arriération des noirs, leur évangélisation trop superficielle. Mais le plus grave est que, comme le dit Alain Destexhe, secrétaire-général de MSF, le génocide est nié, la responsabilité internationale est occultée et la culpabilité des auteurs se dilue dans le malheur général.
Un génocide
Personne ne peut échapper à cette conclusion : le Rwanda a été le théâtre du génocide planifié de la communauté tutsi : 500.000 morts en six semaines selon la Croix-Rouge, plus d’un million après trois mois selon le coordinateur-adjoint du Bureau de l’ONU au Rwanda. Ces gens ont été massacrés systématiquement (à 90 % en dehors des villes) sur base de leur appartenance ethnique. Leurs biens ont été volés. Leurs maisons ont été pillées et incendiées, alors qu’il s’agissait de citoyens et citoyennes désarmés : il n’y a pas eu d’affrontement, de guerre ou de guerre civile. Enfants, femmes et femmes enceintes ont été particulièrement visés.
Aucun lieu ne servait de refuge, certainement pas les hôpitaux et les églises. Les assassins voulaient une solution finale. La comparaison avec le génocide des juifs par Hitler est pleinement valable. Il n’y a que deux différences : le nombre absolu de victimes (les nazis ont exterminé 6 millions de juifs) et le fait que les nazis usèrent de l’infrastructure d’un pays industrialisé moderne.
Le clan Habyarimana, lui, a dû se contenter de moyens de destruction artisanaux et d’armes de petit calibre. Mais le but, comme dans l’Allemagne nazie, était bien la solution finale, un génocide, c’est-à-dire la destruction planifiée d’une collectivité entière par le meurtre de masse ayant pour but d’en empêcher la reproduction biologique et sociale.
Aucune comparaison n’est possible avec les exactions que des membres du FPR ont commises et commettront peut-être encore à l’avenir. Ces exactions contre des Hutus sont évidemment répréhensibles, mais il s’agit d’actes de vengeance.
Le génocide des Tutsis n’est ni un hasard, ni une explosion de violence spontanée. On ne peut pas parler non plus de violence de guerre - même si une guerre était en cours au moment des faits et si le génocide en fait partie (comme le massacre des juifs par les nazis). On peut encore moins parler de retour vers le moyen-âge. Le génocide des Tutsis ne relève pas de l’atavisme : c’est un phénomène moderne, un indice de la barbarie qui monte au fur et à mesure que le marché libre se généralise et que la crise sociale s’approfondit.
Assassinats politiques et génocide Le 6 avril, d’une façon très professionnelle, un avion est abattu dans le ciel de Kigali : les présidents du Rwanda et du Burundi meurent dans l’attentat. Dans l’heure qui suit, la garde présidentielle - noyau dur de l’armée rwandaise - prend la capitale en main. La troupe, accompagnée des escadrons de la mort, entre dans certaines maisons. Des gens bien sélectionnés sont abattus, sur base de listes préétablies.
En quelques heures des barrages sont dressés sur les routes. Tout Rwandais qui passe est contrôlé et on lui demande de présenter sa carte d’identité (qui mentionne l’appartenance ethnique). Les cadavres s’amoncellent sur les bords des chemins. Un carnage massif est déclenché dans tout le pays, en quelques heures.
De façon délibérée et planifiée
Au cours des premières heures, on tue autant de Hutus que de Tutsis. Ne s’agirait-il donc pas de violence ethnique ? Si, mais les motivations des assassins sont évidemment politiques : ils veulent empêcher l’application des accords d’Arusha. Parce que ces accords signifient le démantèlement du pouvoir et des privilèges du clan Habyarimana. Le génocide commence donc par une série d’assassinats politiques au sein de la communauté hutue. Il s’agit d’éliminer les dirigeants hutus disposés à former un gouvernement de réconciliation nationale avec les Tutsis. Sont ainsi massacrés le Premier ministre du gouvernement de transition, Agathé Uwilingiyiamana, cinq autres ministres, le président de la cour constitutionnelle, les présidents hutus de divers partis d’opposition, des hommes d’affaires oppositionnels. De la sorte, toute alternative à la clique Habyarimana est quasiment éliminée. Et le choix politique devient un choix "purement ethnique" : gouvernement hutu ou gouvernement tutsi. Le génocide a reçu sa perspective politique.
