Loi sur l’eau : de quoi s’agit-il ?
En matière de protection de l’environnement, le droit français s’appuie depuis les années 1970 sur le principe « Éviter, réduire, compenser ». Ce triptyque repose sur un ordre de priorité :
- 1/ d’abord, si c’est possible, éviter les projets inutiles,
- 2/ ensuite réduire les impacts des projets réalisés,
- 3/ enfin, en dernier recours, compenser les impacts « résiduels ».
Depuis 2006, la loi sur l’eau s’inscrit dans cette logique de « développement durable » et consacre l’existence de « zones humides ». Cette loi repose sur le principe de compensation qui considère que la nature est un environnement qui rend des « services éco-systémiques » aux humains, qui peuvent se mesurer de façon quantitative. Les « zones humides » étant des espaces de refuge de biodiversité particulièrement remarquables, la loi sur l’eau se concentre sur elles, et demande aux promoteurs qui en détruiraient de trouver d’autres espaces du même type situés à proximité (dans le même bassin versant [1]) et de les protéger. Concrètement, cela veut dire que le promoteur doit trouver un « opérateur de compensation » qui a des zones humides dans la même région (dans le cas du Center Parcs de Roybon, il s’agit notamment de l’Office national des forêts). Le promoteur s’engage à donner une certaine somme à l’opérateur de compensation, qui à son tour s’engage à veiller sur ces secondes zones humides, les protéger et les remettre en état si nécessaire, et le tour est joué : les services de l’Etat donnent l’autorisation au promoteur de détruire les hectares nécessaires. Officiellement, les opérateurs de compensation s’engagent à remettre en état et à protéger les zones de compensation, ce pourquoi ils ont été payés. Il n’en est rien : certaines de ces zones protégées ont été détruites par la suite. [2]
Contre la compensation
Dans les années 70, ce ne sont pas des écologistes qui ont eu l’idée de la compensation, mais les économistes de « l’écologie de marché ». Ce moyen de régulation a historiquement servi à poursuivre le développement économique en évitant la mise en place de moyens plus coercitifs [3] . C’est un outil économique libéral pour réguler la destruction de l’environnement, qui n’oppose pas les ravages du capitalisme et la protection de la nature, elle cherche à les faire cohabiter. Dans la pratique, elle protège la nature pour mieux la détruire. S’appuyer sur la loi sur l’eau, n’est-ce pas adopter une logique libérale pour défendre la nature, selon laquelle c’est grâce à la destruction qu’on protège ?
Osons une proposition constructive et consensuelle. Si l’on voulait rester dans l’esprit du principe ERC, la solution serait assez évidente : Center Parcs ayant une utilité sociale proche du néant, on pourrait s’arrêter à la première étape du tryptique et simplement annuler le projet en laissant le bois des Avenières mener sa vie. « Eviter », au lieu de « compenser ». Il faut croire que tant que la société n’aura pas mené le débat qui s’impose sur les besoins sociaux, nous continuerons à être guidés par la course folle aux profits, à la croissance et à l’emploi à tout prix [4]. C’est ainsi qu’en décembre 2016, la Cour administrative d’appel de Lyon, suivant en cela la plaidoirie de l’avocat du Conseil départemental de l’Isère, a estimé que les impacts environnementaux du projet de Center Parcs étaient justifiés au regard de l’intérêt économique de ce même projet [5]. Intérêt économique défini abstraitement : l’entreprise Center Parcs n’a aucune utilité sociale, repose sur des mécanismes fiscaux discutables et créé des emplois à temps partiel contraints. Pour parler réellement d’ « intérêt économique », il faudrait redéfinir collectivement nos besoins sociaux et ne plus être soumis à la dictature de la valeur marchande.
Pourquoi demander aux tribunaux d’enjoindre le promoteur à respecter une bonne manière de détruire la nature ? Veut-on une bonne destruction ? Non. Si nous nous sommes mis en mouvement contre Center Parcs c’est au nom de nos sensibilités, de la défense de cette forêt-ci et de ces arbres-là (toutes les compensations de la terre ne pourront réparer la destruction du bois des Avenières) ; car nous n’admettons pas qu’un territoire soit transformé en marchandise mais aussi pour s’opposer à l’existence de projets qui sont de véritables aberrations sociétales et écologiques [6]. Afficher une opposition marquée à la prédation capitaliste des territoires, c’est affirmer que les intérêts des grandes entreprises greenwashées comme Center Parcs sont inconciliables avec ceux des habitants et de la planète.
