Jaune. Vert. Rouge ?

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16 mars 2019, acte 18 des gilets jaunes. La plus belle avenue du monde est ravagée. Encore. En pire. Au point que Macron doive écourter ses vacances au ski (le crime de lèse majesté s’ajoute à « l’attaque insupportable contres la République » ).

La somme de toutes les peurs

Tous les experts comme les responsables gouvernementaux doivent le concéder : la police n’a pas été à la hauteur. Par excès de prudence peut-être : surtout ne pas faire de victime pour ce qui s’annonçait comme le baroud d’honneur des gilets jaunes... Et puis parce que le mouvement était trop fort. Quand 10 000 parmi les plus déters trouvent à s’agréger, la machine émeutière est quasiment impossible à enrayer, les gens sont trop fous, les devantures pour ultra riches trop insupportables : c’est un simple problème de densité, il y a trop de monde dehors et les vitrines de banques et de bijouteries éclatent (alors que d’habitude la présence de cette richesse ostentatoire suffit à faire fuir les miséreux qui n’ont précisément rien à faire là).

Même la mairesse de cet arrondissement de rupins doit le concéder, au bord de la suffocation, la foule en jaune a voulu s’en prendre aux riches, au capitalisme. Et des gilets jaunes philosophent à quelques mètres d’un immeuble bourgeois incendié : s’il s’est passé quelque choses ce samedi c’est bien parce que la peur, la « peur physique », change de camp, « il faut effrayer les riches pour faire céder leurs représentants ». D’habitude la peur c’est pour les autres, la peur utile aux bonnes machines de gouvernement : peur du gendarme, du contrôle qui dégénère, du petit chef, peur de se faire virer, pincement au cœur ou à l’estomac quand les fins de mois approchent, peur de l’inconnu, de ce qui pourrait se passer si les choses ne continuaient pas suivant leur triste cours…

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Cette rupture dans la répartition des peurs va évidemment déterminer une certaine hystérie médiatique dans les heures et les jours suivants : « mille cinq cent blacks blocs et huit mille cinq cent gilets jaunes assoiffés de violence et de meurtre »... « les gilets jaunes complices »... « une émeute de casseurs ce n’est pas une manifestation démocratique » (variante sur le thème la révolution n’est pas un dîner de gala au Fouquets ?). « Il va falloir assumer, même si un black bloc qui met le feu au Fouquet’s s’en prend une et finit tétraplégique », annonce un proche du gouvernement. Le même jour un éditorialiste du service public d’information énonce tranquillement qu’il faut « revenir sur la doctrine du maintien de l’ordre à la française, la doctrine du zéro mort héritée de l’affaire Malik Oussékine ». Combien de morts lui sembleraient raisonnables ? Combien de mutilés ? Faut-il lorgner du côté des doctrines égyptiennes ou syriennes, de l’exemple poutinien ?

Les puissances médiatiques continuent donc à s’étrangler d’indignation devant les outrecuidance de la plèbe lumineuse (ou fluo). Rien de très nouveau. Pour le mouvement des gilets jaunes, la question qui agite tout le monde de manière plus décisive semble concerner les raccords possibles entre cette démonstration de force dans les rues de la capitale et les autres options stratégiques comme les occupations de ronds points ou les blocages d’infrastructures économiques, bref toutes toutes ces petites initiatives qui permettent de peser effectivement sur nos propres vies et pas seulement de se rappeler au bon souvenir des autres (les riches, les dominants, les élites méprisantes, les illuminati, etc.). Et puis, ce n’est pas l’essentiel, mais il y a quand même cette inquiétude lancinante : qu’est ce que la réaction nous promet ? [1]

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Quand la nécessaire émeute contre les ravages capitalistes dégénère en calme marche pour le climat

C’est rare qu’un gouvernement avoue qu’il n’a pas été à la hauteur. Là ça fait deux fois. La première fois en décembre, ils ont plaidé la faute politique, « on avait pas pris la mesure de la détresse populaire » (pour répondre en distribuant quelques M&M’s et en pondant une loi anti-casseur, c’est-à-dire surtout d’un point de vue sécuritaire). Là les manquements auraient été opérationnels… Pas sûr que quelques unités dressées pour aller au contact et marquer les émeutiers, ou des interdictions de manifester assez théoriques modifient fondamentalement la donne. On poursuit plutôt sur la lancée des 13 000 tirs de LBD : faire le dos rond mais blesser et condamner un maximum de monde pour qu’au bout du compte la peur... re-change de camp.