Les assassins, à ce stade, doivent encore surmonter deux obstacles importants : - le mélange entre ethnies sur les plans social, professionnel et familial doit être éliminé ; - le refus naturel de tuer en masse ses frères et ses soeurs humains doit être brisé. Ces obstacles se retrouvent dans tous les cas de génocide. C’est pourquoi tout génocide s’accompagne (presque) toujours de massacres visant la partie du peuple qui refuse de collaborer. Pour cela, un climat de terreur est indispensable. Il faut créer une situation dans laquelle les adversaires du génocide au sein même de la communauté (du "propre peuple", dirait le Vlaams Blok) sont confrontés en permanence, quotidiennement, à une insécurité mortelle : tuer avec les autres ou être tué soi-même doit devenir le choix. Avec le risque d’être tué par les deux camps : par l’ethnie rivale ou par les bandes de sa propre ethnie. Seule cette insécurité terrible et - étape suivante- la collaboration passive ou active (sous la contrainte) à un carnage ethnique permettent de créer les conditions extrêmes au sein desquelles l’humain est détruit en l’être humain. Le récit du massacre à l’hôpital de Butare est un bon exemple : le personnel hutu fut forcé par la soldatesque hutue de participer à l’élimination des collègues tutsis, pour prouver qu ’ils étaient de vrais hutus.
A ce moment-là , l’ethnie devient le seul havre de solidarité "primaire". Ainsi, le courant pro-génocide extrémiste peut l’emporter au sein de son propre peuple. Et l’organisation systématique du génocide peut commencer.
Imposer la loyauté et la purification ethniques comme moyen d’une cohésion sociale soudée dans le sang du génocide signifie une gigantesque régression sociale qui a des conséquences à long terme dans les relations sociales, dans la mémoire collective et dans la mentalité individuelle. Ainsi la shoa a-t-elle eu de grandes conséquences sur le peuple juif et dans le monde, sur les relations des juifs avec les autres peuples, notamment avec le peuple palestinien. Ainsi aussi la "question de la culpabilité" refait-elle constamment surface en Allemagne, cinquante après les camps d’extermination nazis.
Guerre et génocide
La négociation et la signature des accords d’Arusha en août 1993 ont convaincu le clan Habyarimana que le génocide était le seul moyen de se maintenir au pouvoir. Le génocide ne tombe pas du ciel. Il intervient dans le cadre d’une profonde crise qui développe des aspects sociaux, ethniques et économiques. Le régime vacille écrit la Gazet van Antwerpen le 3/10/1989, le pays connaît une crise sans précédent renchérit Le Soir, le 10/3/1990, il y règne une ambiance de fin de régime, selon La Libre Belgique du 03/10/1989.
En septembre 1990, déjà , une série d’organisations de défense des droits de
l’homme sont constituées pour dénoncer le nombre croissant de disparitions, d’arrestations arbitraires, d’agressions individuelles et de massacres collectifs.
L’offensive du Front Patriotique (FPR), qui perce très rapidement jusqu’aux portes de Kigali, n’est pas la cause de cette crise. Mais elle met en lumière le caractère chancelant du régime. Celui-ci va réagir en se durcissant et en se cramponnant au pouvoir, par la répression et le racisme. La base sociale du régime s’est réduite à sa plus simple expression. L’affairisme des années fastes de la décennie ’70 et de la première moitié des années ’80 est monopolisée par le clan Habyarimana, originaire du Nord-Ouest : Gysenyi, Ruhengeri a réussi à accumuler un bas de laine de quelque deux milliards de nos francs...
Les hommes d’affaires hutus du reste du Rwanda (souvent des régions plus pauvres) ne sont pas invités au partage du gâteau. C’est ce qui explique le succès rapide des partis hutus d’opposition. De plus, le clan Habyarimana, après son coup d’Etat réussi de 1973 (la soi-disant révolution morale, censée prolonger la soi-disant révolution sociale de 1959), a éliminé politiquement et physiquement l’autre aile de l’élite hutue au pouvoir, autour de Grégoire Kayibanda [1]
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A noter : une conférence de la diaspora tutsie se tient à New York à l’été 1990. Elle demande de négocier un retour pacifique des réfugiés de 1959. La demande reste sans réponse...