« Les marécages, les tourbières, les ruisseaux et les bouilles existent, et toutes les plantes et bestioles qui y vivent. Une zone humide n’existe pas. » [7]
Contre l’expertise et la délégation
Une partie du mouvement écologiste s’est engagé dans des recours juridiques appuyés par la loi sur l’eau, en estimant de façon pragmatique que celle-ci permettait de limiter la capacité de nuisances des projets. En effet, si le promoteur ne trouve pas d’opérateur de compensation capable de lui fournir la bonne surface de compensation, le projet se fait recaler par les services de l’Etat. C’est ainsi que des délais ont été gagnés à Roybon par exemple. Mais tout cela devrait rester tactique et ne peut constituer l’objectif du mouvement. Car les promoteurs et l’État s’arrangent souvent avec la légalité : on l’a vu avec l’autorisation de travaux accordée par le préfet à Center Parcs en octobre 2014, alors qu’en réalité le promoteur ne respectait pas les obligations légales. On l’a vu aussi avec la définition des zones humides décidée par le Conseil d’Etat en 2017 [8] qui est remise en question depuis avril 2019 par un amendement adopté par le Sénat. Cette bataille sur la définition des zones humides n’est-elle pas révélatrice d’une autre bataille qui se joue entre les intérêts des capitalistes et les intérêts des environnementalistes qui voudraient dépasser la crise que nous traversons sans modifier les bases de la société industrielle ?
Les recours devant la justice ont offert des délais bienvenus dans la lutte contre le projet. Mais à quel prix ? Faute d’une réflexion poussée et d’un effort d’auto-limitation constant, on se laisse facilement guider par les moyens d’action qu’on emploie : on se met à y croire, on se laisse embarquer. Pendant qu’une partie de l’opposition s’enferme dans la langue grise de l’administration – qui plus est sur le terrain glissant de la loi sur l’eau – elle perd ce qui constituait sa sève : les rencontres, les actions, les échanges politiques. Car c’est bien à force d’arguments politiques (bien plus que techniques) qu’en 2009-2010 les associations environnementales, timides jusque là, ont décidé de rejoindre la contestation du Center Parcs et que s’est formée l’association PCSCP. Pour le dire en peu de mots : le conflit entre les partisans du Center Parcs et les opposants étant essentiellement politique, si les opposants se laissent aller à dépolitiser la lutte, celle-ci perd tout son sens.
Il faut également souligner que ces moyens d’action, en plus de vider la lutte de son sens, pourrait bien nous la faire perdre : nous sommes, dans la bataille juridique contre le Center Parcs de Roybon, finalement tributaires de la décision des magistrats, et notamment du Conseil d’Etat qui risque fort de reprendre la main sur le jugement en dernière instance. Nous pensons qu’il n’y a rien de bon à attendre du Conseil d’État quand on voit la constitution et le rôle de cette institution, ainsi que les jugements qu’il a déjà rendus sur la question. De plus, les contestataires s’étant enfermés dans « l’efficacité » à court terme sur un projet particulier, ces derniers s’affaiblissent dans le rapport de force de la contestation globale des ravages capitalistes. Et c’est hélas bien ce qui est à l’œuvre depuis plusieurs années dans le mouvement de lutte contre le projet, les associations consacrant tout leur temps et leurs moyens aux recours juridiques, au détriment des réunions publiques, des mobilisations dans la rue ou de la construction d’un discours politique [9]. Pourtant, les décennies écoulées nous ont montré que le mouvement écologiste a lamentablement échoué dans ses tentatives de mettre un terme à la destruction de la vie sur cette planète. Cette inefficacité résulte en partie de la foi accordée au système juridique pour défendre l’environnement. N’est-ce pas se fourvoyer qu’espérer des changements radicaux de la part de l’État et son système juridique qui se sont montrés à maintes reprises beaucoup plus soucieux de la protection du commerce et des profits que de celles des citoyens et de l’environnement ?
Historiquement, c’est au moment où le mouvement écologiste s’est mis à employer des moyens d’actions issus du libéralisme, qu’il s’est dépolitisé, a abandonné la critique de la société industrielle qui constituait l’une de ses racines (Ivan Illich, Jacques Ellul, Bertrand Charbonneau). Lire ou relire aujourd’hui un numéro de La Gueule Ouverte, le journal écologiste fondé par Fournier en 1972, cela fait prendre conscience du contraste avec les idées que porte aujourd’hui le mouvement environnementaliste. Depuis un demi-siècle, l’écologie est prise dans une tension entre deux pôles. D’un côté, l’environnementalisme présente l’écologie comme une science, en se reposant donc sur la légitimité accordée à « l’objectivité » scientifique, et sollicite le droit pour faire adopter règles, régulations et adaptations, en appelant à la « neutralité » juridique. Cette tendance vise à faire « muter » la société en tentant de transformer le système de l’intérieur, à faire changer les pratiques des multinationales et les politiques gouvernementales [10]. De l’autre, l’écologie politique considère que les nuisances étant inhérentes au système économique et politique, il ne faut pas réformer ce système mais y mettre socialement un terme.
Nous avons déjà par ailleurs dénoncé les aspirations à la délégation qui traversent le mouvement contemporain de lutte contre l’aménagement du territoire : « citoyens » qui rêveraient de déléguer l’action directe à des « zadistes » hors-sol téléportés sur site en fonction des besoins [11], barricadiers bienheureux de déléguer à des associations les recours juridiques techniques et pas marrants [12]. Aujourd’hui, nous prenons la parole contre une autre forme de délégation – plus grave peut-être.
