En juillet 1880, le gouvernement vote l’amnistie pour les anciens communards, donnant ainsi un nouvel élan à la reconstruction du mouvement ouvrier. Au même moment, la séparation institutionnelle s’opère de façon définitive entre les anarchistes et les autres fractions du courant socialiste. A échelon local, une scission au sein de la Fédération Révolutionnaire de la région de l’Est se produit en mars 1881, scission consommée à l’échelon national lors du congrès ouvrier de la région du Centre ouvert deux mois plus tard. Dès lors, le mouvement anarchiste allait mettre en place ses propres actions et ses propres organisations [1]
Le 1er août 1914, la mobilisation était décrétée en France. Le même jour, le ministre de l’Intérieur demandait aux préfets de ne pas mettre en application les disposition du Carnet B et de ne pas emprisonner préventivement les antimilitaristes. Cette surprenante mesure de modération ne peut être comprise que par l’analyse du mouvement antimilitariste et l’évolution du Carnet B, en prenant pour exemple le cas de la ville de Lyon.
1 - Les actions contre le recrutement
Le recrutement se passe en deux étapes : la conscription c’est-à-dire le recensement des jeunes en âge d’être incorporé et le tirage au sort. A l’issu de ce dernier, ceux qui tirent un mauvais numéro se voient dans l’obligation de faire un service long de 4 à 6 ans, et ceux qui tirent un bon numéro, un service court jusqu’à un an.
En septembre 1882, Antoine Cyvoct, jeune anar lyonnais, organise la grève des conscrits. C’est le 9 septembre 1882 qu’Antoine Cyvoct lança dans une réunion à la salle de l’Élysée à Lyon l’idée d’une grève des conscrits. [2] Les jeunes incorporables peuvent venir s’inscrire au bureau du journal anarchiste, Le Droit Social, les noms des signataires devant rester secrets en attendant d’être suffisamment nombreux pour mener à bien cette grève d’un genre particulier. Au final, cette entreprise s’avère être un échec cuisant, deux personnes seulement s’étant inscrites dont Cyvoct [3]. A peine un mois plus tard, le bureau de recrutement était l’objet d’un attentat à la bombe. Un engin explosif était déposé au pied d’un des murs du bureau, vers 23 heures 45 occasionnant des dégâts matériels relativement importants.
La veille, un autre attentat avait été commis contre un café honnis des anarchistes et fréquenté par la petite bourgeoisie lyonnaise, coûtant la vie à un des employés. Pour ces deux attentats, c’est le même Cyvoct qui fût dans le collimateur de la justice mais la preuve de sa participation n’a pu être établie [4]. 10 ans après ces échecs, les compagnons lyonnais forment un groupe dit de « La jeunesse anti-patriote » dont les missions étaient la grève des conscrits, la propagande antimilitariste et l’agitation lors du tirage au sort. Ils ne tardent pas à avoir l’occasion de mettre ces principes en action puisque deux d’entre eux doivent tirer au sort les 26 et 27 janvier 1892. Les résultats sont là aussi décevants, les autorités estimant que les « manifestations anti-patriotiques projetées par les anarchistes à l’occasion du tirage au sort [n’ont données] lieu hier à aucun incident » [5]. Même volonté et même résultat lorsque, moins d’un mois plus tard, un autre anarchiste, J. M. Rivoire tire son numéro [6] . Des dispositions sont pourtant prises pour aller arborer des cocardes, le drapeau rouge ou bien pour distribuer des manifestes. A plusieurs reprises, la vue des gendarmes dissuade de mener à bien la propagande (ils s’exposaient à des mesures plutôt contraignantes même pour des délits mineurs.)
2 - Insoumission, désertion et propagande dans l’armée
Le jeune Rivoire a été incorporé au 114e régiment d’infanterie dès le 15 novembre 1892. Nommé Clairon le 2 octobre 1893, il obtient de l’avancement comme caporal-clairon vingt jours après et il peut rentrer chez lui, son certificat de bonne conduite en poche [7]. Il est vrai que dans son cas, son engagement anarchiste était très fragile et les autorités l’ont radié des listes d’individus à surveiller dès son retour. Cas similaire pour un contemporain, Eugène Faty qui à l’issu de ses 5 années de service est retourné parmi les siens avec le grade de sergent [8]. Comme pour le précédent, le séjour à l’armée semble avoir été la cause d’un éloignement d’avec les idées libertaires et d’avec ses relations d’avant.