En ce début de printemps la nouveauté serait plutôt à aller chercher du côté du traitement politique de la crise : l’infiltration par toute sorte d’ennemis intérieurs (ultragauche, ultradroite...) on a déjà fait le coup, les tendances conspi et l’antisémitisme atavique du mouvement on en a déjà parlé, partons cette fois sur le terrain de la comparaison. Que les gilets jaunes (la foule émeutière idiote et bestiale) souffrent de la comparaison avec les participants éclairés au grand débat (plus de deux millions de contributions pour justifier encore et toujours une relance des réformes) et surtout avec les citoyens responsables et tous ces jeunes innocents qui ont défilé lors des grèves et des marches pour le climat… Et les journalistes ne tarissent pas d’éloge sur ces « manifestants déterminés mais pacifiques » : des gens qui de par leur culture, leur éducation, leurs bonnes manières leur ressemblent sans doute bien plus que les populeux version yellow trash.

https://www.youtube.com/watch?v=CTNhqzlpWOk

Là c’est le vrai piège : un vis-à-vis sidérant qui doit diffuser le bien fondé d’alternative aberrante du type : « il faut choisir entre la transition écologique nécessaire et la justice sociale », avec évidemment les impératifs économiques en guise d’arbitre... alors que précisément chaque fois le capital est l’ennemi (comme grand ravageur planétaire, existentiel et social). Un tour de prestidigitateur, pour masquer la vraie bizarrerie de ce contraste entre les gentils verts et le vilains jaunes : si des déclassé-es de province sont prêts à ravager les Champs Élysées pour un peu de dignité et un aménagement viable des conditions de leur domination (coup de pouce au smic et un peu de RIC), que devraient être les gestes minimum des peuples à qui le capitalisme va rendre la vie impossible, ou dérober le monde ? Raser la capitale, en passant ? Et quelle pourrait être la portée, après les récentes tentatives de grèves des femmes contre la crise sociale et économique, d’une grève des enfants contre les ravages du vivants ? « Comptez plus sur nous pour maintenir les foyers à flot alors que la société craque de partout ». Auquel répond un « c’est pas à nous de continuer à faire tourner la machine qui nous envoie dans le mur ». En deux formules, on trouve résumée une indispensable grève humaine…

Alors ce truc des figures adolescentes à la pointe d’une contestation-des-peuples-contre-un-péril-généralisé, c’est une nouveauté, un truc sans précédent ? Pas si sûr...

Parabole : la croisade des enfants [2]

1212. Les rois et seigneurs très chrétiens viennent de prendre une branlée en terre sainte et curieusement ces difficultés « extérieures » commencent à agiter les bas peuples au cœur de l’Europe. Plusieurs prédicateurs commencent à propager un argument assez révolutionnaire : les rois et les princes n’arrivent pas à reprendre Jérusalem parce que le royaume des cieux ne leur appartient pas, il revient aux humbles, aux petits, « les enfants du christ ». Deux croisades, ou plus précisément deux mouvements de désertion massifs, de plusieurs milliers de bergers, de paysans sans terre et de travailleurs pauvres vont alors s’agréger simultanément en Allemagne (à l’époque le saint empire romain germanique) et en France. Dans les deux cas, les rassemblement s’opèrent à partir des visions charismatiques de jeunes adolescents de quatorze ou seize piges, qui à la fois flétrissent l’orgueil des puissants et éclairent l’avenir de visions miraculeuses : les eaux de la méditerranée se fendant pour laisser passer l’armée des pauvres vers Jérusalem…

