Jour de liesse ? Fête de la libération ? Pas pour tout le monde...
Le 8 mai 1945 signifie la fin du nazisme. Il correspond aussi à l’un des moments les plus sanglants de l’histoire nationale. La répression colonialiste venait d’y faire ses premiers accrocs face à une population farouchement déterminée à se promouvoir aux nobles idéaux de paix et d’indépendance.
Faim, famine, chômage et misère semblaient résumer la condition sociale de la population musulmane algérienne colonisée par la France, population surtout agricole souvent déplacée car les colons s’étaient saisis des meilleures terres, et de plus dans une période de guerre, de sécheresse et de récoltes décimées par les acarides. « Des hommes souffrent de la faim et demandent la justice... Leur faim est injuste. » écrivait Albert Camus début 1945 dans Combat.
Le 8 mai 1945 fut un mardi pas comme les autres en Algérie. Les gens massacrés ne l’étaient pas pour diversité d’avis, mais à cause d’un idéal. La liberté. Ailleurs, il fut célébré dans les interstices de la capitulation de l’état-major allemand. La fin de la Seconde Guerre mondiale, où pourtant 150.000 Algériens s’étaient engagés dans l’armée aux côtés de de Gaulle. Ce fut la fin d’une guerre. Cela pour les Européens. Mais pour d’autres, en Algérie, à Sétif, Guelma, Kherrata, Constantine et un peu partout, ce fut la fête dans l’atrocité d’une colonisation et d’un impérialisme qui ne venait en ce 8 mai qu’annoncer le plan de redressement des volontés farouches et éprises de ce saut libertaire.
Sétif, mardi 8 mai 1945
Dès 8 heures du matin, une foule estimée aux environs de 10.000 personnes était rassemblée devant la mosquée de la gare. Puis elle entamait son élan rue des Etats-Unis pour se diriger vers le centre-ville, rue Georges Clémenceau... Pacifiques, dépités et désarmés, les paisibles manifestants scandaient des slogans de paix et de liberté. « Indépendance », « Libérez Messali Hadj », « L’Algérie est à nous ». Ils s’étaient donnés pour consigne de faire sortir pour la première fois le drapeau algérien. La riposte fut sanglante.
Pourtant, profitant du jour du marché hebdomadaire, ce 8 mai 1945, les organisateurs avaient rappelé aux paysans venus des villages de déposer tout ce qui pouvait être une arme (couteau, hâche, faux...). Derrière les drapeaux des alliés, c’étaient les écoliers et les jeunes scouts qui étaient au premier rang suivis des porteurs de la gerbe de fleurs, et les militants suivaient juste derrière pour éviter tout débordement de la masse paysanne.
A la vue d’un drapeau algérien vert et blanc, qui avait été déployé en cours de route, les policiers avaient jailli du barrage et avaient attaqué la foule pour s’emparer du drapeau. Un militant avait expliqué que le drapeau étant sacré, il est impossible de le remiser une fois sorti. Le maire socialiste de la ville supplie de ne pas tirer. Mais c’est à ce moment que tout dérape quand un inspecteur tire, tue celui qui portait ce drapeau à ce moment-là et deux coups de feu en soutien de la part d’Européens partent du café de France. Dans la panique provoquée par les premiers coups de feu, à d’autres fenêtres des Européens tirent à leur tour sur la foule.
« On a tiré sur un jeune scout » ! Ce jeune « scout » fut le premier martyr de ces incidents : Saâl Bouzid, 22 ans, venait par son souffle d’indiquer sur la voie du sacrifice la voie de la liberté. K. Z., âgé alors de 16 ans, affirme non sans amertume à ce propos : « Il gisait mourant par-devant le terrain qui sert actuellement d’assiette foncière au siège de la wilaya. Nous l’avons transporté jusqu’au docteur Mostefaï... et puis... » L’émotion l’étouffe et l’empêche de continuer...
Bien que la panique ait gagné l’ensemble des manifestants, un militant avait sonné le clairon pour que la gerbe de fleurs soit déposée. Cela se passait à 10 heures du matin. Le car de la gendarmerie ayant eu du retard était arrivé en fonçant en direction des manifestants fauchant les présents.
Surgit alors la préparation du massacre des Algériens. Une milice d’Européens est formée à qui on donne des armes ; l’armée, la police et la gendarmerie sont déployées... C’est une véritable chasse à toutes personnes musulmanes.