Pour un troisième, le passage sous les drapeaux ne semble pas avoir eu d’incidence sur ses idéaux : Marius Monfray a été condamné une première fois, pour motif politique, par le tribunal correctionnel, puis une seconde pour outrage à magistrats lors de son audience [9]. En fait, lorsque les anarchistes sont incorporés, les autorités s’inquiètent surtout de leur propension à diffuser des brochures antimilitaristes. Dès 1882, le commissaire spécial, dans un rapport transmit au préfet souligne qu’il paraît certain que des hommes « ont des rapports clandestins avec les anarchistes lyonnais et leur organe, L’Etendard Révolutionnaire, mais il ne semble guère possible de les connaître et de les désigner d’une manière précise car ils ne se nomment pas » [10] Au mois de mars 1883, la brochure A l’armée, est distribuée de manière clandestine au fort Lamothe. Les exemplaires de cette brochures sont jetés par dessus les enceintes du fort et en janvier de la même année, un note mentionne que des militaires introduisent des brochures et des manifestes anarchistes [11].
Cette brochure donne les indications à suivre lors du déclenchement de la révolution : éventrer les tuyaux de gaz pour favoriser les incendies, vol des fusils et des munitions, etc. Plusieurs militants mettent en pratique les idéaux de désertion et d’insoumission lorsque l’institution militaire les réclame. Ainsi, le jeune Cyvoct s’est-il réfugié en Belgique au moment de son incorporation, avant d’être extradé vers la France pour y être jugé. Le frère de Toussaint Bordat, anarchiste condamné aux côtés de Pierre Kropotkine lors du procès de 1883, est lui aussi porté déserteur. Et l’un des compagnons d’infortune de Toussaint Bordat, condamné mineur lors de ce grand procès, Joseph Bruyère est quant à lui insoumis. Il n’a pas répondu à son ordre d’appel de 1882 et s’est en conséquence réfugié en Suisse [12]. Pour les insoumis ou les déserteurs, il n’existe pas d’alternative au départ pour l’étranger. La Suisse, traditionnel refuge pour les révolutionnaires, berceau de l’anarchisme jurassien, et à proximité de Lyon, est tout naturellement terre d’élection pour ces réfractaires au service militaire.
3 - Les manifestations ponctuelles
En mai 1883, les socialistes-révolutionnaires de Paris, créaient une ligue pour l’abolition des armées permanentes dont le but était la propagande en vue du remplacement des armées permanentes par des milices nationales sédentaires. Le mois suivant, cette idée sera reprise par un regroupement des différentes fractions du socialisme, anarchistes compris. Le premier meeting organisé sera un franc succès, 2 000 auditeurs viendront écouter les orateurs présents. Mais, les anarchistes lyonnais quitteront petit à petit ce comité, jugé trop frileux et au sein duquel ils devaient cohabiter avec des partis politiques [13].
En été 1886, ils créèrent en conséquence une ligue des antipatriotes afin d’inviter les soldats à la désertion et à la propagande révolutionnaire. La grève des conscrits est de nouveau évoquée, sans plus de succès toutefois. Les actions de cette nouvelle ligue semblent n’être pas sortis de l’affichage de placards séditieux sur les murs lyonnais. Perquisitions policières et faiblesse de l’entrain ne permettront pas un développement de cette organisation de fait. Si l’affaire Dreyfus n’a guère mobilisé les anarchistes [14], ce ne sera pas le cas de l’affaire Rousset. Rousset a eu le tort d’être témoin des sévices de gradés à l’encontre du soldat Aernoult, qui décédera quelques jours plus tard, et d’avoir dénoncé ces agissements. En 1910, il est condamné à 5 ans de travaux forcés. Toutes les forces de la gauche parlementaire française, des syndicats, de la Libre Pensée, de la presse et des anarchistes se sont mobilisées pour rendre justice au soldat Rousset et flétrir l’armée. Des comités de défense des victimes des conseils de guerre se mettent en place sur tout le territoire. Deux années de meeting de protestation et de manifestations unitaires, où la violence verbale ne sera plus la singularité des seuls anarchistes, aboutiront le 26 septembre 1912 à un non-lieu favorable à Rousset. La mobilisation contre l’armée repris dès les débuts de 1913, contre la loi des 3 ans. Cette loi visait à rallonger le temps du service militaire de 2 à 3 ans (il avait été écourté en 1905.) Les anarchistes ne seront secondés que par la C.G.T. Mais des dissension se font jour : des réunions unitaires se terminant en pugilat. L’ importante mobilisation contre ce projet n’empêche pas le vote de la loi le 7 août, une nouvelle crise franco-allemande à propos du Maroc incite à redorer le blason de l’armée et donc à ne pas se laisser infléchir [15].