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Les autorités ecclésiastiques sont d’emblée assez hostile à ces mouvements millénaristes qui au moins implicitement remettent en cause l’ordre du monde créé par Dieu et sanctifié par le Christ et son église. Mais plutôt que de s’opposer frontalement aux enfants du Christ en exode, ils encouragent leurs visées lointaines : tant que ces pauvres heres n’ont pas l’idée saugrenue de réaliser la Jérusalem céleste ici bas, de faire en sorte ici et maintenant que les premiers soient les derniers, tout va bien… Marchez donc vers la terre promise. Les fidèles sont encouragés à faire des dons pour pourvoir aux besoins de leur expédition et en même temps on veille bien à interdire aux « enfants du Christ » de pénétrer dans les bourgs et villages qui jalonnent leur itinéraire, par crainte des contagions de toute sorte.

Et ça va mal finir. La croisade française s’est dissoute après que son jeune champion ait été reçu par des grands du royaume et le roi en personne ; tout ce beau monde a promis que les seigneurs continueraient à assurer leur part du boulot, « circulez y a rien à voir et laissez faire les autorités compétentes ». Une petite minorité aurait quand même tracé sa route jusqu’à Marseille pour y vivre les mêmes déconvenues que leurs collègues allemands. Parce que pour la croisade initiée aux environs de Cologne, ça a été vraiment la loose. Partis à plus de vingt mille, un tiers seulement parvient vivant de l’autre côté des Alpes jusqu’aux ports italiens. Là, bizarrement, la mer ne se fend pas en deux et le gros de la troupe finit dans les bordels de la côte ou comme main d’œuvre corvéable à merci dans l’arrière pays. Le petit millier qui reste fidèle à leur jeune leader charismatique parvient à s’embarquer à Gênes… avant d’être vendus comme esclaves aux sarrasins. Pas glop.

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Pour mémoire la puissance d’une parabole (et on parle d’une certaine façon de faire sens à partir d’un récit, et pas d’une vulgaire antenne) tient au fait qu’on n’a pas à l’expliquer. Mais bon comme toute la jeunesse en grève pour le climat n’est pas forcément familière des études bibliques, on va faire ici une petite entorse à la règle.

2019. Les gouvernements et les grande entreprises semblent mener le climat au chaos et le monde à sa fin. Plusieurs jeunes figures, des adolescentes et adolescents bien sous tout rapport émergent pour appeler à agir contre cette Injustice. Les princes et les élites médiatiques les reçoivent consciencieusement, louent leur détermination et leur profondeur de vue. Tous ces jeunes peuvent bien, du reste, sécher les vendredi tant qu’ils ne grippent pas ici et maintenant la machine. Le truc c’est la terre promise, le Futur, la transition écologique et énergétique. Pour éviter la contagion on les fait défiler dans le calme sur des parcours encadrés et déclarés. Alors, certes, ils partent à nombreux, mais combien, entortillés par les discours lénifiant sur l’écologie comme grande cause du XXI ème siècle, finiront comme main d’œuvre docile chez les pires profiteurs du chômage de masse comme Uber ou MacDo, ou embarqués de force sur les galères du capitalisme vert ?

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Trois siècles après les deux croisades des enfants, la guerre des paysans était déclenchée en Allemagne pour un brutal accès de lucidité : il ne faut pas prendre Jérusalem à qui que ce soit mais la construire dès aujourd’hui, sous l’étendard divin de la formule communiste « tout est à tout-es », version bas gothique du « monde ou rien ». Pas question de se laisser endormir et de laisser nos mondes se faire saccager par de mauvaises manières de vivre. Et pas la peine d’attendre trois cent ans pour se réveiller. Verts de rage.

Hulk vaincra

Notes

[1Dans l’émission « l’Info du vrai » sur Canal+, le très réac Yves Calvi et un journaliste évoquent la possibilité de parquer les gilets jaunes qui braveraient les interdictions de manifester dans des stades façon Chili années 70.

[2On propose à la suite une petite parabole avec quelques événements historiques lointains et pour tout dire assez incertains d’un point de vue historiographique. Mais c’est le mythe qui nous semble assez significatif, un mythe qui prend appui sur des bribes d’histoire et quelques reprises romancées (comme celle de Marcel Scwob).

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