Nous nous opposons au fait de se fier à des « experts » qui se donnent pour but de comptabiliser, quantifier, rationaliser, mettre en tableaux, comparer, pondérer, numériser, algorithmer, monnayer, standardiser, normaliser, et, au final, détruire des forêts [13]. On a trop vu cette rationalité instrumentale instiller partout sa logique au détriment de la sensibilité humaine, des pratiques vernaculaires et à l’exclusion de tout autre type de rapport au monde. Tant qu’on considérera les arbres, les animaux, les plantes et les rivières, les sous-bois et les prairies, les montagnes et les lacs comme des « réserves de biodiversité », découpables, monnayables et compensables, et non comme des êtres singuliers, compagnons de route de l’humanité, il ne faudra pas s’étonner d’être confrontés à l’apparition de « places financières des écosystèmes », de « bio-banques », de « portefeuilles d’espèces en voie d’extinction » quand ce n’est pas à la pure et simple destruction massive d’espèces. Considérer la nature comme un simple environnement amène à continuer à la détruire quand bien même on voudrait la protéger.
Les experts s’attachent à des aspects purement techniques, homologuent les nuisances et accompagnent la catastrophe. C’est pourquoi nous considérons l’expertise comme une récupération par la dépolitisation. Pour notre part, notre critique n’est pas technique mais politique : nous n’avons besoin ni d’experts ni d’expertises supplémentaires pour savoir quoi penser de l’existence même d’un Center Parcs et de son impact sur l’écosystème des Chambaran. Ne sommes-nous mêmes plus capables de juger nous-mêmes de la catastrophe en cours que nous ayons besoin d’un « collège d’experts » pour cela ? Tout un chacun peut se rendre compte de l’état déplorable de l’environnement et de l’exploitation extrême et continue de toute vie par des entités avides de gains économiques. Ce n’est pas d’expertise que nous avons besoin, mais de rompre avec la déraison dominante et mettre un terme au ravage de la démence économique.
Face à la logique d’expertise, de contre-expertise et de délégation, nous préférons un mouvement de lutte vivant, qui défende des forêts vivantes. C’est pourquoi nous prenons aujourd’hui publiquement position contre l’expertise décidée par la cour administrative d’appel de Lyon, qui nous semble être le symbole de la dépossession que nous vivons partout, même dans nos luttes.
Hydro-géologue, géomètre, botaniste et naturaliste, restez dans votre lit douillet, laissez vivre le bois des Avenières, il vous le rendra bien.
Le 28 août 2019
La revue De tout bois (11 numéros parus depuis 2014) est disponible en librairies.
Numéro 12 à paraître en janvier 2020.
Rappel du projet de Center Parcs à Roybon et de l’opposition
Depuis 2007, un promoteur porte le projet de construire à Roybon un centre de tourisme industriel,un village vacances de 5000 places avec une bulle chauffée à 29°toute l’année. Depuis 2008, ce projet est en bute à une opposition multiforme qui a fait feu de tout bois contre se projet : tracts, ballades dans les bois, interventions lors de réunions publiques, constitution en association et dépôt de recours légaux ; et, avec le début des travaux en octobre 2014, actions de blocage du chantier, manifestations, occupation permanente de la forêt. Ces actions sont portées par différents individus, groupes, collectifs et associations aux stratégies différentes, et c’est la somme de toutes ces actions qui fait qu’aujourd’hui encore ce Center Parcs n’est qu’à l’état de projet [14].
Depuis début 2015 nous publions également De tout bois, une revue de lutte contre le Center Parcs de Roybon imprimée à un millier d’exemplaires et distribuée dans les librairies de la région et de toute la France. Onze numéros sont parus à ce jour, qui tentent de faire circuler les actualités de cette lutte, de lier la situation locale aux grand enjeux de l’époque et de servir de trait d’union et d’espace de discussion entre les différentes composantes du mouvement.
Depuis l’hiver 2014, outre l’occupation physique de la forêt, le chantier est bloqué par des recours devant le tribunal administratif. Pour faire simple : l’autorisation préfectorale de travaux est contestée au titre de la « loi sur l’eau », car le projet détruirait trop de zones humides dans le bois des Avenières. Le promoteur est alors tenu de « compenser » les dégâts écologiques de Roybon en protégeant d’autres zones humides dans la région. Jusqu’à maintenant, les tribunaux ont estimé que les « zones humides » de compensation à protéger sélectionnées étaient trop morcelées et trop loin de Roybon et ne pouvaient raisonnablement pas être considérées comme des compensations.
En février 2017, le Conseil d’État avait modifié la définition des « zones humides » [15]. En conséquence de quoi, le tribunal a estimé que pour se prononcer à nouveau sur le dossier, pour accorder ou non l’autorisation de travaux, il fallait réévaluer la surface de « zones humides » impactées à Roybon. D’où la décision du 21 mai dernier. Mais depuis, en avril 2019, les sénateurs ont adopté un amendement qui modifie à nouveau la définition des zones humides. Cette définition rétablit les critères alternatifs permettant de définir ces zones : présence d’eau OU de plantes hygrophiles.
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