Habyarimana survit à la crise de la fin de l’année 1990 uniquement grâce à l’aide française (avec un appui belge qui sera de courte durée). A partir de ce moment-là , la situation est dominée par la préparation de la guerre contre le FPR. L’armée passe de 5.000 à 34.000 hommes et est équipée jusqu’aux dents d’aimés modernes. La France prend le pays en mains.
Le plan du génocide
Les contradictions sociales et politiques sont extrêmement vives (on compte déjà , à l’époque, un million de réfugiés). Pour les tenir sous contrôle, Habyarimana décide d’aviver les contradictions ethniques : des quotas sont introduits à tous les niveaux, les contrôles de l’appartenance ethnique (inscrite sur le passeport) se multiplient, une propagande raciste se développe.
Ce scénario a été mis en oeuvre délibérément [2]. A partir de la deuxième moitié de 1992, le quotidien Kangura commence une campagne de propagande visant à diaboliser, à déshumaniser l’ethnie tutsie : exaltation de la pureté raciale hutue, dénonciation de la rapacité des Tutsis qui veulent tout accaparer, droit des hutus de s’armer pour assurer leur auto-défense.
Le pilier idéologique du génocide est ainsi mis en place. Mais cette campagne fascitoïde se couvre du manteau de la respectabilité : on publie de grandes photos du président Habyarimana serrant la main de François Mitterrand ; c’est au nom de la démocratie occidentale que l’exclusion des Tutsis et la domination exclusive de la majorité hutue sont "justifiés".
C’est à la même époque (1992) que sont fondées les fameuses bandes armées Interhamwe ("ceux qui combattent ensemble ") et Inpuzamugambi ("ceux qui ont le même but"). A partir de 1993, on instaure des quotas : une milice par préfecture, composée chacune de 200 citoyens armés. Le projet d’auto-défense du peuple, que le gouvernement prépare depuis août-septembre 1991, entre dans la phase de la réalisation pratique [3]. Des listes noires sont dressées et circulent, qui mentionnent, dans l’ordre, les noms des personnalités qui doivent être assassinées. Les escadrons de la mort multiplient les pogroms : début 1993, on compte déjà plus de 2.000 personnes massacrées [4]
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La création de la radio libre des Mille Collines est la touche finale de cette préparation de la solution finale. La radio multiplie en effet les appels au meurtre : Allez, sortez, il faut se réchauffer, plus clair encore : La tombe n’est qu ’à moitié pleine. Qui nous aidera à la remplir ?. Radio Mille Collines diffuse aussi des consignes pratiques : comment envahir une maison, comment rassembler ses habitants... [5]. En janvier 1993, la Fédération rwandaise des Droits de l’Homme publie un rapport qui dit explicitement : Les prémisses du génocide existent [6].
La direction du génocide
Qui tire les ficelles ? Comme dans un régime fasciste classique (on suit le "modèle occidental" !), le génocide repose sur une double structure : une structure légale institutionnalisée et une structure clandestine illégale. La première est la couverture et la légitimation de la seconde. La centralisation des deux structures est réalisée, au Rwanda, dans la famille Habyarimana (Akazu, la petite maison !) ; Habyarimana est le président ; sa femme et son beau-frère dirigent le Réseau Zéro ; lui-même dirige l’appareil d’Etat, civil et militaire.
La garde présidentielle, qui lui est "personnellement" fidèle, est le noyau dur de l’armée. L’administration civile forme un réseau bien fourni qui encadre la population : gouverneurs, préfets et bourgmestres [7]. Très important : quand le génocide entre dans sa phase finale (après le 6 avril), c’est cet appareil d’Etat officiel qui joue le rôle majeur : les bourgmestres arment la population, ont les listes noires, vont de maison en maison avec les autorités militaires locales et les bandes armées "illégales", pour exécuter leur sinistre besogne. Ce sont eux également qui, face à l’avance du FPR, organisent la politique de la terre brûlée et forcent la population à les suivre vers la frontière zaïroise et les camps de réfugiés. Et ce sont ces institutions étatiques officielles, déplacées (avec y compris la caisse de l’Etat !) qui, dans les camps, continuent d’encadrer la population et, par la terreur et la contrainte, empêchent le retour vers le Rwanda.