Le 9 mai, à Sétif, ce sont 35 Algériens qui ont été abattus parce qu’ils ne savaient pas qu’un couvre feu avait été établi. Le rapport du commissaire divisionnaire, M. Bergé, expliquait que chaque mouvement jugé suspect provoquait le tir : « les musulmans ne peuvent circuler sauf s’ils portent un brassard blanc délivré par les autorités et justifications d’un emploi dans un service public. »
Guelma, mardi 8 mai 1945
A Guelma, à 16 heures, un rassemblement s’était organisé hors de la ville. Les militants des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) attendaient, en fait, les instructions venant de Annaba. A 17 heures le cortège s’était ébranlé avec les pancartes célébrant la victoire des alliés ainsi que leurs drapeaux entourant un drapeau algérien. Arrivé à l’actuelle rue du 8 mai, le cortège avait été arrêté par le sous préfet Achiary. Il ne restait plus que 500 mètres pour atteindre le monument aux morts.
Le sous préfet, Achiary - futur chef de l’OAS créé à Madrid en 1961 -, hors de lui avait intimé l’ordre de jeter les pancartes, drapeaux et banderoles. Un socialiste nommé Fauqueux avait râlé auprès du sous préfet : « Monsieur le sous préfet est ce qu’il y a ici la France ou pas ? ». C’est alors, comme un coup de fouet, Achiary saisit le revolver dont il s’est armé, entre dans la foule droit sur le porte drapeau et tire. Son escorte ouvre le feu sur le cortège qui s’enfuit, découvrant dans son reflux le corps du jeune Boumaza. A Guelma ce jour-là il y a déjà 4 Algériens tués, mais aucun Européen.
Le 9 mai, à Guelma, la milice dirigée par Achiary avait tenu sa première séance au cours de laquelle l’adjoint Garrivet proposait : « Nous allons étudier la liste des personnes à juger. Commençons par nos anciens élèves ». Une perquisition au local des AML a permis de saisir les listes nominatives des responsables et militants, tous considérés comme suspects, qui seront incarcérés, souvent torturés, et exécutés par fournées entières.
Kherrata, mardi 8 mai 1945
C’est aussi mardi jour de marché, et il n’y a pas de défilé prévu pour la fin de la deuxième guerre mondiale, ce 8 mai, dans ce gros village tranquille, situé au pied d’une chaîne montagneuse, à quelques dizaines de kilomètres de la Méditerranée. En fin de matinée on y apprend les tueries policières de Sétif. Les nouvelles se répandent vite parmi la population de Kherrata. Les Européens prennent peur, l’administrateur colonial leur distribue des armes et ils se planquent dans une forteresse. Tandis qu’on donne l’ordre au crieur public d’annoncer le couvre-feu, celui-ci au contraire parcourt tous les villages à l’entour en appelant la population musulmane à se rassembler à Kherrata.
Ce sont 10.000 personnes qui vont arriver durant la nuit à Kherrata. Dès l’aube du 9 mai, une grande agitation règne au centre de Kherrata grouillant de monde. Les Musulmans sachant que les Européens étaient armés, et prêts à les tuer, se sont rassemblés pour envisager comment se défendre. Certains ont coupé les lignes téléphoniques, et d’autres ont cherché des armes au tribunal et dans trois maisons, qui furent incendiées. L’administrateur colonial et le juge de paix furent tués. Les 500 Européens qui étaient dans la forteresse tirèrent alors sur la foule déchaînée qui traversait le village avec des drapeaux algériens, tandis qu’on entendait les « you-you » des femmes.
Même s’ils avaient une grande conscience révolutionnaire, beaucoup parmi les insurgés algériens ne savaient pas quoi faire. Pour savoir comment réagir, ils se sont alors rassemblés dans la montagne à Bouhoukal, mais l’armée française était déjà en marche. Le peu de monde qui avait des fusils se mit en groupes dans les gorges et à l’entrée de Kherrata pour retarder l’arrivée des gendarmes et des troupes. Mais dans cette révolte, qui allait vite être étouffée par l’armée, il n’y eu en tout et pour tout sur ce secteur que 10 morts et 4 blessés parmi les militaires et les Européens.