4 - Le carnet B
Le carnet B [16] est originellement le fichage de tous les individus suspects d’espionnage.
Créé probablement en 1886, il contient donc dans ses premières années, surtout des étrangers présents sur le sol français, des Alsaciens qui n’auraient pas opté pour la nationalité française après la guerre Franco-Prusse et toute personne suspecte aux yeux des autorités et dont certains critères étaient pour le moins subjectifs : aller trop souvent à l’étranger faisait de vous un suspect idéal même si les voyages avaient des raisons professionnelles, rechercher la compagnie des officiers en était un autre, ou encore être étranger et vivre à proximité d’un pont !
Un carnet A recense tous les étrangers, mais on se doute que beaucoup des noms figurant dans le carnet B pouvaient aussi être présents dans le carnet A, d’où l’abandon de ce dernier en 1909. Le carnet B du Rhône n’existe plus en tant que registre complet, mais des indications fragmentaires nous renseignent sur son contenu. 7 fiches de la fin du siècle nous révèle la présence de deux Suisses, de quatre Allemands et d’un Italien, tous jugés suspects « au point de vue national » selon la phraséologie d’alors. En 1909, si le carnet A est abandonné, les pouvoirs publics jugent opportun d’ajouter les noms des individus suspectés d’entraver la bonne marche de la mobilisation.
Donc, les antimilitaristes sont compris sur ce nouveau Carnet B. Sur 118 noms, 15 sont expressément signalés comme étrangers, 24 ont une consonance étrangère ce qui a probablement présidé à leur inscription (des noms finissant en « i » laissant penser une origine italienne. C’est ainsi que lors des incidents consécutifs à l’assassinat du président Carnot par l’italien Casério, les commerces étaient détruits en fonction de la consonance du nom du propriétaire. La xénophobie anti-italienne avait alors son pendant dans les décisions des autorités), 13 sont dits antimilitaristes, qualification valable pour au moins une vingtaine d’autres. Pour la plupart des noms cependant, aucune indication n’est donnée. Quelques noms célèbres figurent dans ce carnet B dont celui de Jules Bonnot, au numéro d’ordre 52.
En septembre 1911, la nature du Carnet B change : les individus dont les noms sont présents ne sont plus à simplement surveiller mais à arrêter sur ordre du préfet. L’antimilitarisme s’étant radicalisé entre 1906 et 1909 (à la même époque, les mouvements de grèves atteignent des records, et l’armée était fréquemment envoyé pour la répression, consolidant dans un cercle vicieux la haine de l’armée) les pouvoirs publics devaient prendre des mesures, la guerre ayant été évitée pour bien peu de choses à plusieurs reprises.
Les attitudes divergeaient sur la conduite à tenir en cas de conflit. Certains jugeaient que l’occasion était rêvée pour conduire une action révolutionnaire, quand d’autres pensaient qu’il serait préférable « d’aller grossir les rang de l’armée afin d’y former de nouveaux révolutionnaires pour l’avenir » [17]. Les idéologues de l’anarchie n’avaient pas de ligne de conduite unifiée, ce qui permit à P. Kropotkine, dès 1905, de se prononcer en faveur de la France dans l’hypothèse d’un conflit armé avec le voisin Allemand. Il percevait la France comme étant le seul pays en Europe dans lequel la révolution sociale pouvait émerger, et que la défendre était défendre la révolution.
C’est cette même croyance qui a abouti à la signature du Manifeste des 16 en 1916, dans lequel 15 (le dernier nom était en fait celui d’une localité) anarchistes parmi les plus connus se sont déclarés hostiles à l’expansionnisme Allemand. L’exemple des actions entreprises par les libertaires lyonnais nous montrent que les autorités ne prenaient guère au sérieux la « propagande par l’exemple », de type désertion, car individuelle et ne pouvant conduire à des prises de conscience en masse, tandis que la propagande par l’écrit ou par la parole étaient jugées beaucoup plus subversives. Les rares actions qui ont eu un impact semblent être celles qui ont vu les libertaires lyonnais s’associer aux autres branches du socialisme ou qui bénéficiaient d’un capital sympathie conjoncturel dans la population comme c’était le cas de l’affaire Rousset.
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