La structure illégale, qui a l’initiative avant le 6 avril 1994, est dirigée à partir de la synagogue, comme on appelle la villa du beau-frère du président. Le frère d’Agathe Habyarimana, Protais Zigiranyirazo, surnommé Monsieur Z, avait déjà été condamné au Canada pour des violences contre des étudiants rwandais. De sa villa, il planifie, avec son staff, les pogroms, les massacres, les assassinats individuels, les achats et les transports d’armes clandestins. C’est de la synagogue aussi qu’est dirigée la campagne de haine de Radio Mille Collines. Dans celle-ci, un rôle important est joué par Ferdinand Nahimana, chef de la propagande du régime [8]. Un Belge, "Monsieur George", tient le micro. Mais le beau-frère du président est le principal actionnaire [9].
Le tournant vers le génocide
Le vrai tournant vers le génocide se produit en décembre 1993. Les derniers soldats français "officiels" quittent le pays ("officiels" parce que l’encadrement informel de l’armée rwandaise et des escadrons de la mort continue). Un premier volet des accords d’Arusha est appliqué : entre Noël et le Nouvel An, le FPR peut caserner 600 hommes à Kigali (car, comme le fait remarquer le professeur Reyntjens, les Tutsis rwandais, contrairement aux Tutsis burundais, n’ont aucun moyen de se défendre contre les violences de l’Etat hutu) [10]. L’application des accords est sabotée et ralentie ; mais la pression augmente de toutes parts. C’est alors que, le dos au mur, le régime décide de lancer le génocide.
En premier lieu, on élimine le centre politique. Tous les partis hutus d’opposition sont brutalement scissionnés, sous pression de la campagne d’ethnicisation du régime ("pour ou contre le FPR"). Une partie cherche un rapprochement avec le FPR sur base des accords d’Arusha. Au mois de décembre 1993, l’entourage du président, dit Colette Braeckman, distribue ouvertement des armes à la population [11].
Les massacres "incontrôlés" se multiplient
Les milliers de jeunes déracinés qui sont le produit de la crise sociale forment les troupes de choc, les S.A. locales... Une nouvelle étape est franchie en février 1994 quand, après une nouveau massacre qui fait plus de quarante victimes, les casques bleus de l’ONU reçoivent l’interdiction d’intervenir. Cette interdiction lève un obstacle psychologique et politique important chez les assassins, selon le témoignage d’un coopérant [12].
En mars, la garde présidentielle commence à encercler Kigali. Les négociations ont repris à Arusha. Les accords sont confirmés une nouvelle fois. L’attentat contre le Fantom 50 présidentiel est-il la réponse de la clique au pouvoir ? En tout cas, la mort d’Habyarimana fournit le prétexte idéal.
Un comité de crise de l’armée rwandaise (ou d’une partie de celle-ci ?) prend le pouvoir. C’est un coup d’Etat militaire, gouvernement intérimaire est formé. H comporte uniquement des Hutus durs. C’est le gouvernement du génocide ! En font partie une série de personnalités qui ont dirigé la révolution de 1959 et qui ont été écartées en 1972. Ceci éclaire les conflits internes et la nervosité récente au sommet de l’armée et au sein de la garde présidentielle. D semble qu’une nouvelle alliance se soit formée entre les durs du régime Habyarimana et les dirigeants hutus radicaux de 1959, alliance par rapport à laquelle Habyarimana aurait pu constituer un obstacle, selon un militant hutu des droits de l’homme, Gasana Ndoba [13]. Ceci éclaire aussi la question paradoxale entre toutes : pourquoi Habyarimana a-t-il, selon toute probabilité, été assassiné par sa propre garde présidentielle ?
Le génocide n’a rencontré aucune résistance
La fameuse "communauté internationale" est restée absente. Personne n’est intervenu au moment où il était encore temps de le faire. Certainement pas la France : elle est depuis 1990 aux cotés des assassins, par l’entremise notamment du lieutenant-colonel Chollet, détaché au Rwanda [14]]. Les soldats belges ne sont pas intervenus non plus, même pas quand le Premier ministre Agathe Uwilingiyamana et les paras belges qui la protégeaient ont été abattus. Pourquoi ?
Personne n’est prêt à dire ce que les gouvernements (grâce à leurs services de renseignement) et l’ONU (grâce à ses rapports officiels) savaient : le génocide était planifié depuis des mois. Tous avaient intérêt à se taire !
François Vercammen, La Gauche n°16, 14 septembre 1994.
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