Vers midi, les automitrailleuses de l’armée française se mettent à tirer de loin sur les populations de Kherrata et des villages avoisinants, suivi de près par les tirs impressionnants du bateau-croiseur Duguay-Trouin sur les crêtes des monts de Babor, et l’après-midi c’est l’aviation qui bombardait les environs. Bombardements, tirs nourris et fusillades firent que plusieurs milliers d’Algériens furent massacrés. Vers 10 heures du soir, la légion étrangère franchissait les gorges et arrivait au village complètement vidé de ses habitants musulmans.
Un des plus atroces massacres coloniaux de la part de la France
Suite aux assassinats d’Algériens à Sétif et à Guelma, des groupes d’indigènes avaient, dans leur repli, riposté en tuant des Européens. [1] S’en suit une répression extrêmement violente dans les rues et les quartiers de ces deux villes importantes, alors que la presse française parle abusivement de terrorisme algérien. Pendant une semaine, l’armée française, renforcée par des avions et des chars, se déchaîne sur les populations de la région et tue sans distinction. À la colère légitime des Algériens, la réponse du gouvernement français, dans lequel se trouve, mais oui, le PS et le PC, aux côtés de de Gaulle, ne s’est, en tout cas, pas fait attendre en mobilisant toutes les forces de police, de gendarmerie, de l’armée, en envoyant des renforts de CRS et de parchuttistes, et même en recrutant des miliciens, qui ne se gênent pas de fusiller des Algériens de tous âges et sans défense.
De Sétif, la répression sanglante s’est généralisée. Elle allait toucher tout le pays durant tout le mois de mai. L’Algérie s’embrasait sous les feux brûlants du printemps 1945. Le général Weiss, chef de la cinquième région aérienne, avait ordonné le 13 mai le bombardement de tous rassemblements des indigènes sur les routes et à proximité des villages.
Kateb Yacine, écrivain algérien, alors lycéen à Sétif, écrit : « C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme. »
« Je témoigne que la manifestation du 8 mai était pacifique. En organisant une manifestation qui se voulait pacifique, on a été pris par surprise. Les dirigeants n’avaient pas prévu de réactions. Cela s’est terminé par des dizaines de milliers de victimes. À Guelma, ma mère a perdu la mémoire...
On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues. La répression était aveugle ; c’était un grand massacre. »
Dans les localités environnantes à Sétif, Ras El Ma, Beni Azziz, El Eulma, des douars entiers furent décimés, des villages incendiés, des dechras et des familles furent brûlées vives. On raconte le martyre de la famille Kacem. Korrichi, son fils Mohamed et son frère Nouari furent torturés et tués à bout portant...
Les légionnaires prenaient les nourrissons par les pieds, les faisaient tournoyer et les jetaient contre les parois de pierre où leurs chairs s’éparpillaient sur les rochers...
L’armée française avait planifié l’extermination de milliers d’Algériens. Pour mettre à exécution leur dessein les soldats français avaient procédé au regroupement de toutes les populations avoisinant les côtes-est de Béjaïa à Bordj Mira en passant par Darguina, Souk El-Tenine et Aokas. Toutes les populations de ces régions étaient forcées de se regrouper sur les plages de Melbou. L’occupant n’avait en tête que la liquidation physique de tout ce beau monde. Des soldats armés faisaient le porte-à-porte à travers la ville de Sétif et certaines régions environnantes, et obligeaient hommes, femmes et enfants à sortir pour monter dans des camions.
Dès lors, des camions de type GMC continuaient à charger toute personne qui se trouvait sur leur passage. Le convoi prenait la direction de Kherrata. Les habitants de cette autre ville historique n’allaient pas échapper à l’embarquement qui les menait avec leurs autres concitoyens de Sétif, vers le camion de la mort. Les milliers d’Algériens furent déchargés depuis les bennes des camions au fond des gorges de Kherrata. L’horreur n’était pas terminée pour ces pauvres « bougnouls » comme aimaient les surnommer les colons français. Des hélicoptères dénommés « Bananes » survolaient les lieux du massacre pour achever les blessés. Une véritable boucherie humaine allait permettre, plus tard, aux oiseaux charognards d’investir les lieux.
Avec la venue de l’été, la chaleur monte... et l’odeur de la mort. Vers Guelma, faute de les avoir tous enterrés assez profond ou brûlés, trop de cadavres ont été jetés dans un fossé, à peine recouverts d’une pelletée de terre. Les débris humains sont transportés par camion. Le transport est effectué avec l’aide de la gendarmerie de Guelma pendant la nuit. C’est ainsi que les restes des 500 musulmans ont été amenés au lieu dit « fontaine chaude » et brûlés dans un four à chaux avec des branches d’oliviers.
Alors que l’on sait que ce sont en tout 102 Européens ou militaires qui ont été tués, et 110 blessés, à ce moment-là, en riposte aux tueries des autorités françaises, malgré un minutieux travail de recherches, il est aujourd’hui absolument impossible de savoir le nombre exact d’assassinats perpétrés par la France parmi les Algériens. Tout a été fait pour que cet énorme massacre soit le plus possible dissimulé à l’opinion publique. On peut estimer cependant qu’il y a eu à ce moment-là plusieurs dizaines de milliers de blessés algériens, pas loin de cent mille. Selon l’armée américaine cet énorme massacre de la France de de Gaulle, par l’armée française, la police et les miliciens, aurait fait 45.000 morts. C’est le chiffre, qui peut sembler peut-être vraisemblable, retenu officiellement désormais par les Algériens.
Dans la matinée du fatidique 8 mai, en guise de riposte à cette manifestation pacifique, la police ouvrit le feu... Plusieurs d’entre acteurs et témoins encore en vie sont ainsi soumis à la souffrance du souvenir et le devoir de dire ce qu’ils ont vécu, vu, entendu dire et se dire. Ils craignent pour la postérité, l’amnésie.
Parler à Sétif du 8 mai 1945 rend obligatoire la citation de noms-phares : Abdelkader Yalla, Lakhdar Taârabit, Laouamen dit Baâyou, Bouguessa Askouri, Gharzouli, Rabah Harbouche, Saâd Saâdna, Miloud Begag, Saâdi Bouras, Benattia, le Dr Hanous, le Dr Saâdane, Bachir Ibrahimi, et beaucoup d’autres que seul un travail sérieux institutionnel pourrait les lister et en faire un fronton mémorial.
Le 8 mai 1945, un des plus atroces massacres coloniaux est perpétré par cette France fraîchement libérée. Et, à Sétif en Algérie, où est organisée une manifestation pacifique indépendantiste par les militants du PPA (Parti Populaire Algérien), le gouvernement français envoie l’armée, sous le commandement du général Duval. Dans une répression violente contre la population civile, des navires de guerre tirent et l’aviation bombarde la population de Sétif. 10.000 soldats sont engagés dans une véritable opération militaire. Ils sont issus de la Légion étrangère, des tabors marocains, des tirailleurs sénégalais et algériens. En outre, des milices se forment sous l’œil bienveillant des autorités, et se livrent à une véritable chasse aux émeutiers. Le général Duval déclare que « Les troupes ont pu tuer 500 à 600 indigènes. » Le nombre de victimes est aujourd’hui estimé à au moins 30.000 morts.
Le drame est passé inaperçu dans l’opinion métropolitaine. Le quotidien communiste L’Humanité assure alors que les émeutiers étaient des sympathisants nazis ! Il faudra attendre le 27 février 2005 pour que, lors d’une visite à Sétif, M. Hubert Colin de Verdière, Ambassadeur de France à Alger, qualifie les « massacres du 8 mai 1945 de tragédie inexcusable. » Cet évènement constitue la première reconnaissance officielle de sa responsabilité par la République française.
Pourtant, en ce jour de commémoration de la liberté, de la fin du joug nazi, pas un mot ne sera dit sur ce massacre de la France coloniale. Rappellons qu’il en est d’autres (Madagascar 1947, Paris le 17 octobre 1961, Alger le 26 mars 1962...). Cette France qui fait teinter ses médailles aujourd’hui, à coup de célébrations idéologiques, continue de pratiquer le déni historique sur ses propres crimes.
Aujourd’hui seront rapellés la barbarie nazie et les crimes de Vichy.
Aujourd’hui seront oubliés les crimes coloniaux, ou encore le fait que les derniers camps de concentration en France pour Tziganes n’ont fermé qu’en 1946, que Papon n’a jamais été inquiété pour les crimes qu’il a commis en tant que préfet de la Ve République, la nôtre.Les crimes commis par la France sont structurels. Non Nicolas, cette France-là nous ne l’aimons pas.
D i s s i d e n c e . f r
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